En octobre dernier, sur la rive droite de la Vistule, le bruit des marteaux-piqueurs a retenti dans le parc de Praga, un des rares quartiers préservés de Varsovie. En quelques heures, le monument dit de « Reconnaissance aux soldats de l’armée soviétique » a été réduit en poussière. Mais que célébrait donc cette masse de béton construite en 1946 dans le plus pur style du réalisme socialiste ? Pour les naïfs et autres amnésiques, il rappelait simplement la libération de Varsovie. Pour le peuple polonais, il n’évoquait que la terreur communiste.
Car, au moment où l’Europe de l’Ouest célébrait sa libération, l’autre Europe, elle, entrait dans 40 ans de goulag. En ces temps où l’Europe n’a jamais été aussi divisée, ce genre de petits détails aide à comprendre la distance intellectuelle, historique et morale qui sépare aujourd’hui encore ces deux Europes. En flânant sur les bords de la Vistule, là exactement où, en 1944, avant de « libérer » la ville, les Soviétiques attendirent patiemment l’écrasement de l’insurrection de Varsovie (et ses 200 000 morts), c’est toute une sensibilité que l’on découvre. Une expérience différente de la modernité.
Il suffit de discuter quelques instants autour d’un café pour mesurer combien cette histoire est prégnante. Ici, c’est un sénateur, au français irréprochable, qui vous explique sa colère toujours vivace à l’égard de ces anciens communistes recyclés dans le libéralisme le plus décomplexé. Version locale de la « gauche caviar », dira-t-on. Ici, c’est un jeune prêtre qui déplore, depuis la chute du mur de Berlin, le peu de considération des élites européistes pour ce petit peuple regroupé autour de ses clochers dont la résistance n’a pourtant jamais failli.
Le même vous rappellera ironiquement qu’en mai dernier, à l’occasion du 200e anniversaire de Karl Marx, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, n’a rien trouvé de mieux que d’aller inaugurer dans sa ville natale de Trèves une statue de l’auteur du Manifeste du parti communiste offerte par la Chine. L’ancien maître luxembourgeois de l’évasion fiscale faisant l’éloge de Karl Marx. Cela ne s’invente pas !
Ce fossé entre l’Est et l’Ouest, personne ne l’avait mieux mesuré que Soljenitsyne, dont on célébrera le 100e anniversaire de naissance le 11 décembre prochain. Comme ces opiniâtres résistants polonais, l’auteur de L’archipel du goulag puisait sa détermination d’homme libre au plus profond de sa foi et de son identité culturelle. Ce sont elles qui lui ont donné le courage de résister au péril de sa vie. Elles seules l’ont préservé de ces idéologies qui firent de tant de représentants de la gauche occidentale les idiots utiles du communisme.
Ce n’est donc pas un hasard si ces pays refusent aujourd’hui d’adhérer naïvement au modèle multiculturel et libéral de la mondialisation tous azimuts. « Les pays d’Europe centrale sont attachés à l’enracinement et à l’idée de patrie, écrivait récemment la philosophe Chantal Delsol. C’est la culture qui les a sauvés à l’époque communiste. Ils n’acceptent pas que les origines chrétiennes de l’Europe aient été biffées. »
Une fois sorti du goulag, Soljenitsyne aurait dû se livrer à un éloge béat du libéralisme et d’une mondialisation qui n’en était encore qu’à ses balbutiements. Pourtant, une fois « passé à l’Ouest », lui aussi a cru y déceler les relents d’un même vide spirituel, d’une même négation des cultures nationales, d’une même modernité déshumanisante.
Car c’est bien la déshumanisation qui est au coeur de l’oeuvre de ce géant de la littérature. Et la première caractéristique de cette déshumanisation, c’est le mensonge. Le mensonge institutionnel, incessant et permanent. Dans Conversations au bord d’un lac, le romancier polonais Jaroslaw Rymkiewicz fait dire à une femme qui fait la queue devant une boucherie que, si les Allemands tuaient, « ils laissaient quand même vivre ».
Cette phrase terrible fait penser aux zeks du Premier cercle, à qui Soljenitsyne fait dire que, dans une société saturée par la propagande et l’idéologie, on n’est libre qu’en prison. Seul endroit où l’on n’a rien à perdre.
La démocratie a beau être le moins mauvais des régimes, elle ne nous autorise pas à regarder ces peuples de haut. Ni, surtout, à nous croire immunisés contre les idéologies et le mensonge. À entendre certains rêver d’une société enfin débarrassée de l’histoire, des sexes, des nations et de l’humanisme, on se dit parfois que le rêve d’un « homme nouveau » est loin d’être mort. Et que certaines idéologies à la mode n’ont rien à envier aux totalitarismes d’hier.