Les Black Panthers et le Québec

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Non, les Canadiens français n'appartiennent pas au tiers-monde, mais bien à la grande civilisation occidentale, blanche et chrétienne

Il y a 50 ans, cette année, le Parlement fédéral adoptait la Loi des mesures de guerre, déployait l’armée au Québec et emprisonnait 457 militantes et militants indépendantistes. L’objectif visé était, sous le prétexte d’une insurrection appréhendée à la suite des enlèvements du FLQ, de casser les reins du puissant mouvement populaire en faveur de l’indépendance du Québec issu de la Révolution tranquille.


S’inscrivant dans la mouvance de la décolonisation et de la libération nationale consécutive à la Seconde Guerre mondiale, son aile gauche s’inspirait de la Révolution cubaine, de la lutte des Noirs aux États-Unis et militait contre la guerre au Vietnam.


Dans leur livre Black Against Empire, The History and Politics of the Black Panther Party, University of California Press (2013), Joshua Bloom and Waldo E. Martin Jr soulignent la participation d’indépendantistes québécois à la conférence internationale Hemispheric Conference to Defeat American Imperialism, qui s’est tenue à Montréal le 29 novembre 1968, à laquelle participaient 1 500 délégués de toutes les régions des Amériques et qui a consacré le leadership du Black Panther Party (voir Les Black Panthers contre l’Empire).


Dans Les Héritiers de Papineau (Québec Amérique, 1986), Pierre Vallières rappelle que les felquistes reconnaissaient ce leadership des Panthers et la perspective qui était alors la leur : « Comme les radicaux du mouvement noir américain (SNCC, Black Panthers), nous avions le sentiment de participer par notre action à la construction d’une avant-garde continentale et multiraciale ».


Rappelons que Pierre Vallières et Charles Gagnon s’étaient réfugiés à New York auprès de groupes de militants des Black Panthers après la dislocation par les forces policières du réseau felquiste qu’ils venaient de mettre en place. Vallières et Gagnon ont été emprisonnés pour avoir manifesté devant les Nations Unies pour réclamer le statut de prisonniers politiques pour leurs camarades incarcérés à Montréal et faire connaître au monde entier la lutte de libération nationale du peuple québécois. C’est au Tombs, la sinistre Manhattan House of Detention for men où la très grande majorité de la population carcérale était composée de Noirs, que Vallières a écrit Nègres blancs d’Amérique après une grève de la faim de 29 jours.



Une lutte sur deux fronts


Aujourd’hui, ce précieux héritage est attaqué à la fois par la droite et une prétendue gauche. Mathieu Bock-Côté, la figure emblématique de la droite nationaliste, disqualifie le courant radical des années 1960 en le traitant de « révolutionnarisme » faisant la promotion d’un indépendantisme qui avait moins à voir « avec le nationalisme historique qu’avec le socialisme », avec pour conséquence que le « Québec n’était plus une nation française appartenant à la civilisation occidentale », mais une société du tiers-monde ! Bock-Côté préfère faire la promotion d’un nationalisme chrétien nostalgique des années Duplessis qui, au plan international, a des accointances avec l’extrême-droite française et européenne.


Mais l’attaque la plus stupéfiante vient de militantes et militants noirs qui exigent la mise à l’index du livre de Vallières et de la locution « Nègres blancs » parce qu’elle serait l’expression d’une exclusion des Autres dans une stratégie de construction de l’identité québécoise. En se disant « nègres blancs », les militants des années 1970 auraient voulu affirmer que le plus scandaleux dans la condition québécoise était d’être des Blancs (et rien que des Blancs) qui se voient traités comme des « Nègres ».


Dans un article intitulé « Maîtres chez l’Autre », paru dans la revue Liberté (numéro 326, hiver 2020), Émilie Nicolas foule le même sentier pour dénoncer le célèbre poème « Speak White » (1968) de Michèle Lalonde. D’origine haïtienne, la chroniqueuse du Devoir s’en prend particulièrement au ver « De Saint-Henri à Saint-Domingue ». Selon elle, il n’y avait aucune mesure entre la condition des Québécois et celles des Haïtiens. Elle raconte qu’elle « tremblait sur sa chaise », lorsque, dans un cours de littérature, « le professeur et plusieurs des étudiants exprimaient leurs opinions sur les thèmes du poème : fierté nationale, colère face à l’exploiteur anglais, critique des conditions de travail ouvrières, solidarité entre les misérables d’ici et les peuples du Sud », alors qu’au même moment elle se plongeait dans l’histoire haïtienne pour y découvrir la vie d’enfer, l’exploitation et les souffrances inqualifiables de ses ancêtres.



La lutte des Noirs : une source d’inspiration


L’approche d’Émilie Nicolas est totalement ahistorique. Au début des années 1960, les conditions des ouvriers québécois s’apparentaient à celles des Noirs américains. Onze années d’école pour les hommes noirs contre dix pour les Canadiens français, le salaire moyen des premiers représentant 54 % de celui des Blancs et celui des seconds à peine 52 % de celui des hommes anglophones, bilingues ou unilingues. La stratification sociale était si peu développée que l’expression « nation prolétaire » pouvait avoir un sens. L’utilisation de l’expression « nègres blancs » et le poème de Michèle Lalonde n’était que l’envers, dans un effet miroir, du discours de l’oppresseur anglophone et de son arrogant « Speak White ».


C’est insulter la mémoire des militants indépendantistes de l’époque que de laisser croire qu’ils utilisaient ces expressions pour affirmer leur « blanchitude ». Au contraire, elles témoignaient plutôt de notre désir de s’identifier à la lutte des Noirs, dont la télévision nous présentait des images de leur extraordinaire courage devant les matraques, les chiens, les jets d’eau et les balles de la Garde nationale américaine.


C’est dans le même esprit que le mouvement étudiant francophone et les indépendantistes ont apporté leur soutien aux étudiants noirs anglophones de Sir George Williams dans leur lutte contre le racisme de leurs professeurs, alors que les associations étudiantes anglophones les abandonnaient et que des anglophones scandaient « Burn, Niggers, Burn » et « Let the Niggers Burn », lorsqu’un incendie s’est déclenché dans leurs locaux à la suite d’une intervention policière. C’est ce soutien que tait sciemment Émilie Nicolas dans son article publié dans le Devoir (9 février 2019) consacré à l’« Affaire Sir George Williams ».



La négation de la nation québécoise


Dans la revue Liberté, Émilie Nicolas pose la question : « Lorsqu’on se disait nègres blancs, aspirait-on à abolir les inégalités raciales, ou à reprendre la place qui revenait de ‘‘droit’’ aux héritiers de la grande civilisation française ? Cherchait-on à mettre fin à l’exploitation économique, ou à devenir un peuple patron ? »


La suite de l’article montre que l’ex-présidente de la Commission jeunesse du Parti libéral a choisi son camp : la classe ouvrière francophone et la nation québécoise n’existent pas à ses yeux. Dans un article, paru sous le titre « Les métropoles, sociétés distinctes » (Le Devoir, 18 avril 2019), elle déplore que « les grandes villes ne sont dans la Constitution que des ‘‘créatures des provinces’’ » et propose que, dans le cadre de négociations constitutionnelles à venir, elles revendiquent le statut de « société distincte », court-circuitant ainsi la division fondamentale des pouvoirs inscrite dans la Constitution canadienne, niant ainsi l’existence de la nation québécoise, pour le plus grand bonheur des partitionnistes anglo-saxons et des néolibéraux.



Pour une nouvelle stratégie


Bien sûr, les temps ont changé. Nous ne sommes plus dans les années 1960. Le Québec s’est considérablement développé et diversifié démographiquement. De nation quasi prolétaire, il est devenu une nation, certes toujours dominé, mais aussi dominante à l’égard de minorités nationales et des nations autochtones. Une nouvelle stratégie commune d’émancipation nationale doit être élaborée en réactualisant le riche héritage des luttes des années 1960 et 1970.