« Les coulisses des mosquées en Suisse ne sont pas reluisantes »

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L'immigration musulmane amène inévitablement l'islamisme


 

 



Entretien avec Saïda Keller-Messahli, auteur de La Suisse, plaque tournante de l’islamisme. Elle a également fondé en 2004 à Zurich le Forum pour un Islam progressiste.




Martin Pimentel. Vous proposez avec La Suisse, plaque tournante de l’islamisme, un petit essai fort érudit sur l’islamisation de la partie germanique de l’Europe. Pouvez-vous indiquer à nos lecteurs quel est votre parcours personnel?


Saïda Keller-Messahli. Je suis née en Tunisie dans une famille d’origine berbère au lendemain de l’indépendance du pays. Nous étions dix. Mon père était paysan chez un grand propriétaire terrien français. Lorsque j’ai eu 5 ou 6 ans il a perdu la vue et ne pouvait plus travailler. Grâce au colon français, nous les enfants étions scolarisés dans une des meilleures écoles primaires de l’époque: une école menée par un ordre de sœurs catholiques françaises. C’est à travers cette école et l’organisation « Terre des Hommes »  que j’ai été envoyée en Suisse à l’âge de 7 ans. En Suisse, j’ai passé 5 ans de mon enfance chez une famille suisse alémanique protestante. Ce contact précoce avec d’autres religions, d’autres cultures et d’autres langues m’a marquée pour toujours. L’autre ne m’a jamais été étranger. En revenant à Tunis plus tard, j’ai fait un lycée français, le Lycée Carnot. Après le bac j’ai dû gagner de l’argent pour pouvoir faire des études universitaires en Suisse où je voulais retourner. J’ai alors travaillé comme hôtesse de l’air de la Saudi Arabian Airlines. Cette expérience était aussi très importante. Ensuite je suis partie à Zurich où j’ai fait des études de Lettres et de cinéma. J’y ai rencontré mon futur mari, psychiatre et psychanalyste, enfant d’une famille protestante. Nous avons eu deux fils et la mort nous a séparés en 2006. J’ai travaillé dans plusieurs institutions culturelles, j’ai écrit, j’ai enseigné, j’ai participé à une mission internationale, je me suis engagée politiquement pour la Palestine d’abord et ensuite pour un Islam ouvert au temps moderne, humaniste.


En quoi l’islamisme que vous observez en Suisse diffère-t-il de celui observé en France ?


L’immigration des années 60 et 70 était constituée surtout d’Européens du sud, d’italiens, espagnols et portugais. La question religieuse ne se posait pas avec eux. En Suisse, nous avons d’autres dimensions géographiques que vous, vu que le pays est petit et décentralisé. En France, en revanche, l’immigration venait surtout des ex-colonies comme l’Algérie, la Tunisie, le Maroc, l’Afrique subsaharienne et autres. Avec la montée de l’islam politique, jadis combattu par les régimes arabes autoritaires mais laïcs, ce phénomène s’est bien installé et réorganisé en France et ailleurs. Savez-vous que la première réunion des Frères Musulmans en Europe a eu lieu à Lugano, en Suisse ? Un grand groupe d’immigrés en Suisse est celui des Turcs. Et depuis la guerre de Yougoslavie, les nouveaux arrivants proviennent surtout de cette région. Donc pour résumer, les migrations des pays arabes en Suisse sont très minoritaires comparées à la Turquie et aux Balkans, au contraire de la France.


Quelles sont les inquiétudes que vous avez en Suisse et plus globalement dans le monde germanophone vis-à-vis de l’Islam radical?


Ce qui est transparent inquiète rarement. Mais il y a toute une structure opaque de fondations, d’associations, d’entreprises et de trusts liée à un islam politique rétrograde et agissant habilement derrière les associations de mosquées, que ce soit dans le domaine de la finance islamique, dans le domaine de la nourriture halal, dans le domaine du tourisme halal, des assurances halal ou encore dans le domaine de la charité islamique. Ces structures ont un caractère transnational et elles génèrent d’énormes sommes d’argent. Dans ce sens les associations de mosquées et de centres culturels n’en sont que la façade.


En Suisse il y a environ 400000 musulmans, ce qui correspond à 5% de la population, en Autriche on parle d’environ 700000, un chiffre qui a surtout évolué ces dernières années et qui représente 8% de la population, et en Allemagne environ 4,7 millions, donc environ 6% de la population totale.


Il faut évidemment faire la différence entre la population musulmane dont la grande majorité – plus de 80%! – ne fréquente pas de mosquée et une minorité organisée en mosquées, associations et faîtières nationales de mosquées. Cet islam organisé est le plus souvent lié à des structures internationales telles la Ligue Islamique Mondiale des Saoudiens ou à d’autres structures dans les pays d’origine qui les financent. Vu de près il s’agit le plus souvent de mouvements sectaires qui prétendent parler au nom de toute la population musulmane, alors que ce n’est pas vrai.


Vous racontez dans votre livre avoir été opposée à l’interdiction des minarets en Suisse, proposée il y a quelques années à la votation. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?


 

C’était il y a dix ans, en 2009. En ce temps-là la plupart des mosquées suisses étaient construites dans des garages ou caves dans les zones industrielles, donc des lieux non seulement indignes pour le culte mais aussi semi-clandestins et non transparents. Je pensais qu’en permettant aux mosquées de construire un minaret on accentuerait la visibilité des mosquées, leur intégration sociale et donc aussi la transparence et le contrôle démocratique.


Vous parlez je crois « d’automortification » pour évoquer l’attitude de nombre de jeunes musulmans radicalisés ou de convertis. Qu’entendez-vous par là?


Littéralement le mot signifie « se faire mourir ». J’ai essayé de dire qu’en jetant un regard sur la biographie de jeunes gens musulmans ou convertis radicalisés on s’aperçoit qu’ils ont tous un point commun: ils n’ont pas su faire face à un moment d’échec dans leur vie. Ils semblent être incapables d’accepter l’idée que l’échec fait partie de la vie. De là on peut observer un mouvement qui leur est commun: la recherche de la violence ultime, de la mort, que ce soit tuer ou se faire tuer ou en termes sociaux, couper court avec la société dans laquelle ils ont grandi, mourir socialement en coupant tout lien, même avec les parents… C’est un acte d’une extrême violence symbolique – mais aussi envers soi-même.


Même si la « petite chronologie de l’histoire de l’islam » proposée en annexe du livre peut paraître aux yeux du lecteur comme peu encourageant quant à la possible inscription de la religion musulmane dans un cadre démocratique et pacifique dans l’Histoire, pensez-vous qu’une réforme de l’Islam sera possible dans les prochaines années ?


Je pense qu’un changement doit arriver parce que la violence au nom de l’Islam dont nous souffrons tous aujourd’hui a atteint un point de non-retour. J’observe aussi qu’il y a de plus en plus d’athées ou de convertis au christianisme dans des pays régis par la charia comme le Pakistan, le Soudan, l’Iran ou l’Afghanistan. Dans ces pays où la majorité de la population est très jeune, les choses changeront progressivement. En Iran par exemple les femmes qui ne portent pas le voile risquent vingt ans de prison. Et pourtant elles l’enlèvent et marchent ainsi dans les rues de Teheran, chaque mercredi.


J’ai beaucoup de sympathie pour l’écrivain algérien Boualem Sansal car il est fidèle à soi, il poursuit son chemin tel un traban dans son orbite mais je ne partage pas la vision apocalyptique de son roman 2084.


Je suis plus inspirée par la Déclaration de Fribourg de 2016. Cette déclaration est née du vœu de quelques amis musulmans germanophones de définir leur position publiquement et ouvertement. Elle contient en gros les mêmes idées formulées douze ans avant dans les statuts de notre forum pour un Islam progressiste en Suisse (2004). Les mêmes idées de liberté, de démocratie, de laïcité et d’égalité ont d’ailleurs été la base de la fondation de notre mosquée libérale à Berlin, la Mosquée Averroes-Goethe, que j’ai co-fondée avec des amies. Chaque vendredi nous y recevons des dizaines de visiteurs pratiquants qui viennent pour entendre un prêche intelligent et pour se recueillir, hommes et femmes, l’un à côté de l’autre, autour d’une prière paisible. Mais aussi pour discuter ensemble sans tabous et de façon critique de tous les sujets en relation avec l’Islam qui aujourd’hui posent problème et pour échanger sur comment y remédier.