Commentaire n° 311, 15 août 2011 - Il y a une dizaine d’années, lorsqu’avec quelques autres personnes je parlais de déclin des Etats-Unis dans le système-monde, nous étions accueillis, au mieux, par des sourires condescendants face à ce qui passait pour de la naïveté de notre part. L’Amérique n’était-elle pas la superpuissance unique, ce pays présent jusque dans les endroits les plus reculés de la planète, celui qui arrivait à ses fins la plupart du temps ? C’était une opinion partagée dans tout le spectre politique.
Aujourd’hui, l’idée que les Etats-Unis ont décliné - et même sérieusement décliné - est devenue banale. Tout le monde le dit, sauf quelques responsables politiques américains qui redoutent de se faire reprocher cette mauvaise nouvelle si jamais ils ouvraient réellement le débat. Le fait est que presque tout le monde aujourd’hui est convaincu de cette réalité .
Ce qui fait cependant beaucoup moins l’objet de discussions, ce sont les conséquences mondiales, présentes et à venir, de ce déclin. Celui-ci a des racines économiques, évidemment. Mais la perte du quasi-monopole de la puissance géopolitique, que les Etats-Unis ont jadis exercé, a partout des conséquences politiques majeures.
Commençons par cette anecdote rapportée dans les pages « Economie » du New York Times du 7 août. Il y est rapporté qu’un gestionnaire de fonds privés d’Atlanta a « appuyé sur le bouton ‘panique’ » pour le compte de deux riches clients qui lui avaient demandé de vendre l’intégralité de leurs actions et d’en investir le produit dans des titres obligataires relativement sûrs. En vingt-deux ans de métier, le gestionnaire n’avait jamais rien vu de tel : une « une demande sans précédent ». Pour le quotidien américain, en remettant en cause le principe consacré d’une approche « prudente et raisonnée » face aux grands écarts des marchés, cette décision était pour Wall Street l’équivalent de « l’option nucléaire ».
L’agence Standard & Poor’s a abaissé la note de solvabilité de la dette des Etats-Unis de AAA à AA+, événement lui aussi « sans précédent ». Cette décision est somme toute assez modérée puisque son homologue chinoise, l’agence Dagong, avait déjà baissé cette note à A+ en novembre dernier et vient maintenant de la réviser à A-. L’économiste péruvien Oscar Ugarteche a qualifié les Etats-Unis de « république bananière » : ce pays « a choisi la politique de l’autruche afin de ne pas s’effrayer des perspectives à venir » ». Et rassemblés à Lima la semaine dernière, les ministres des finances des Etats sud-américains ont discuté dans l’urgence de la meilleure façon de se protéger des effets du déclin économique des Etats-Unis.
Le problème pour tout le monde est qu’il est très difficile de s’en protéger. Malgré la sévérité de leur déclin économique et politique, l’Amérique reste un géant sur la scène mondiale et tout ce qui s’y produit provoque de grosses vagues partout ailleurs.
Evidemment, les plus affectés par le déclin des Etats-Unis sont et continueront d’être ce pays lui-même. Le milieu politique et celui des journalistes évoquent publiquement les « dysfonctionnements » de la situation politique américaine. Mais celle-ci peut-elle vraiment être autre chose que dysfonctionnelle ? Il faut bien comprendre ce fait fondamental : les citoyens américains sont abasourdis par la simple idée de déclin. Ce n’est pas qu’ils pâtissent seulement matériellement du déclin de leur pays et qu’ils sont profondément angoissés à l’idée de devoir souffrir encore davantage à mesure que le temps passe. Le malaise est plus profond. Ils ont réellement cru dans cette idée que les Etats-Unis étaient la « nation élue », voulue par Dieu ou l’Histoire pour être la nation phare du monde. Leur président, Barack Obama, continuent de leur garantir qu’ils vivent dans un pays « triple A ».
Le problème d’Obama et de tous les dirigeants politiques, c’est que très peu de personnes y croient encore. Le choc pour la fierté nationale et l’image de soi est redoutable et brutal. Le pays a beaucoup de mal à l’encaisser. La population se cherche des bouc émissaires et se déchaine sauvagement, et de façon peu intelligente, contre les prétendus coupables. Le dernier espoir semble être de trouver un fautif et de considérer que le remède consiste à changer les gens au pouvoir.
D’une façon générale, les autorités fédérales (le président, le Congrès, les deux grands partis) sont perçues comme la source de tous les maux. On voit se développer une tendance très forte visant à fournir des armes au niveau individuel et à réduire les engagements militaires extérieurs des Etats-Unis. Accuser le milieu de Washington de tous les torts provoque une volatilité politique et des luttes fratricides de plus en plus violentes. Selon moi, les Etats-Unis sont aujourd’hui l’une des entités politiques les moins stables du système-monde.
Cela aboutit à en faire non seulement un pays où les luttes politiques sont dysfonctionnelles mais également un pays incapable d’exercer une puissance réelle significative sur la scène mondiale. D’où une dégringolade de la croyance dans les Etats-Unis, et dans son président, chez les alliés traditionnels à l’étranger comme parmi la base électorale de Barack Obama. Les journaux regorgent d’analyses sur les erreurs politiques de ce dernier. Qui pourrait les contester ? Je pourrais facilement citer des dizaines de décisions d’Obama qui, à mon avis, étaient erronées, lâches, et parfois parfaitement immorales. Mais je m’interroge quant à savoir si le résultat aurait été à ce point différent s’il avait pris toutes les décisions bien meilleures que ses partisans lui conseillaient de prendre. Le déclin des Etats-Unis n’est pas le résultat des décisions médiocres de son président mais des réalités structurelles du système-monde. Obama reste peut-être la personne la plus puissante de cette planète mais aucun président des Etats-Unis n’est, et ne peut aujourd’hui encore, être aussi puissant que les présidents d’autrefois.
Nous sommes entrés dans une époque de fluctuations aiguës, constantes et rapides : taux de change des devises, taux de chômage, alliances géopolitiques, définitions idéologiques de la situation. L’ampleur et la rapidité de ces fluctuations rendent les prévisions à court terme impossibles. Et sans une stabilité relativement raisonnable des prévisions de court terme (à trois ans environ), l’économie-monde se retrouve paralysée. Tout le monde va devoir devenir plus protectionniste et se replier sur ses enjeux internes. Les niveaux de vie vont diminuer. Le panorama n’est pas reluisant. Et en dépit du fait que le déclin américain présente de très nombreux aspects positifs pour de nombreux pays, il n’est pas sûr que dans la mer démontée qu’est devenu le monde actuel, d’autres pays seront en pratique capable de tirer de cette situation nouvelle leur épingle du jeu.
L’heure est venue de mener une analyse de long terme bien plus sérieuse, de porter des jugements moraux bien plus clairs sur ce que révèle cette dernière et d’engager une action politique bien plus efficace. C’est l’effort à mener pour créer, dans les vingt à trente prochaines années, un système-monde meilleur que celui dans lequel nous sommes aujourd’hui tous coincés.
Les conséquences mondiales du déclin américain
Le déclin des Etats-Unis n’est pas le résultat des décisions médiocres de son président mais des réalités structurelles du système-monde.
Crise mondiale — crise financière
Immanuel Wallerstein5 articles
Sociologue au Centre Fernand Braudel à l’Université de Birmigham, chercheur au département de sociologie de l’université de Yale
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