Lucien Bouchard au Devoir - Un «devoir de mémoire» obligatoire

L’ancien premier ministre s’est senti interpellé de plein fouet par les révélations sur le rapatriement de la Constitution

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Abra cadabra...

Quand il a découvert les allégations du livre La bataille de Londres, Lucien Bouchard a vite compris qu’il ne pourrait «laisser passer» l’affaire silencieusement. Impossible de se taire: le dossier du rapatriement soulève encore chez lui une «indignation profonde». «Il y a une limite à être cantonné dans la réserve», dit-il. Ainsi, l’ancien premier ministre remonte-t-il au front constitutionnel, au nom d’un «devoir de mémoire» qu’il juge obligatoire… et bien mal porté au Québec.
«Je n’aurais pas été fier de moi si je n’avais rien dit», a indiqué M. Bouchard vendredi midi, lors d’une rencontre éditoriale de près de deux heures avec Le Devoir. C’est lui qui avait sollicité l’entretien jeudi, quelques heures avant d’accorder une entrevue télévisée à RDI. Deux apparitions en deux jours pour un dossier d’actualité qui n’est pas relié aux mandats qu’il remplit comme avocat et négociateur ? La chose est rare. Mais certainement pas improvisée.
«J’y ai pensé avant d’intervenir, parce que je n’interviens pas souvent, dit-il. Je me tiens en général assez loin des débats, pour toutes sortes de raisons.» Sauf que le débat provoqué par le livre de Frédéric Bastien a réveillé des blessures trop fortes pour le silence. Apprendre que l’ancien juge en chef de la Cour suprême, Bora Laskin, aurait informé les gouvernements canadien et britannique de certains détails des discussions de la Cour au sujet du rapatriement de la Constitution est tout sauf banal, estime Lucien Bouchard. «Nous devrions tous nous sentir interpellés.»
Que certains - tel François Legault - minimisent la portée de l’affaire en dit long sur «l’oubli, sur la façon dont on escamote des choses qui se sont passées récemment et qui sont d’une importance cruciale. Parce que ce n’est pas arrivé hier, ce n’est plus important ? Ça devient minuscule face à des préoccupations immédiates et matérielles ?», demande M. Bouchard.
Une «vieille chicane», le dossier du rapatriement ? Lucien Bouchard reconnaît que l’expression «lève», mais s’en désole. «Ça montre le niveau d’attention politique qui est le nôtre présentement. Si ça, ce n’est pas important, bien, il n’y a plus rien d’important !» Plus tard dans l’entretien, il se demandera «comment ça se fait que les gens ne voient pas qu’il se passe quelque chose de gros ? On n’a jamais vu ça [une enquête interne de la Cour suprême]!»
Avec une fougue que ses 74 ans n’ont pas altérée, l’ancien chef du Bloc québécois et du Parti québécois martèle qu’il est essentiel que la lumière soit faite sur les allégations du livre de Frédéric Bastien. Comme il l’avait fait jeudi soir, il demande aux partis de l’Assemblée nationale de travailler de concert pour forcer Ottawa à dévoiler tous les documents manquant au dossier (l’historien Bastien a obtenu du gouvernement fédéral des copies caviardées de ce qu’il demandait, alors que le gouvernement britannique a pleinement collaboré). Ce serait là un «geste de rassemblement» important de la part des élus québécois, croit Lucien Bouchard.
Il présente sa démarche comme étant «personnelle» et «non partisane», un «appel à la responsabilité collective que nous avons vis-à-vis de nos institutions». Il se défend dans la foulée d’offrir un coup de main au Parti québécois, qui demande au fédéral d’ouvrir ses archives. «Honnêtement, ce n’est pas ce que je cherche à faire. J’ai de bonnes relations avec le Parti québécois, mais ce ne sont pas les meilleures qui soient. Je ne fais pas ça pour aider qui que ce soit.»

«C’est énorme»
Sur le fond, Lucien Bouchard ne s’attend pas à ce que la vérité, une fois complètement déballée, change grand-chose à la situation actuelle. Le renvoi de la Cour suprême ne sera pas invalidé, dit-il. On pourrait certes trouver «quelques raisons de plus pour ne pas signer la Constitution», ou encore la preuve que la Cour suprême a bien agi. Mais l’importance est ailleurs : dans le «devoir de mémoire», dans le «respect de l’Histoire».
«Je pense que comme société, il faut avoir le souci de l’Histoire. On est une démocratie, on a des institutions, il faut quand même savoir ce qui s’est passé et savoir où on va», dira-t-il à quelques reprises.
«Dans le débat actuel, on parle du coeur même du déroulement d’un processus qui nous a conduits à une Constitution qui nous régit, et qui va nous régir pour longtemps, poursuit M. Bouchard. Elle a changé nos vies et celles de nos institutions, elle a tronqué les pouvoirs de notre Assemblée nationale, elle a conféré à des non-élus le pouvoir d’annuler les décisions des élus. C’est gros. C’est énorme.»
Mais en plus du contenu, les circonstances comptent, ajoute-t-il dans un même élan. «On n’a jamais accepté au Québec la manière dont ça s’est fait. Le Québec n’a jamais signé, et ça va prendre je ne sais pas quoi pour convaincre le gouvernement de signer [la Constitution] un jour. Elle nous a été imposée, la méthode était cavalière, brutale, impitoyable, même.»
Le jugement est sévère, mais il a aussi été porté par des fédéralistes, note M. Bouchard. Il cite ici quelques mots prononcés par Brian Mulroney dans son célèbre discours de Sept-Îles, durant la campagne électorale de 1984: «ostracisme constitutionnel», «traumatisme collectif», «blessure à guérir pour le Québec».
Dans ce contexte, savoir que des irrégularités ont peut-être été commises par le juge en chef au moment des événements ajoute une couche de sensibilité à un dossier qui n’en manque pas. «Ça actualise la question», dit Lucien Bouchard, qui a salué jeudi et vendredi la décision de la Cour suprême d’examiner la question. «Si c’est jugé sérieux par la Cour suprême, le plus haut tribunal du pays, tout le monde devrait trouver ça sérieux.» Autant les souverainistes que les fédéralistes, autant les Québécois que le reste du Canada.

Fatigue?
Mais ce n’est pas nécessairement le cas, et Lucien Bouchard en est conscient. Sans se sentir «seul dans le désert», il a bien remarqué le manque d’intérêt de plusieurs acteurs politiques et médiatiques cette semaine. Sans compter la population, qui, à l’image de ses propres fils, «ne se réveille quand même pas en sueurs chaque matin en pensant à 1982».
N’y voit-il pas une apathie semblable à celle qu’il avait dénoncée lors de l’adoption de la Loi sur la clarté (et lors de son départ de la politique active, en 2001) ? M. Bouchard réfléchit, et parle plutôt d’une «fatigue»… qu’il s’explique mal. «Je n’ai pas toutes les réponses. Il y a bien des choses que je ne comprends pas. Et c’est vrai que le monde a changé : quand on arrive à 74 ans, il faut bien admettre que le monde n’est plus comme il était il y a 25 ans.»
N’empêche : rien ne justifie à son sens que l’on minimise les questions soulevées par le livre de Frédéric Bastien, sous prétexte que ce sont de «vieilles affaires». Ce serait «couper le cordon ombilical» avec un pan fondamental de notre histoire collective, croit Lucien Bouchard. «Il n’y a pas une société au monde qui a de la culture et un sens de l’histoire et qui veuille s’en éloigner et l’ignorer.»


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