Libre opinion - Laïcité et valeurs : des positions inconciliables?

Solange Lefebvre

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Le terrain est miné

Le sort que connut le rapport Bouchard-Taylor sur les accommodements illustre à mon avis ce qui nous attend à l’automne, autour du projet de charte des « valeurs » ou d’une laïcité définie à la québécoise. Le jour même de la parution du rapport Bouchard-Taylor, rappelons-le, une Assemblée nationale unanime adoptait la motion décidant de maintenir sur le mur de la chambre de ses débats le fameux crucifix. C’était là une gifle pour les coprésidents. Selon moi, ce fait illustre une polarisation importante au Québec et ailleurs, qu’il importe de surmonter, entre les partisans du maintien d’éléments religieux dans les lieux de l’identité collective et ceux qui appuient les droits individuels à la liberté de religion. La question est la suivante : pourquoi ces positions s’excluent-elles si souvent l’une l’autre ?

Charles Taylor, Gérard Bouchard et d’autres experts de la diversité montent fréquemment aux barricades pour défendre les libertés individuelles, nous mettant en garde contre l’exclusion de personnes dont les convictions religieuses exigent de porter certains symboles ou de faire certaines pratiques (dans les limites toujours débattues du raisonnable). Ils ont certainement raison. Mais faut-il toujours le faire en disqualifiant les quelques pratiques et symboles auxquels est attachée une majorité de citoyens dans la sphère publique ? Le rapport Bouchard-Taylor, la Commission des droits de la personne et de nombreux experts des droits maintiennent cette logique des droits individuels, en rappelant sans cesse à la « majorité » qu’elle doit renoncer à ses propres éléments religieux dans la sphère publique, sauf s’ils sont strictement patrimoniaux (comme le serait la croix du mont Royal ou les nombreuses croix de chemin). C’est là créer une schizophrénie collective, car la majorité a l’impression de devoir défendre ses droits contre les minorités religieuses, alors que les unes ne s’opposent pas nécessairement aux autres. Par-delà la logique des droits se trouve une autre logique, civile, tissée d’un mélange de convictions, d’attachement culturel et de quête de sens, qui fait en sorte que des éléments religieux peuvent demeurer ou disparaître dans la sphère publique, par décision des communautés elles-mêmes.

Fanatisme

En plus de ces champions des droits individuels, des minorités et individus dont les pratiques religieuses sont mises en cause, des citoyens se sentant lésés dans leurs pratiques religieuses historiques publiques, se trouve une autre frange, celle se réclamant de la « vraie » laïcité, en tête de laquelle se trouve le Conseil du statut de la femme, du moins à travers son rapport vitriolique contre les religions, toutes les religions, de 2007. Ironiquement, même la France, patrie de la laïcité, ne va pas aussi loin. Certes, elle nous influence par ses projets de loi et chartes depuis 2004 (signes religieux à l’école, services publics). Sur la scène internationale, on considère ces législations françaises comme étant très restrictives. Ajoutons que la France maintient sans grande opposition des politiques très avantageuses pour les religions qui y sont historiquement implantées.

Depuis septembre 2001, une anxiété collective par rapport à la religion a des effets variables dans les contextes nationaux. Il serait dommage que le Québec se démarque en Amérique du Nord par des réactions excessives.

D’ailleurs, si l’on en croit les statistiques récentes, près de sept millions de citoyens au Québec se réclament d’une affiliation religieuse. Certes, on doit craindre et prévenir le fanatisme religieux, limiter le pouvoir religieux, mais la restriction est-elle le meilleur moyen de les combattre ? Comme le démontrent plusieurs exemples dans le monde, le fanatisme peut prendre aussi des visages nationaliste, marxiste et laïque, raciste, et ainsi de suite. Un gouvernement doit certes unir, comme le suggèrent des ministres du parti au pouvoir, mais il doit aussi arbitrer entre les positions extrêmes et veiller à ce que le débat reste raisonnable. On peut craindre que ce ne soit pas le cas cet automne, et les rumeurs sur la charte éventuelle me paraissent déjà très problématiques quant à leur impact sur le climat public. La tentation de rallier des électeurs autour de l’identité est sans doute trop grande, les pressions de certains intellectuels antireligieux trop fortes.
Solange Lefebvre - Titulaire de la Chaire religion, culture et société à l’Université de Montréal


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