Confinements drastiques, surveillance hi-tech, répression violente : soucieuses de s'adapter au nouvel «ordre mondial», les autorités australiennes ont pris des mesures restrictives uniques au monde. Sans émouvoir les chancelleries occidentales.
«Nous sommes une démocratie libérale fière. Nous croyons en un ordre mondial qui se bat pour la liberté» : lors de son adresse par visioconférence devant l’Assemblée générale de l’ONU le 25 septembre, le Premier ministre australien Scott Morrison s’est lancé dans un vibrant plaidoyer sur la façon dont son pays respecterait «les droits et les libertés des individus», et supporterait «la dignité et la liberté d’expression de tout le monde». Un discours somme toute sans surprise de la part d’un dirigeant d’une démocratie occidentale, mais qui dans les circonstances actuelles revêt une dimension singulière, tant il vient se heurter avec violence au mur de la réalité.
Depuis le début de la crise sanitaire, l’Australie qui visait une stratégie «zéro Covid» n’a en effet eu de cesse de mettre en place des mesures restrictives draconiennes, parmi les plus sévères – si ce n’est les plus sévères – au monde. Sa politique de confinement, décidée au niveau des Etats, est à ce titre unique : la capitale Canberra ou encore la ville d’Alice Springs ont ainsi été confinées après la découverte... d’un seul cas positif. Melbourne, la deuxième ville la plus peuplée du pays, est en passe de devenir la ville la plus confinée au monde depuis le début de l’épidémie. Lorsque les restrictions seront levées, le 26 octobre prochain si la date n’est pas prolongée d’ici là, les habitants de Melbourne auront passé près de neuf mois enfermés chez eux.
S'il est dans la nature humaine d'engager la conversation avec les autres, d'être amical, ce n'est malheureusement pas le moment de le faire
Des mesures drastiques appliquées dans une ambiance oppressante, régulièrement alimentée par les autorités. A Sydney par exemple, l’armée a été déployée fin juillet pour faire respecter un confinement de plus en plus critiqué par la population. L’objectif, selon le ministre de la Police de l'Etat David Elliott, est de mettre au pas une petite minorité d'habitants qui pensent que «les règles ne s'appliquent pas à eux». Une manière de justifier des scènes qui pourraient par ailleurs sembler surréalistes, comme l’arrestation en grande pompe fin août de «l’ennemi sanitaire numéro 1», un individu à qui il était reproché d’avoir refusé de s’isoler après un test positif.
Dans cette recherche de sécurité sanitaire absolue, les autorités ont été jusqu'à initier des recommandations ubuesques, notamment éviter au possible les conversations. «S'il est dans la nature humaine d'engager la conversation avec les autres, d'être amical, ce n'est malheureusement pas le moment de le faire. Donc, même si vous rencontrez votre voisin dans le centre commercial, n'engagez pas la conversation. C'est le moment de minimiser vos interactions avec les autres», expliquait ainsi fin juillet la responsable de la Santé de l'Etat de Nouvelle-Galles du Sud, Kerry Chan. Le Premier ministre de l'Etat de Victoria annonçait de son côté le 16 août l'interdiction de retirer son masque pour boire un verre dehors : «Il n'y aura pas de retrait de masque pour consommer de l'alcool en plein air, vous ne pourrez plus retirer votre masque pour boire un cocktail dans un jardin public ou sur le chemin de la tournée des pubs.»
Camps de quarantaine, application de reconnaissance faciale
Au-delà de ces mesures uniques au sein des démocraties occidentales, l'Australie se démarque également par les restrictions mises en place sur les déplacements de ses ressortissants à l’international ou à l’intérieur du pays. D’une part, Canberra a tout simplement interdit à ses citoyens de quitter le territoire, à de rares exceptions près. D'autre part, les Australiens qui rentrent au pays en provenance de l’étranger ou qui voyagent entre différents Etats australiens classifiés en «zone rouge», doivent se soumettre à une quarantaine de 14 jours. Si elle s'effectue normalement à l'hôtel, la ville de Darwin a été la première à mettre un camp à disposition que les Australiens de la région peuvent privilégier à cet effet, moyennant 2 500 dollars.
Les policiers sont venus voir cette femme en face. Parce qu'il se passait environ cinq secondes entre les gorgées du thé qu'elle buvait, et qu'elle enlevait son masque
A en lire les premiers témoignages parus dans la presse mainstream australienne, l'idée de se voir enfermer dans un camp plutôt que dans une chambre d'hôtel aurait été bien acceptée. «Vous pouvez sortir pour marcher 20 minutes par jour. Il faut juste garder le masque et une distance de 1,5 mètre avec les gens autour de vous», se réjouissait ainsi une jeune femme, visiblement peu troublée par le fait de disposer d'un temps de promenade plus court que dans la plupart des établissements pénitentiaires.
Mais sur les réseaux sociaux, tous les témoignages ne sont pas aussi laudatifs. «Les policiers sont venus voir cette femme en face. Parce qu'il se passait environ cinq secondes entre les gorgées du thé qu'elle buvait, et qu'elle enlevait son masque. [...] C'est assez intense», racontait pour sa part un jeune homme en se filmant à l'intérieur d'un camp.
Quoi qu'il en soit, l'idée a depuis fait des émules et, signe que le gouvernement n'entend pas renoncer à cette option dans un avenir proche, des camps similaires sont actuellement en construction dans différents endroits du pays, comme à Toowoomba, ou encore près de Melbourne. «La quarantaine en hôtel a fait du bon travail mais le risque n'est pas faible, ce n'est pas un environnement à zéro risque. Il ne l'a jamais été et ne le sera jamais. Des arguments très forts ont été avancés en faveur d'une alternative semblable à celle de Howard spring [à Darwin] – une installation de quarantaine spécialement conçue pour les personnes les plus à risque», déclarait à ce propos en juin James Merlino, vice-Premier ministre de l'Etat de Victoria.
Dans l'Etat d'Australie-Méridionale, un autre projet a été mis en place pour le respect de la quarantaine, avec pour vocation de s'étendre au reste du pays s'il est considéré comme un succès. Les voyageurs peuvent effectuer leur quarantaine à domicile à condition toutefois de télécharger une application qui combine reconnaissance faciale et géolocalisation. Les autorités leur envoient des SMS à des heures – et des fréquences – aléatoires, à la suite desquels ils ont 15 minutes pour prendre une photo de leur visage à l'endroit où ils sont censés passer leur quarantaine. S'ils ne le font pas, la police est notifiée et vient procéder à un contrôle. «Nous utilisons [l'application] juste pour vérifier que les gens sont là où ils ont dit qu'ils allaient être pendant la quarantaine à domicile», assurait fin août le Premier ministre de l'Etat Steven Marshall, qui considère que les citoyens devraient être «fiers» de participer à ce projet pilote.
Répression de la contestation
Dans ce climat délétère, toute la population n'accepte pas de voir fondre les libertés individuelles comme neige au soleil. Timides au début de l'épidémie, les mouvements de contestation ont pris de l'ampleur depuis plusieurs semaines. Entre des gens prêts à défendre leurs libertés et le jusqu'au-boutisme du gouvernement dans sa politique de sécurité sanitaire, la situation est fatalement devenue explosive.
En dépit de l'interdiction des manifestations, de la menace d'amendes conséquentes (11 000 dollars australiens) pour les individus qui appellent aux rassemblements sur les réseaux sociaux, de l'arrestation d'une femme enceinte puis de la condamnation d'un homme à huit mois de prison pour cette même raison, les mobilisations se sont multipliées, donnant lieu de plus en plus fréquemment à des scènes d'affrontements.
C'est le cas à Melbourne, un des centres névralgiques de la contestation – que ce soit contre l'obligation vaccinale dans le secteur du bâtiment ou les confinements à répétition – où de nombreux heurts entre forces de l'ordre et protestataires ont éclaté. Avec à ces occasions des scènes pour le moins perturbantes qui ont été filmées et largement partagées sur les réseaux sociaux.
Le 20 septembre par exemple, un policier a violemment poussé une septuagénaire, dont la tête a heurté le bitume, avant de l'asperger de gaz au poivre lorsqu'elle s'est retrouvée au sol. Dans une réaction laconique, une porte-parole de la police a simplement fait savoir être au courant de l'incident. «La police s'attendait à une situation très volatile ce week-end et avait vivement conseillé aux gens de s'abstenir de participer aux protestations», a-t-elle déclaré par ailleurs, précisant que six policiers avaient été blessés lors de cette manifestation.
Quelques jours plus tard, le 23 septembre, un homme qui discutait calmement avec les forces de l'ordre s'est violemment fait projeter au sol par un policier venu dans son dos. «On peut entendre son visage heurter le sol. Il était inconscient, il y avait du sang et de l'urine partout», a assuré un témoin, qui a ajouté que cela n'avait pas empêché les policiers de le menotter. Là encore, la police de Victoria a déclaré être au courant de l'incident, qui fait «l'objet d'une enquête» et dont «les circonstances exactes restent à déterminer».
Au-delà d'un usage contestable de la force par les policiers en manifestations, c'est également le zèle des forces de l'ordre en marge des mobilisations qui interpelle. C'est ainsi que des adolescents ont été violemment appréhendés pour ne pas avoir porté le masque.
Il y a aussi le cas d'une dame d'un certain âge interpellée début septembre alors qu'elle était simplement assise sur un banc public, sans masque. «Pour quels motifs suis-je en état d'arrestation ? C'est illégal», peut-on l'entendre dire sur une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux.
La réaction de la porte-parole de la police de Victoria, qui s'est dit au courant de l'incident, avait une nouvelle fois été laconique : «Sans plus de détails sur cet incident, tels que l'heure, la date, le lieu et les détails des officiers de police impliqués, nous ne sommes pas en mesure de fournir d'autres commentaires.» «D'une manière générale, le fait de ne pas fournir votre nom et vos coordonnées à la police lorsqu'elle pense que vous avez commis ou êtes sur le point de commettre une infraction constitue une infraction», avait toutefois justifié la porte-parole.
Le troublant silence des chancelleries occidentales
Dès lors une question se pose : ces agissements répondent-ils à un impératif sanitaire, vont-ils réellement dans le sens de la protection de la santé des citoyens face à l'épidémie ?
Pour le député Craig Kelly, chef du Parti unifié d'Australie dont il est le seul représentant au Parlement, la réponse est clairement non : «La police de Victoria est hors de contrôle. Elle agit comme une milice, pas comme une force de police.»
Mais Craig Kelly est très esseulé dans sa critique du gouvernement sur la scène nationale. Le principal parti d'opposition, le Parti travailliste, est en effet aligné sur le Parti libéral de Scott Morrison dans la réprobation du mouvement de contestation des restrictions, régulièrement accusé d'être influencé par les théories dites «complotistes» ou de flirter avec les idées «d'extrême droite».
Interrogé par une journaliste du média américain CBS le 26 septembre, qui souhaitait savoir si le recul des libertés était une nécessité médicale, le Premier ministre Scott Morrison a par ailleurs estimé que la politique de son gouvernement avait permis de sauver des vies, et qu'elle était donc à ce titre justifiée. «Si nous avions le même taux de mortalité que les seules nations de l'OCDE, en moyenne, plus de 30 000 Australiens supplémentaires seraient décédés. Nous avons donc pris des mesures pour sauver des vies», a-t-il assuré, alors que l'Australie a un bilan officiel de 1 256 morts attribués au Covid-19 (dont 174 en dessous de 70 ans) depuis le début de l'épidémie. Il a, au passage, noté que l'Australie et les Etats-Unis étaient des «sociétés différentes», et que Canberra avait eu une approche «pragmatique».
Du côté des chancelleries occidentales, d’habitude si promptes à dénoncer le non-respect des valeurs qu’elle se plaisent à défendre aux quatre coins de la planète, les dénonciations de la méthode australienne ne sont guère plus nombreuses. On n'ose pourtant imaginer quelle aurait été leur réaction si ces événements se déroulaient ailleurs dans le monde, à tout hasard en Russie.
Le gouvernement australien et son appareil sécuritaire a ouvertement violé les droits les plus fondamentaux de ses citoyens
Aux Etats-Unis, seuls une poignée de républicains ont élevé la voix, demandant à «faire payer» au gouvernement Morrison ses «flagrantes violations des droits de l'Homme». «Ce qu'il s'est passé dans cet ancien avant-poste colonial n'est ni normal ni acceptable. En effet, le gouvernement australien et son appareil sécuritaire ont ouvertement violé les droits les plus fondamentaux de ses citoyens», a ainsi dénoncé le journaliste britannique Ben Kew dans le média conservateur floridien El American, une opinion notamment partagée par le groupe Republican for national renewal.
Le gouverneur de la Floride Ron DeSantis, qui s'oppose frontalement à certaines mesures restrictives de l'administration Biden au nom du principe de liberté, a lui aussi critiqué en des termes très forts la situation en Australie, qui n'est selon lui «pas un pays libre». «En fait, je me demande pourquoi nous aurions encore les mêmes relations diplomatiques quand ils font ça. L'Australie est-elle plus libre que la Chine communiste en ce moment ? Je n'en sais rien. Le fait même que ce soit une question vous indique que quelque chose a dramatiquement déraillé avec certaines de ces mesures», a-t-il récemment lancé.
Mais du côté du gouvernement fédéral de Washington, le silence est de mise envers la stratégie adoptée par Canberra, en plein renouveau de l'alliance australo-américaine dans la région indo-pacifique.
En France, en dépit de l'«humiliation» subie dans l'affaire des sous-marins, la problématique est sensiblement la même et Paris ne s'engage pas plus que Washington sur la remise en question de cette stratégie au nom de la défense de certaines valeurs, comme la liberté.
Au pays des lumières, quelques unes des mesures les plus restrictives mises en place par l'Australie semblent même trouver un écho certain auprès de la classe politique. Ainsi dans un rapport d'information publié en juillet dernier, trois sénateurs français livraient leurs pistes de réflexion sur les réponses à apporter en temps de crise : du bracelet électronique pour contrôler le respect de la quarantaine en passant par le contrôle de l'état de santé via des objets connectés, des fréquentations ou encore des transactions, l'éventail des mesures envisagées a de quoi faire rougir Canberra.
Si face à la polémique suscitée par le texte les auteurs du rapports se sont empressés de souligner qu'il ne s'agissait que d'un «travail de prospective» et non d'un projet de loi, il n'en demeure pas moins que l'existence même de ce texte montre sans l'ombre d'un doute que ces mesures sont parties intégrantes de la réflexion.
Des restrictions de liberté qui sont là pour durer ?
Constatant une récente diminution du nombre de cas de Covid-19, le gouvernement australien vient d'annoncer un assouplissement des restrictions. «Nous pouvons faire en sorte que les Australiens puissent aller de l'avant et ne soient pas freinés par les restrictions rigoureuses avec lesquels nous avons dû vivre. Elles ont une date limite de péremption», a ainsi tenté de rassurer le Premier ministre Scott Morrison, le 26 septembre. Il a expliqué que le gouvernement souhaitait «offrir» aux Australiens le retour à leur vie normale à Noël, si le taux de vaccination atteigne les 80% d'ici là.
Il arrive un moment où vous devez juste passer à autre chose et l'accepter
Mais pour le dirigeant libéral, un retour à la vie normale ne signifie pas pour autant un retour à la vie d'avant. Même si les confinements sont levés, certaines restrictions «de bon sens» resteront selon lui en vigueur, comme le port du masque ou le pass sanitaire au motif que les Australiens doivent apprendre à «vivre avec le virus» : «Vous savez, il arrive un moment où vous devez juste passer à autre chose et l'accepter.» Double discours ?
Jouant sur le même registre de l'ambiguïté, le Premier ministre de l'Etat de Nouvelle-Galles du Sud Gladys Berejiklian a présenté le 27 septembre son «plan pour la liberté», avec la levée à la mi-octobre d'un confinement qui dure depuis plus de trois mois. Pubs, restaurants et magasins pourront alors rouvrir... mais uniquement aux clients vaccinés. Les autres, à l'en croire, devront patienter jusqu'à décembre et un taux de vaccination de 90% : «Si vous voulez pouvoir faire un repas avec des amis et accueillir des personnes dans votre maison, vous devez vous faire vacciner.» Gladys Berejiklian ne s'en est d'ailleurs pas cachée, «la vie des personnes non vaccinées sera indéfiniment très difficile».
Comme demandé au niveau fédéral, les autorités de l'Etat n'entendent pas avec ces réouvertures laisser de côté les outils numériques de surveillance. «Nous examinerons à quoi ressemble le traçage des cas contacts dans le nouvel ordre mondial», confiait à ce propos début septembre la médecin en chef de la Nouvelle Galles du Sud, reprenant cette expression très connotée déjà utilisée par le ministre de la Santé de cet Etat au début de l'épidémie, lorsqu'il avait expliqué qu'il était nécessaire de «s'adapter au nouvel ordre mondial».
La liberté oui... mais sous surveillance et à condition de porter un masque, de disposer d'un pass sanitaire et d'être vacciné contre le Covid-19. L'exemple australien serait-il le témoignage criant de l'effondrement d'un des piliers fondateurs des démocraties occidentales ?
Frédéric Aigouy
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