Les économistes atterrés ... par le risque de division

Économistes atterrés

Emmanuel Lévy - Samedi 9 octobre se déroulait le premier colloque de l'Association des économistes critiques dont l'appel a déjà été signé par plus de 1000 économistes. Mais pas par Daniel Cohen et Thomas Piketty, qui prépareraient en douce une initiative concurrente.

Trois cent personnes se pressaient, aujourd’hui samedi 9 octobre, dans l’amphi Bussy de l’université Paris V. Malgré cette belle journée d’été, ils étaient venu écouter une quinzaine d’intervenants lors des trois tables rondes qu’organisait, pour son premier colloque, ce nouveau « collectif » des « économiste atterrés », qui commence à faire parler de lui.
Le propos était pourtant ardu, la critique du bras armé du turbo capitalisme : la finance et son langage aussi impénétrable que celui des médecins du gentilhomme de Molière. Mais avec leur texte où ils démolissent consciencieusement les 10 fausses évidences qui « inspirent des mesures injustes et inefficaces » et leurs 22 propositions, les quatre économistes à l’origine du manifeste ont réussi leur pari.
Ce manifeste éponyme, qui est aussi une pétition (1 140 signatures à ce jour), livre une analyse pointue et digeste, pour les non-initiés, des mécanismes qui furent à l’origine de la crise et qui demeurent aujourd’hui au cœur des doctrines des politiques économiques. C’est bien ce paradoxe qui atterre nos quatre économistes et avec eux nombre de leurs collègues qui les ont rejoints. Et l’initiative rencontre également un succès hors de nos frontières : le texte traduit en anglais, en portugais et en espagnole a reçu plusieurs signatures. 

Objectif clairement affiché du manifeste : donner sinon une nouvelle doctrine à la gauche, du moins quelques outils pour une politique économique en rupture avec les dogmes néolibéraux.
Le G20 donne encore la primauté aux marchés
Les économistes atterrés ... par le risque de division
Ce programme se retrouve au menu des quatre tables rondes qui ont occupé les participants toute la journée :
« Régulation financière : protéger ou désarmer les marchés ? », « Sortir du piège de la dette et de l’austérité en Europe », et enfin (il faut bien faire plaisir à la frange verte de la gauche) « Croissance, emploi, consommation, écologie, solidarités... : quelle économie pour quelles finalités ? »
Le plus intéressant des trois débat fut sans doute le premier. A la paillasse de l’amphi, André Orléan a tiré à boulets rouges sur les principes actuels qui fondent les politiques économiques de sortie de crise. « Ce sont les mêmes qu’avant la crise. Le G20 réfléchi dans le même cadre d’analyse et continue de privilégier la primauté des marchés. (…) Le système en place en 2007 à la veille de la crise était parfaitement en cohérence avec le modèle de concurrence idéal y compris au sein de la finance ».
Chantage des banques
Très à gauche, l’économiste Frédérique Lordon, adepte de la « Communalisation » (borborygme maison) et qui propose même de fermer la bourse, s’est lui attaché à montrer comment les banques avait réussi à peser de tout leur poids dans les négociations qui ont accouché de Bâle 3. Ces normes dites « prudentielles » imposent aux banques des ratios de solvabilité, quand on a vu que la crise est née d’une crise de liquidité. « Elles n’en ont pas moins menacé de réduire le crédit à l’économie, et donc la croissance de trois points en cinq ans, si les conditions qui leur étaient faites leur paraissaient trop drastiques (…) c’est la matérialisation d’un chantage. Peut-être le mot de trop», s’est énervé l’économiste fort applaudi. Il est vrai qu’il avait su capter l’attention du public, avec quelques bons mots. « Zurich fait honte à Bâle. La législation helvétique impose à ses propres banques un ratio de 20% », a-t-il poursuivi. Car il est vrai que les banques ont gagné leur bras de fer : le ratio de base de solvabilité a été fixé à 7%. Autrement dit, pour sept euros de fonds propres, les banques pourront prêter jusqu’à 100 euros (avant titrisation s’entend… ).
Régulation: le coup d'état permanent
Dans le rôle de l’économiste classique mais ami, Romain Rancière professeur à l’école d’économie de Paris (EEP), s’est attaché à démontrer la vacuité de la régulation. Son intervention était placée sous le signe de «la capture du régulateur» par les régulés, ou «le coup d’état silencieux». Pour contrer cette tendance naturelle, il propose trois axes : réglementer l’activité des lobbies (paradoxal !) qui sont trop puissants; durcir les règles de pantouflage, qui laissent, pour l’heure, la porte aux conflits d’intérêts (François Pérol, le patron de la BPCE et ancien conseiller de l’Elysée, en sait quelque chose); et enfin donner des moyens aux parlementaires, c’est à dire augmenter leur salaires ainsi que leur ressources tant pour avoir accès à des expertises propres à éclairer leurs choix que pour s’entourer de suffisamment collaborateurs aguerris. Romain Rancière, un des rares intervenant à n’avoir pas signé la pétition, et l’on va comprendre pourquoi…
Division de la gauche académique en vue
Car, ce n’est pas un hasard s’il revenait à Philippe Askénaszy, son collègue professeur d’économie à l’EEP, d’ouvrir le colloque. Parmi les quatre co-initiateurs atterrés, il est sans doute le plus emblématique en ce qu’il se classe ordinairement parmi les économistes dit sérieux de la gauche sociale démocratique de gouvernement. La présence du « fils académique » de Daniel Cohen, professeur à Ulm et un des principaux penseurs du programme économique du parti socialiste, a donc valeur de symbole : celui de la radicalisation des économistes d'obédience social-démocrate. « Les lignes sont en train de bouger, précise Thomas Coutrot, autre co-signataire et co-président d’Attac. Les quatre signataires viennent d’horizons intellectuels distincts ». En plus de ces deux-là, on retrouve André Orléan, chercheur au CNRS, professeur à Polytechnique et Henri Sterdinyak, de l’OFCE (Office français des conjoncture économique). Tous à gauche, ils comptent bien interpeller les politiques, et le PS en particulier.
Mais ils ne sont pas seuls sur le coup. L’absence de Daniel Cohen dans la liste des signataires, malgré une amicale mais néanmoins intense invite de Philippe Askenazy, s’explique par l’existence d’une autre initiative en préparation, sous l’égide justement de Daniel Cohen et de Thomas Piketty, tous deux professeurs à l’école d’économie de Paris. Bref une production made EEP. En fait une coproduction, puisque le texte qui devrait en ressortir portera le sigle de la fondation Jean Jaurès, le think-tank des strauss-khaniens. « C'est consternant », se désespère l'un des atterrés.
Avec un problème lourd de division futures : cette initiative en vue de la présidentielle, risque de reporter vers la gauche de la gauche le « manifeste des économistes atterrés ».
Une mode cette division via des manifestes… Aux Etats-Unis, seize importants économistes, y compris Alan Blinder et Joseph Stiglitz, ont signé, eux aussi un texte. Apeurés par la fin des effets des plans de relance, et de sa conséquence, une hausse quasi certaine du chômage qui atteint déjà 15 millions de travailleurs américains, ils y appellent à accroître les dépenses publiques. Trop mou pour certains, comme James Galbraith, Robert Skidelsky et Paul Davidson, qui n’ont pas apposé leur signature, pas contents que le texte fasse référence, en signe de conformité avec la doxa classique, à la nécessaire baisse future des déficits. Là bas, ce sont les plus à gauches qui créent la division…


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