Méfions-nous des sondages !

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Les sondages construisent plus l'opinion publique qu'ils ne la révèlent

Un sondage Léger sur les intentions de vote vient d’être publié. Je ne souhaite pas commenter ici ses chiffres, mais proposer une certaine remise en question du procédé en lui-même. Précisons que nous ne parlons pas ici des sondages portant sur des données factuelles (ex : quel est votre salaire annuel ? Quel âge avez-vous ?), mais à ceux qui ont pour fonction d’exposer les préférences d’une population donnée.


Contrairement à plusieurs sceptiques, je ne crois pas que le problème des sondages soit d’ordre méthodologique. Les instituts sont assez performants et leurs calculs sont loin d’être inadéquats. S’il arrive parfois que les résultats électoraux ne soient pas conformes à ce qui était anticipé, ces cas ne constituent pas du tout une règle générale. Je donne ici les élections comme exemple, car il s’agit d’une des rares situations où on peut valider réellement les résultats d’une enquête d’opinion.


On pourrait aussi spéculer longtemps sur l'« effet d'entraînement » des sondages, c'est-à-dire qu'ils incitent la population étudiée à moduler ses préférences en fonction des résultats de l'enquête. Je n'en parlerai pas, tellement cette dimension semble évidente.


Je synthétiserai ici les réflexions de feu Pierre Bourdieu, grand sociologue français mort en 2002, qui écrivait dans un célèbre article de 1972 que l’« opinion publique n’existe pas ». Or, cette prétendue « opinion publique » est précisément ce que les sondages prétendent capter et évaluer quantitativement. Une forme de position commune existe-t-elle vraiment, et peut être capturée et transformée en statistique ?


Un sondage d’opinion suppose que :



  • Tout le monde a nécessairement une opinion, et a assurément la capacité d’en avoir une.

  • Toutes les opinions se valent.

  • Le fait de poser certaines questions à tous suppose qu’il y a un consensus sur le fait que ce sont ces questions, plutôt que d’autres, qui doivent être posées.


Or,



  • On ignore les non-réponses. La « répartition des indécis » indique en soi que tous ne sont pas dotés d’une opinion. Ça signifie qu’il faut recadrer les résultats pour faire s’il n’y avait pas d’indécis, impliquant que ceux-ci finiront par se placer dans les différents blocs de gens dotés d’une des préférences offertes par le questionnaire.

  • Les sondages sont indifférents au niveau d’éducation, d’information et de motivation du répondant, qui se trouve fondu dans un verdict statistique. Le quantitatif ignore ici totalement le qualitatif. Chacun est alors forcé de se prononcer sans en avoir nécessairement la capacité, ou encore d’être exclu du bilan en optant pour la non-réponse.

  • Le choix des questions n’est pas neutre, et impose un certain nombre d’enjeux devant être considérés comme fondamentaux, car dignes d’être soumis au test de l’opinion publique. Il y a ici une fabrication des problématiques par les instituts de sondage. Le sondage peut être un outil de propagande des privilégiés pour imposer les thématiques qui leur sont chères.

  • Les formulations des questions, par leur libellé, peuvent inclure la réponse souhaitée. Imaginez un sondage sur la peine de mort. Croyez-vous que le résultat sera le même selon que le libellé soit « Des centaines d’enfants sont tués chaque année par des meurtriers, êtes-vous favorable à la peine de mort ? » ou « les organisations mondiales condamnent la peine de mort et la considèrent comme un viol de la dignité de la personne, y êtes-vous néanmoins favorable ? » ?

  • Le choix des questions est souvent le seul résultat des préoccupations de la classe politique ou médiatique. Un politicien avance une proposition, puis on questionne ensuite la population sur celle-ci. La population est alors contrainte à réagir aux priorités du politicien et non à avancer les siennes. Les sondages peuvent alors traduire davantage les intérêts des élites que ceux du peuple, puisqu’il s’agit du processus allant du haut vers le bas.

  • L’« opinion publique » est présentée comme la somme des opinions individuelles. C’est un procédé douteux. Aucun problème n’est interprété de la même manière par tout le monde. Chacun a ses propres intérêts.

  • Le conflit entre intérêts est camouflé en divergences d’opinions, comme s’il ne s’agissait que de préférences personnelles.

  • L’opinion d’un individu est aussi hautement conditionnée par les circonstances et est constamment en mouvement. Elle est le résultat d’un contexte social.

  • Les résultats des sondages servent à légitimer les discours des politiciens, leur permettant de construire un rapport force en prétendant s’appuyer sur la volonté populaire.


Personnellement, malgré ces remarques, je crois qu’il s’agit tout de même d’un outil utile, et peut-être même essentiel. Mais il est porteur d’effets pervers extrêmement importants.


Je dirais que la première erreur qu’on pourrait faire serait de ne pas faire de sondages, et que la seconde serait d'en accepter textuellement les apparentes conclusions...


Et vous, qu’en pensez-vous ? Le sondage sert-il à évaluer ou à construire l’opinion publique ?


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Simon-Pierre Savard-Tremblay179 articles

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Simon-Pierre Savard-Tremblay est sociologue de formation et enseigne dans cette discipline à l'Université Laval. Blogueur au Journal de Montréal et chroniqueur au journal La Vie agricole, à Radio VM et à CIBL, il est aussi président de Génération nationale, un organisme de réflexion sur l'État-nation. Il est l'auteur de Le souverainisme de province (Boréal, 2014) et de L'État succursale. La démission politique du Québec (VLB Éditeur, 2016).