Danger de dérapage dans la « guerre civile »

Le temps des épigones

Référendum III

La tenue d'un troisième référendum n'obsède pas seulement les stratèges péquistes. Pas une semaine ne passe quasiment sans qu'on ne l'évoque dans les médias anglophones sur le mode alarmiste. Pour vendre de la copie ou fidéliser une clientèle trop volage, il faut bien brasser de temps à autre la marmite. Recette éprouvée. Ce que l'on semble craindre de plus en plus, en l'occurrence, c'est l'éventualité d'une victoire serrée du camp du OUI. Il y a une vague hantise dans cette évocation, comme un mauvais souvenir qui revient à la surface ou quelque chose d'agaçant qu'on croyait derrière soi et qui se présente à nouveau devant. Le parti libéral fédéral, au fait, n'était-il pas supposé avoir « exorcisé » une fois pour toutes le nationalisme québécois ?
Dans ce contexte, pour choquante qu'elle soit aux yeux de nos vertueux pacifistes (ou tout simplement ingénue dans l'optique anglo-saxonne), l'évocation par Michael Ignatieff d'une « guerre civile » au Québec mérite un approfondissement loin des feux de la rampe où s'agglutinent jour après jour les accrocs de l'information en quête de leur dose quotidienne de sensationnalisme.
D'abord parce qu'elle soulève indirectement le problème de l'héritage de Pierre Elliott Trudeau, grande ombre qui continue de hanter le parti libéral fédéral à la recherche d'une orientation idéologique un tant soit peu originale, mais aussi compte tenu que le régime politique canadien actuel a été créé précisément sur les ruines d'une guerre civile (1837-1841). [Louis Bernard l'a souligné avec beaucoup d'à propos->www.vigile.net/06-7/6.html#6]. Dans un texte paru au début de l'été (Le Devoir, 6 juillet 2006), il remarque que, vu de chez nous, avec les jumelles de la longue durée, ce n'est pas le Québec qui est « compris » dans le Canada, c'est le « Canadian Leviathan » (Greer et Radforth, 1992), ce dieu mortel, qui est sorti du Québec, dans la terreur et au bout des armes, faut-il ajouter. Cette perspective ne manquera pas de soulever des résistances. Il faut bien voir en effet, comme le mentionne Raymond Aron dans Paix et guerre entre les nations, qu' « à l'intérieur des collectivités, le rôle originaire de la force est le plus souvent effacé, oublié, camouflé » (1966, 721).
Or, fait notable, Ignatieff a dit tout haut ce que pensent tout bas les libéraux, Bob Rae le premier. Et n'allez pas croire que Stephen Harper soit bien différent à ce chapitre. Sa réaction primaire cet été en dit long sur sa manière tranchée de concevoir la sécurité d'État. Il a rejoint le camp des cerveaux reptiliens qui gouvernent à Washington, Londres et Tel Aviv.
Ce qui ne se dit pas non plus à haute et intelligible voix, c'est que, contrairement aux Québécois, si les fédéralistes se retrouvaient avec 49,3% du vote, jouissant d'un appui massif coast to coast dans l'opinion publique canadienne, ils ne manqueraient pas de contester, eux, de toutes les façons imaginables, le résultat du vote, quittes à recourir aux manœuvres habituelles de discrédit, aux menaces de scissiparité (le West Island après tout est leur bastion), à l'intimidation, tandis que l'armée, la GRC et les services secrets se retrouveraient dans l'obligation d'envisager et d'assumer, sinon de promouvoir sous main, comme c'est leur travail, les risques d'escalade et de polarisation, c'est-à-dire en fait de donner, tête première, dans la voie répressive.
Non, à bien y penser, les dangers de dérapage dans la « guerre civile » ne sont pas que de vaines spéculations académiques.
Pour ce qui est de l'héritage empoisonné de Trudeau qui, par son entêtement et son obstination, a réduit à néant les efforts du tandem Mulroney Bourassa et compromis les chances de dialogue réussi entre les deux paliers de gouvernement, les candidats à la succession de Paul Martin apparaissent jusqu'à présent comme de pâles épigones. Michael Ignatieff en particulier, quand il parle de « planter son drapeau » ou montre de l'agacement à propos du caractère interminable et incessant des querelles autour de la place de la tribu québécoise dans la grande famille canadienne, semble reprendre textuellement son mentor. Comme dirait Homier-Roy, dans le blitz qui s'annonce, il ne serait pas inintéressant de savoir comment se positionnent les meneurs par rapport à ce lourd héritage.
On saisit mieux aujourd'hui le parcours de l'ex-premier ministre canadien. S'il a été progressiste et même avant-gardiste sur plusieurs points, dans sa conception du Canada, Trudeau s'est avéré, au sens propre du terme, un réactionnaire, préconisant sous des dehors de playboy bisexuel et d'orateur inspiré, une logique de confrontation. Loin d'être un « libéral », il s'inscrit dans la lignée de John A. McDonald (le monsieur au nez bourgeonnant d'alcoolique qui apparaît sur nos bills de dix). À ses heures de loisirs, McDonald se vantait entre deux scotchs d'avoir le clergé québécois dans sa poche ; et lui non plus n'a pas craint de sortir l'armée et d'écraser ceux qui ne partageaient pas la même conception que lui de l'unité nationale. Trudeau, par ailleurs, ne se cachait pas en 1980 pour proclamer son admiration envers le régime soviétique, grand fédérateur des peuples s'il en a été, incarnant à ses yeux éblouis l'ère post-nationaliste... Le rêve impossible, comme on sait, s'est écroulé à la façon d'un château de cartes en 1989. Et le démon nationaliste, plus coriace qu'on ne se l'était imaginé, de renaître de ses propres cendres en Ukraine, en Pologne, en Hongrie, etc.
Pour être plus précis, on cerne mieux aujourd'hui comment ce digne élève des Jésuites est passé d'une conception idéaliste et généreuse du régime fédéral où il évoquait même la possibilité d'un partage plus équitable de la souveraineté entre Ottawa et Québec à une logique de guerre ouverte avec les séparatistes. Reniant en secret l'idole nationaliste de ses vingt ans, il a cru dans les années 50 et 60 que seuls les individus émancipés ayant exorcisé leur passé ethnocentriste, clérical et antisémite auraient accès, un jour, comme lui, au ciel éthéré du fédéralisme. Ceux qui s'intéressent à cet aspect démoniaque de notre identité peuvent toujours se référer à son article « [La Trahison des clers->www.vigile.net/ds-actu/docs3a/03-11-17-1.html] » (sic) paru en avril 1962 dans lequel il fustige les « apprentis-sorciers » qui, dans leur inconscience, risquent de déclencher « une action imprévisible, incontrôlable et inefficace » en s'évertuant à « libérer des énergies » latentes...
Malheureusement, Trudeau a fait la preuve par lui-même que le nationalisme canadien-anglais, de son côté, loin de renoncer à l'image qu'il s'est fait du Canada et de désinvestir la « souveraineté pan-canadienne », s'y accroche aujourd'hui encore, comme c'est tout à fait normal, d'une manière passionnelle et irréfléchie. La riposte débile de Jean Chrétien avec son programme des commandites en est la preuve par l'absurde. En fait de loose cannon, difficile à battre. On peut se demander par la négative si, advenant une sécession éventuelle, l'image de marque du Canada à travers le monde ne perdrait pas un peu de son lustre. Outre le déficit identitaire, se cache peut-être aussi chez nos concitoyens quelque chose comme la peur inconsciente de castration préludant à l'éventualité, comme le canard dans le conte musical de Prokofiev Pierre et le loup, d'être avalé tout rond par la toute-puissante république américaine, laquelle ne verrait pas d'un mauvais œil l'opportunité d'étendre le champ de sa propre souveraineté jusqu'aux banquises du pôle nord.
Ceci, bien entendu, est de la pure fiction. Comme l'effondrement des deux tours jumelles à New York le matin du 11 septembre. En attendant que les temps ne réalisent cette prophétie et que la baraque saute, il serait donc préférable, comme nous y invite le cauteleux éditorialiste en chef de La Presse, de définir les règles du jeu, comme si - l'exemple de Pierre Elliott Trudeau en novembre 1981 le montre à l'envi - le propre de la politique, science de ruse et d'artifice, ne consistait pas justement à prendre de vitesse l'adversaire en changeant les règles en cours de partie. En fait de sapin, on ne peut pas dire que les péquistes d'alors ne s'en sont pas fait passer un. Claude Morin peut en témoigner. René Lévesque ne s'en est jamais remis. Baisé jusqu'au trognon. Il n'y aura pas eu pour lui de prochaine fois.
Parlant de sorcellerie, je m'en voudrais, toute pédanterie mise à part, de ne pas terminer par ce conseil du Diable lui-même dans Faust (v. 1840-1841) qu'appréciait tant Freud, songeant sans doute à ses propres successeurs : « Das Beste, was du wissen kannst/ Darfst du den Buben doch nicht sagen ». Le meilleur de ce que l'on sait, il ne faut pas le dire aux enfants.
François Deschamps


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