Les autruches

Impossible d'imaginer une autre société au monde où près de la moitié des allophones choisiraient de faire leurs études supérieures dans la langue de la minorité sans qu'on se demande comment inverser une telle tendance!

Enseignement intensif de l'anglais en 6e année


J'ai une devinette pour vous. Qui donc, armé de sa plus belle langue de bois, a dit ceci sur la situation du français au Québec:

"Je ne crois pas qu'on recule. Je crois par contre qu'il y a toujours du travail à faire. Il faut être prudents et vigilants."

Jean Charest? Justin Trudeau? Christine St-Pierre? Maxime Bernier? Un édito du Globe and Mail, de la Gazette ou du National Post?
Que non! C'est Louise Marchand, la toute nouvelle présidente de l'Office québécois de la langue française, dans Le Devoir du 18 février. Ce qui a tout au moins le mérite d'expliquer sa nomination par le gouvernement...
Bref, les derniers recensements ont beau indiquer un tel recul, tout comme sous Lucien Bouchard, le régime actuel s'entête à ne rien voir.
L'art de se comporter comme un troupeau d'autruches fières de l'être.
Un crime de lèse-majesté?
Avertissement: l'aveuglement volontaire peut être contagieux. Prenez le cas de Gérard Bouchard.
Alors que le gouvernement s'engage à plonger en immersion anglaise tous les élèves des écoles françaises en première moitié de 6e année, l'ex-coprésident de la commission Bouchard-Taylor déclare que "tourner le dos à l'anglais", ce serait "criminel"! Rien de moins.
Pourtant, personne ne tourne ici le dos à l'anglais. Bien au contraire. Selon le recensement de 2006, 61 % des francophones du Québec âgés de 21 ans peuvent soutenir une conversation en anglais. Mais oups. Au Canada anglais, seulement 15 % des jeunes anglophones sont capables de converser en français.
Je l'ai souvent dit et écrit: les Québécois francophones forment le groupe linguistique majoritaire le plus bilingue du continent. Et de très loin.
Si la "mondialisation" parle souvent anglais, les jeunes Québécois le font également de plus en plus. Cela dit, elle parle aussi d'autres langues, dont le français. Tentons de ne pas trop l'oublier.
Mais c'était couru. L'annonce plaît aux parents persuadés, malgré tout, que leurs enfants n'apprendront jamais l'anglais correctement.
Bienvenue à l'arbre qui cache la forêt!
Car, ouvrir les classes multiculturelles de Montréal à l'immersion anglaise dès le primaire, c'est s'acheter à terme une anglicisation plus marquée. C'est le faire en même temps que le gouvernement légalise le passage d'enfants francophones et allophones par des écoles anglaises non subventionnées "passerelles" pour entrer ensuite au réseau anglais subventionné.
Le tout, alors que déjà plus de 40 % des allophones sortant d'une école secondaire française choisissent néanmoins de poursuivre leurs études supérieures en anglais.
Subventionner le recul du français?
Impossible d'imaginer une autre société au monde où près de la moitié des allophones choisiraient de faire leurs études supérieures dans la langue de la minorité sans qu'on se demande comment inverser une telle tendance!
D'autant plus que ce "choix", selon des études récentes, influe ensuite sur le "choix" de la langue de travail. Des chercheurs l'ont donc nommé le "choix anglicisant".
S'il n'est pas question de diaboliser l'anglais - les statistiques montrent à quel point ce n'est pas le cas -, gare à verser dans l'autre extrême en niant la réalité.
La réalité que l'on oublie, c'est celle-ci: le Québec est la seule société où deux langues sont en situation de concurrence ouverte pour l'intégration des nouveaux arrivants.
C'est pourquoi en 1977, alors que 85 % des enfants d'immigrants préféraient l'école anglaise, la loi 101 est venue imposer l'école primaire et secondaire française aux allophones et aux francophones.
Si le gouvernement Lévesque ne l'a pas fait pour les cégeps, c'était par espoir que cette loi finirait, pour reprendre son propre libellé, par faire du français "la langue normale et habituelle" du Québec. Ce faisant, hormis pour la communauté anglophone, on croyait que le choix de faire ses études supérieures en français suivrait naturellement.
Nul besoin de dire que ce n'est pas arrivé.
On apprend même que dans la région montréalaise, pour une seconde année consécutive, les demandes d'admission aux cégeps anglais augmentent davantage que du côté français.
Mais attention. Le manque de popularité du français aux études supérieures n'est pas un facteur expliquant le recul de la langue française. Il en est plutôt un des symptômes.
Si le français était réellement ici la langue "normale et habituelle", on n'en serait pas rendu là.
Le problème est que cette annonce fort populaire d'immersion anglaise fait oublier tous les autres voyants jaunes qui ne cessent pourtant pas de s'allumer.
En 1999, le père de la loi 101, Camille Laurin, s'inquiétait de voir l'"indice d'intégration" au français régresser. "S'il se poursuit", écrivait-il, cela "annonce l'anglicisation progressive et inéluctable du Québec" (1).
En d'autres termes, le laisser-faire sur cette question est un cadeau empoisonné pour les générations à venir.
Les autruches sont de bien jolis animaux. Mais en politique, elles peuvent faire beaucoup, beaucoup de dommages...
Cité dans L'oeuvre de Camille Laurin. La politique publique comme instrument de l'innovation sociale, Jean-François Simard (dir.), PUL, 2010, p. 43.


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