Le « socialisme » est-il l’avenir du mouvement indépendantiste ?

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Lier le socialisme et l'indépendance : un piège dans lequel il ne faut pas retomber

Réflexion autour des derniers essais de Simon-Pierre Savard-Tremblay, L'État succurusale. La démission politique du Québec, Montréal, VLB, 2016 et Despotisme sans frontières. Les ravages du nouveau libre-échange, Montréal, VLB, 2018 et d’Éric Martin, Un pays en commun. Socialisme et indépendance au Québec, Montréal, écosociété, 2017



Il n’y a pas si longtemps, plusieurs croyaient sincèrement que le salut du Québec passait par une alliance du Parti Québécois avec Québec Solidaire. Pleins de bonne foi, des stratèges échafaudaient les scénarios les plus audacieux pour favoriser le rapprochement des deux formations politiques. C’est que, arguaient-ils, il fallait à tout prix rassembler les forces « progressistes » si l’on souhaitait contrer efficacement la « droite » libéralo-caquiste. À gauche, un tel rapprochement provoquait des hauts le cœur. Le PQ, pour se plier aux diktats des agences de crédit, n’avait-il pas sacrifié son credo social-démocrate à l’objectif du déficit zéro ? N’avait-il pas flirté avec les pires courants populistes en proposant la Charte de valeurs québécoises ? À l’heure du métissage culturel, la question nationale, telle que posée par le PQ et le mouvement nationaliste, n’était-elle pas trop centrée sur la majorité francophone ? Ne devenait-elle pas un boulet pour une gauche inclusive, ouverte sur le monde ?



Sans que cela soit clairement assumé, les essais de Simon-Pierre Savard-Tremblay et d’Éric Martin constituent des contributions à cette convergence des idées. Chacun à leur manière, les deux auteurs rêvent de refonder une grande coalition de gauche, réconciliée avec l’idéal d’indépendance. Outre les « néolibéraux », leurs livres prennent pour cible une gauche culturelle multiculturaliste, centrée sur les besoins de l’individu, laquelle ferait le jeu du grand capital. Les deux auteurs reprennent à leur compte les thèses du philosophe Jean-Claude Michéa qui, livre après livre, distingue le « progressisme », déclinaison de gauche du libéralisme, du « socialisme » qui proposerait une authentique rupture avec l’ordre capitaliste sans pour autant rejeter les institutions traditionnelles que sont la famille, l’école ou la nation, auxquelles les « gens ordinaires » seraient toujours attachés. Aux yeux de Michéa, cette distinction est essentielle car la gauche libérale, en se fondant sur le cumul des revendications particularistes d’une société de plus en plus fragmentée, se serait peu à peu détournée des préoccupations plus conservatrices des classes populaires. Cette évolution ferait évidemment le jeu des partis populistes qui ont alors beau jeu de s’approprier des enjeux sensibles comme la souveraineté nationale, l’immigration et la transmission d’un patrimoine culturel, intellectuel et parfois religieux.



Dans L’État succursale (vlb, 2016) et Despotisme sans frontières (vlb, 2018), Savard-Tremblay souhaite élargir les vues de la famille souverainiste par rapport au concept de souveraineté. Si quitter le Canada reste essentiel, il serait devenu urgent de faire un pas de côté et de prendre la mesure du déclin de la souveraineté des États en contexte de mondialisation. Savard-Tremblay croit que les élites québécoises, y compris souverainistes, auraient fait fausse route en se pliant à la doxa mondialiste. À quoi bon en effet revendiquer l’indépendance d’un État qui, depuis les années 1980, se soumet aux implacables lois du marché et démantèle sournoisement les institutions de la Révolution tranquille ? À quoi bon réclamer l’indépendance d’un État qui considère le citoyen comme un client, mise sur des partenariats public-privé, soumet les universités aux lois du marché ou laisse aller des entreprises phares comme Rona, le Cirque du Soleil ou Bombardier ? Selon Savard-Tremblay, les souverainistes ont eu tort d’adhérer, pour des raisons tactiques à courte vue, à l’idéologie libre-échangiste qui condamne les États à brader leur souveraineté morceau par morceau. Présentées comme des fatalités, le libre-échange et la mondialisation seraient le programme d’une utopie qui avance masquée : l’utopie libérale d’un monde centré sur les désirs de l’individu-consommateur, affranchi des limites imposées par les traditions et les États, censés préserver notre humanité et assurer la continuité d’un monde commun. Au nom de la concurrence et de la performance, les États sont sommés de s’adapter au nouvel ordre mondial et néolibéral : le droit et le marché y remplacent la morale et le sens commun ; l’école forme avant tout une main-d’œuvre soi-disant qualifiée ; la recherche universitaire sert le développement et l’innovation des grandes entreprises ; la culture n’est que divertissement et loisir ; la politique, réduite à l’administration des choses et confiée à des experts de « réseaux » ou aux représentants de lobbys.




L’idéologie de la mondialisation instaure une dictature de la performance et de l’évaluation permanente de la valeur de chacun : entreprises, États, individus. L’idéologie de la mondialisation promet plus largement de libérer l’individu de l’ensemble des limites que lui imposeraient la culture, la tradition, la nation. Elle coupe un cordon ombilical de la transmission d’un monde commun, et propose plutôt une révolution permanente des modes de vie – par la consommation – qu’elle présente comme un progrès. Pour elle, la société n’existe pas.




     Simon-Pierre Savard-Tremblay, Despotisme sans frontières (p. 15)




Toujours selon Savard-Tremblay, ce n’est pas seulement le mouvement indépendantiste qui serait en crise depuis le référendum de 1995 mais l’idée de souveraineté. En adhérant à l’idéologie libre-échangiste, l’élite souverainiste aurait contribué à miner la légitimité d’une cause juste. Pour reprendre leur élan et redevenir pertinents, les souverainistes devraient commencer par réhabiliter la souveraineté comme principe démocratique. Cette nouvelle approche permettrait de répondre à l’anxiété sourde qui gagne les peuples occidentaux qui se sentent déposséder de leur souveraineté. Non sans raison, ceux-ci constatent que les décisions importantes échappent à la délibération publique. Un argumentaire axé exclusivement sur les querelles fédérales-provinciales d’antan ou la rupture avec le Canada de 1867 (ou de 1982) aurait vécu, selon Savard-Tremblay.



C’est avec le « statu quo gestionnaire » (Despotisme sans frontière, p. 112) imposé par l’utopie mondialiste qu’il faudrait donc rompre. Par quoi remplacer cet ordre libéral hégémonique ? Savard-Tremblay n’est pas très disert sur le sujet. À l’instar de Michéa, il évoque timidement la perspective d’un « socialisme véritable » qui serait couplé à un « certain conservatisme qui relève du bon sens populaire » (L'État succursale, p. 209). On s’en doute, une telle proposition a tout pour déplaire aux tenants du « progressisme » libéral, qu’ils soient membres du Parti libéral ou de Québec Solidaire. Ce conservatisme des gens ordinaires, cette décence commune d’une majorité silencieuse qui ne rêve de dominer personne et qui n’aspire à aucune reconnaissance publique, qui s’occupe de sa famille, paie ses impôts et se méfie du pouvoir de la rue, une certaine gauche la trouve bien ringarde et s’en détourne. Grave erreur selon Savard-Tremblay.





Le mépris des frontières et de l’identité commune confine une partie de la gauche à un antinationalisme parfois grossier. On tend à agiter le spectre du fascisme, de la domination de l’homme blanc privilégié, du racisme. Les cultures dites minoritaires se trouvent réduites à des communautés opprimées, victime de la tyrannie d’une majorité qui ne les voit qu’avec les œillères du colonisateur. Le nouveau gauchisme a largement abandonné le combat ouvrier et la lutte contre le système capitaliste au profit du combat contre les discriminations (…) Dans ce paradigme progressiste, le peuple n’est plus à libérer du capitaliste : la femme est à libérer de l’homme, l’homosexuel de l’hétéronormativité, la minorité visible de la majorité.


                                        Simon-Pierre Savard-Tremblay, L’État succursale (p. 203)





Dans Un pays en commun, le philosophe Éric Martin prend lui aussi pour cible une gauche animée par des « conceptions postmodernes, néoanarchistes anglo-américaines ou individualistes » qui occuperait une position hégémonique « dans nos départements de sciences sociales, et conséquemment dans l’esprit des étudiant.e.s qui les fréquentent » (p. 65). Au nom de la diversité, cette gauche « qui s’exprime dans certaines tendances de Québec Solidaire » (p. 64) tournerait le dos à la noble idée d’indépendance en l’associant au repli ethnique, à l’intolérance, voire à la xénophobie et au racisme. Lecteur de Gaston Miron et admirateur de Pierre Bourgault, Martin croit que l’indépendance ne devrait pas devenir la cause de la seule droite culturaliste – droite qu’il ne prend malheureusement pas la peine d’analyser sérieusement. L’indépendance, rappelle Martin, est d’abord émancipation, non pas repli : émancipation d’un peuple trop longtemps colonisé ; émancipation d’individus aliénés par un régime économique qui sacrifie tout au marché. Professeur au collégial, Martin s’adresse d’abord à ses étudiants tentés par l’action politique, souvent engagés dans leur association étudiante. On sent qu’il souhaite les détourner d’une pensée déracinée et nihiliste, championne dans la déconstruction de toutes les institutions héritées du passé mais incapable d’élaborer un projet politique positif, ancré dans une certaine continuité historique.



La grande aspiration de Martin : lier à nouveau l’indépendance du Québec à un projet socialiste de rupture avec l’ordre libéral. Comment y arriver ? En renouant avec une tradition de pensée radicale née durant les années 1960 ; en s’inspirant de penseurs comme Hubert Aquin, Fernand Dumont, Marcel Rioux et Pierre Vadeboncoeur ; en reprenant le flambeau des animateurs de la revue Parti pris et du Front de libération des femmes. Pour tous ces penseurs et militants, rappelle Éric Martin, l’indépendance du Québec devait entraîner une transformation en profondeur du « régime », politique autant que socioéconomique. Il fallait non seulement se libérer du Canada mais rompre avec une aliénation coloniale. En plus de renouer avec ce « socialisme décolonisateur » (p. 193), Martin croit que la gauche indépendantiste doit viser la synthèse de toutes les luttes d’émancipation. Il invite la gauche à militer pour l’instauration d’une « république écosocialiste » où les féministes, les écologistes, les autochtones et toutes les minorités qui se sentent bafouées puissent communier au développement d’une grande communauté auto-instituée (c’est-à-dire souveraine). Au lieu d’opposer les femmes aux hommes, les régionaux aux urbains, les premières nations aux Blancs, etc., il serait selon lui plus fructueux de lutter ensemble contre l’exploitation sous toutes ses formes. Martin propose en somme d’agréger les luttes des différents lobbys identitaires dans un grand projet collectif. Dans le dernier chapitre d’Un pays en commun, Martin présente un peu plus clairement que Savard-Tremblay les contours du programme auquel il aspire mais on y chercherait en vain des propositions concrètes de réformes ou de politiques publiques.





C’est pourquoi il m’apparaît aujourd’hui que le projet d’une république indépendante, internationaliste et écosocialiste du Québec, construite en solidarité avec les Autochtones et offrant la pleine citoyenneté et égalité politique aux femmes et aux minorités culturelles, est encore aujourd’hui le projet collectif le plus concret que nous puissions nous donner ici, à partir d’une fidélité au socialisme décolonisateur et indépendantiste tel qu’il s’est articulé dans notre tradition intellectuelle critique dès les années 1960, et non pas en vue de quelque utopie fumeuse, mais à partir de ce que nous sommes concrètement, ici et maintenant, comme communauté politique encore vivante. Le radicalisme et le romantisme verbal ne pourrait jamais remplacer la réflexion à propos d’un projet de reconstruction normative et institutionnelle visant la constitution d’une communauté politique pensée comme le « commun du Québec ».


           



Éric Martin, Un pays en commun (p. 193)




Même si leurs perspectives ont des accents apocalyptiques, les essais de Savard-Tremblay et Martin décrivent assez bien les grandes tendances à l’œuvre actuellement. Leur démonstration sur les effets délétères d’une mondialisation qui homogénéise tout, fait sauter les verrous qui freinent sa marche, porte en elle une aspiration utopique, m’a paru convaincante.



Dans son essai sur libre-échange, Savard-Tremblay nous apprend beaucoup de choses sur l’évolution des différentes générations de traités. Même si son récit est parsemé de piques plus polémiques, il offre un travail de vulgarisation fort bien fait. Excellent pédagogue, Éric Martin donne accès à des œuvres riches qui méritent d’être lues et relues. Il agit comme un passeur extrêmement utile et rappelle à toute une jeunesse impatiente qu’elle ne part pas de zéro, que la table rase n’est jamais la panacée qu’on croit, qu’avant eux des hommes et des femmes avaient réfléchi aux enjeux qui les préoccupent. Au final, cependant, le « socialisme » à peine esquissé par Savard-Tremblay et Martin reste évanescent. Ils m’ont rappelé les effrayants constats d’un Michel Freitag sur notre époque ou les discours emportés d’un Gilles Gagné lors de colloques confidentiels. Bien que convaincants, ces intellectuels de haut de vol s’en tenaient aux constats. Lorsque je tentais une question plus concrète sur ce que serait un modèle alternatif, on me regardait comme un extraterrestre ! La « vraie » politique – avec ses partis, ses programmes, ses politiques publiques, les humeurs changeantes d’un électorat capricieux – les intéressait assez peu.



Nos deux auteurs appartiennent à une sensibilité minoritaire au sein de la gauche. J’aurais aimé qu’ils expliquent pourquoi leur sensibilité « socialiste » a perdu la bataille des idées. J’aurais souhaité qu’ils offrent une interprétation de cet échec, du moins au Québec. Mathieu Bock-Côté, on le sait, propose une explication claire, celle d’une conversion de la gauche à l’antiracisme et au multiculturalisme durant les années 1980 et 1990. Le sujet révolutionnaire de la gauche la plus radicale aurait changé de visage. On aurait troqué la classe ouvrière pour les « exclus ». Éric Martin, qui prend parfois MBC pour cible, mais sans jamais discuter le fond de ses thèses, voit sûrement les choses autrement. J’aurais apprécié qu’il propose sa propre explication, qu’il applique à cet adversaire idéologique l’approche dialectique qu’il défend avec conviction dans son livre.



Savard-Tremblay et Martin souhaitent revenir au trait d’union entre indépendance et socialisme. Leur critique du « régime » ne s’arrête pas au Canada de 1982, il porte avant tout sur l’ordre capitaliste et libéral. La « synthèse » à laquelle aspire Éric Martin n’est pas celle des indépendantistes de toutes tendances mais à celle des gauches. On sait pourtant qu’à gauche un courant important a toujours été rétif sinon hostile à l’idée nationale. Parce qu’elle était convaincue que les combats à mener devaient dépasser des frontières jugées trop étroites ou parce qu’elle était convaincue que la nation était le projet d’une bourgeoisie conquérante, une partie non négligeable de la gauche a toujours associée la nation au repli, à la xénophobie quand ce n’est pas au racisme – c’est particulièrement le cas depuis la Seconde Guerre mondiale. La droite est également traversée par un courant antinational. Les franges libertariennes ont toujours été rétives à toutes formes de protectionnisme ou ont toujours considéré que l’État-Nation, tel que conçu au 19e siècle, constituait un frein au développement du commerce et à « l’esprit de conquête » des entrepreneurs. De sorte qu’on ne peut y échapper : les grandes coalitions indépendantistes, peu importe le pays, ont toujours regroupés des gens de sensibilités de gauche et de droite. Les premiers associent l’indépendance à l’émancipation, les seconds à la conservation. Les premiers espèrent que l’indépendance transformera les rapports sociaux, les seconds souhaitent avant tout affirmer l’existence d’une communauté de destin. Les premiers assimilent le peuple à une classe sociale, les seconds à une « référence » historico-culturelle. Les chemins qui mènent au projet indépendantiste sont souvent bien différents mais, au final, l’objectif reste le même. L’indépendance est absolument hors d’atteinte si la droite, seule, ou la gauche, seule, espère s’approprier le projet pour en devenir l’unique fiduciaire. Martin montre une certaine mauvaise foi lorsqu’il réduit le patriotisme des conservateurs à une forme détestable de xénophobie. De la même façon, une certaine droite a également tort  d’assimiler la gauche qu’au déracinement mondialiste. La vraie convergence des forces, elle devrait se situer à ce niveau, dans un authentique respect des différences et des sensibilités de chacun.



J’ajoute qu’au plan sociologique, le Québec d’aujourd’hui n’est plus celui des années 1960. L’argumentaire anticolonial de cette époque ne peut avoir la même traction aujourd’hui. Même si les historiens ont montré qu’avant la Révolution tranquille, la société canadienne-française était traversée par des conflits sociaux, qu’une bourgeoisie de langue française s’était constituée dès la fin du 19e siècle, il reste que les Canadiens français étaient collectivement déclassés au plan économique. Sans trop travestir le réel, le sociologue Marcel Rioux pouvait alors parler d’une « classe-nation ». Dans le contexte des années 1960, lier socialisme et indépendance, présenter les Canadiens français comme des « colonisés » pouvait avoir un certain sens. Cette infériorité structurelle est cependant derrière nous. La mise en place d’un réseau d’éducation public combinée aux actions de la Caisse de dépôts et de placements et à la constitution d’un « Québec inc. » ont profondément transformé le Québec au plan sociologique. Difficile, aujourd’hui, de défendre la thèse du « plafond de verre » pour les francophones du Québec. Même si je suis moins fataliste que le politologue Jean-Herman Guay quant à l’avenir du projet souverainiste, sa thèse sur l’éclipse de certaines « raisons de la colère » n’était pas sans fondements – raisons liées au déclassement social et aux humiliations quotidiennes à l’ère du « Speak White ». Les nouvelles élites économiques et technocratiques québécoises ont-elles « trahi » les espoirs des révolutionnaires tranquilles ? C’est la thèse de l’IRIS[1] dans Dépossession (Lux, 2015) – un ouvrage très documenté qui aurait dû inspirer davantage nos auteurs. Mais qu’on soit d’accord ou non avec les chercheurs de l’IRIS, on peut difficilement convaincre les Québécois francophones qu’ils seraient toujours des « nègres blancs ».



Ma dernière objection est inspirée par La perte et l’héritage, l’excellent essai de Raphaël Arteau McNeil publié l’an dernier. Savard-Tremblay et Martin décrivent avec force et convictions les effets délétères du libéralisme et du consumérisme tant sur le régime politique qui nous régit que sur nos vies personnelles. Dans son chapitre sur Vadeboncoeur, Martin a de belles pages sur l’impérieuse nécessité de la « vie intérieure » qui permet d’échapper au conformisme et à la propagande du marché. De son côté, Savard-Tremblay rappelle que nous ne sommes pas des robots, que la « vraie vie, c’est aussi des moments d’oisiveté » et il cite cette pensée de Sénèque : « L’homme se cramponne à la servitude plus souvent qu’elle s’impose à lui » (Despotisme sans frontières, p. 98). Ni Martin, ni Savard-Tremblay ne s’interrogent sur ce qui serait à la source de cette frénésie de consommation, aucun ne tente de comprendre les origines de ce désir d’acheter qui permet au régime libéral de se perpétuer sans difficulté. Qu’on me permette cette longue citation d’Artaud McNeil :



Devant cette folie de consommation, plusieurs s’indignent au nom de l’environnement, décrient les inégalités sociales et militent pour une économie durable ou pour une politique de la décroissance. Leurs solutions me semblent parfois pleines de bon sens et parfois trop angéliques ou trop radicales. Sauf que, même quand je sympathise avec leur cause, je ne parviens pas à partager leurs convictions. L’effet recherché est louable mais, pour parler en philosophe, c’est la raison des effets qui fait défaut. Trop souvent, toute leur indignation repose sur l’impératif moral du ne pas : ne pas consommer, ne pas polluer, ne pas gaspiller, ne pas s’enrichir. On veut plus de justice et plus de modération – et j’en suis : comment être contre la vertu ? –, mais on se contente de scander des interdits comme s’il s’agissait d’une évidence morale. Je veux bien jeter l’opprobre sur les multinationales et autres pollueurs, mais à la condition de reconnaître la part de responsabilité des millions et des milliards de consommateurs qui se précipitent dans leurs magasins dès qu’un panneau-réclame annonce « 2 pour 1 », « méga-solde » et autres all you can eat. Le nœud du problème se situe dans nos propres désirs. Nous le savons tous, mais nous ignorons comment le dénouer[2].



Ce que croit Arteau McNeil, c’est que le meilleur régime politique ou économique ne parviendra jamais à faire disparaître cette pulsion difficile à réprimer. Ce désir de posséder toujours plus serait « consubstantiel à notre humanité » selon Arteau McNeil. Est-ce à dire qu’il faut plier les bras et devenir cynique ? Aucunement, mais puisque cette quête jamais satisfaite gît en chacun de nous, mieux vaudrait « orienter ce désir vers un but plus noble[3] ». La voie qu’il privilégie est celle de l’éducation aux grandes œuvres qui permet de prendre conscience que, par-delà les époques, la nature humaine serait restée la même. À la manière des anciens Grecs, Arteau McNeil croit que la mission principale de la philosophie et de l’éducation classique est de nous apprendre à vivre. L’étude et la méditation des grandes œuvres, qui devraient être accessibles au plus grand nombre, nous permet de domestiquer nos peurs et de canaliser nos désirs vers des fins plus élevées, en un mot de devenir plus sage.



En ce début de 21e siècle, nous sommes donc placés devant deux impasses. La première, imposer une seule et même vision de la vie bonne, l’imposer par la loi et par la force s’il le faut, quitte à réduire nos libertés et à tuer dans l’œuf nos rêves et aspirations personnels au nom d’un idéal fondé sur la Loi divine ou sur une idéologie. C’est la voie suivie par les intégristes religieux et les régimes totalitaires. Cette tentation existe toujours. L’autre impasse est celle d’un libéralisme à outrance qui verse dans le relativisme moral en reléguant les grandes questions de sens à la sphère privée ; un libéralisme qui abandonne les individus à leur solitude existentielle, nourrit les soupçons les plus tenaces contre les institutions héritées du passé, notamment l’école, la famille et la nation mais en ne proposant rien d’autre en retour que les petites satisfactions et les joies ô combien éphémères de la consommation et du « succès » individuel. Plusieurs esprits lucides, s’ils ne veulent pas renoncer à leurs libertés, constatent que ce libéralisme débouche au pire sur un chaos destructeur, au mieux sur « l’ère du vide ». Durant les années 1930, les « personnalistes » avaient cherché une troisième voie. Même si plusieurs de leurs idées auraient mené à d’autres formes d’impasses, c’est peut-être à ce genre de réflexions ambitieuses que nous sommes aujourd’hui conviés.



[1] IRIS pour Institut de recherche et informations socioéconomique, basé à l’UQAM.



[2] Raphaël Arteau McNeil, La perte et l’héritage. Essai sur l’éducation par les grandes œuvres, Montréal, Boréal, 2017, p. 161.



[3] Ibid., p. 162.