Le scandale européen qui intéresse également le Québec

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Famille Desmarais : payer l'État islamique pour protéger leurs acquis en Syrie

Un des plus gros scandales d’affaires à toucher l’Europe depuis des années, celui des paiements allégués du cimentier Lafarge au groupe armé État islamique, a des ramifications jusqu’au Québec où se tiendra vendredi prochain l’assemblée annuelle de Power Corporation.


Non seulement Lafarge (renommé LafargeHolcim en 2015) exploite au Québec une importante cimenterie à Saint-Constant, sur la Rive-Sud de Montréal, mais une des plus grandes fortunes du Québec et du Canada, Paul Desmarais Jr., y est mêlé.


Son téléphone a même été mis sur écoute en Europe.


Les enquêteurs ont mis des administrateurs et gestionnaires de Lafarge sur écoute, dont le Montréalais Paul Desmarais Jr.


Le scandale a été révélé dans les dernières semaines par le réputé journal Le Monde, suivi par le site d’enquête Mediapart et d’autres.


Les médias du monde entier s’intéressent depuis 2016 au financement allégué par cette grande entreprise occidentale d’un des groupes terroristes les plus horribles de la planète.


M. Desmarais est un administrateur et un actionnaire de Lafarge. Il soutient qu’il n’était pas au courant de ce financement de Lafarge aux terroristes.


Car c’est là toute la question qui se pose en Europe : qui savait quoi chez Lafarge ? Pourquoi des administrateurs fortement impliqués dans les décisions de l’entreprise n’auraient soudainement pas été mis au courant de celles-ci ? Jusqu’où les informations se sont-elles rendues ?


L’État des barbares


L’État islamique s’est rendu coupable des pires exactions, dont les exécutions filmées de plusieurs otages et d’avoir brûlé vif un pilote d’avion jordanien encagé.


Il a aussi été établi que les attentats au Bataclan à Paris qui ont fait 130 morts ont été organisés depuis la Syrie par l’ÉI, une raison de plus pour condamner Lafarge dans l’opinion publique française toujours à fleur de peau.


C’est le journal Le Monde qui a révélé l’affaire troublante des paiements en premier, en 2016.


La photo montre un membre de l’État islamique déployer mitraillette et drapeau du groupe dans les rues de Raqqah, en Syrie, en 2014.


Depuis ce temps, les révélations s’accumulent. Lafarge a été la seule multinationale à rester en Syrie après le début de la guerre.


L’entreprise a elle-même mandaté une firme d’avocats américaine pour faire la lumière sur ses activités. Elle a d’ores et déjà reconnu avoir eu recours à des pratiques « inacceptables » pour maintenir en activité une usine jusqu’en 2014.


Les paiements, d’abord petits et versés à des milices kurdes, ont peu à peu pris de l’ampleur à mesure que la situation dégénérait sur le terrain. Selon Mediapart, Lafarge aurait versé 15 millions d’euros (environ 23 M$) à différents groupes armés, dont l’État islamique et le Front Al-Nosra (une branche d’al-Qaeda), pour pouvoir continuer d’opérer son usine de Jalabiya pendant la guerre.


Sept personnes visées


À ce stade-ci, sept personnes ont été mises en examen par la justice, dont l’ex-patron du groupe, Bruno Lafont.


Dans les deux dernières semaines, plusieurs médias français ont fait état de nouvelles révélations :



  • Lafarge aurait financé l’État islamique de multiples façons entre 2011 et 2015. La plus explosive : la cimenterie pourrait avoir vendu du ciment à l’ÉI pour lui permettre de développer sa capitale, Raqqah, selon Le Monde.

  • Les téléphones de quatre administrateurs de GBL, un holding des familles Frère et Desmarais, ont été placés sur écoute dans le mois précédant un interrogatoire de la police belge, en décembre 2017, selon Le Monde. GBL était à l’époque des paiements l’actionnaire de référence de Lafarge, avec 20 % du capital.

  • Le pouvoir français aurait été mis au fait d’activités de Lafarge en Syrie, selon Libération. Le gouvernement français aurait demandé au gouvernement américain de ne pas bombarder la cimenterie de Lafarge en 2014, selon Reuters.


Un pacte avec le diable


Pour bien comprendre comment une multinationale comme Lafarge a pu en arriver à verser de l’argent à l’ÉI, il faut remonter à la fin 2007.


Lafarge fait alors l’acquisition de l’activité ciment du conglomérat égyptien Orascom, dirigé par le milliardaire Nassef Sawiris, pour 8,8 milliards d’euros.


Dans le portefeuille du groupe, on trouve une cimenterie en Syrie. Selon le média d’enquête Mediapart, Lafarge réalise rapidement qu’il a fait une erreur.


Après la crise financière de 2008, « l’activité cimentière s’effondre partout, et en particulier au Moyen-Orient. Lafarge s’aperçoit alors qu’il a racheté Orascom beaucoup trop cher et le paye à son tour très cher, croulant sous un endettement gigantesque », selon Mediapart.


Quand le printemps arabe éclate et que la guerre civile éclate en Syrie en 2011, le timing est on ne peut plus mauvais pour Lafarge qui vient d’investir 680 millions $ US pour remettre à niveau et agrandir son usine censée produire 23 % de tout le ciment de la Syrie.


Dans son rapport annuel de 2010, Lafarge précise que « si nous ne respections pas nos engagements, les établissements prêteurs pourraient constater un cas de défaut et exiger le remboursement anticipé d’une part significative de la dette du groupe ».


Rôle des administrateurs


Jusqu’ici, la ligne de défense d’administrateurs de Lafarge est qu’ils n’ont pas été mis au courant des paiements allégués à l’ÉI. « Entre une personne qui fait un paiement en bas de l’échelle à un groupe terroriste et un CEO, il doit y avoir 7 ou 8 niveaux. [...] Je ne sais pas jusqu’où l’information est remontée, mais je peux vous dire que les membres du conseil ­d’administration n’ont jamais été informés », a dit à la police belge Ian Gallienne, administrateur chez GBL et Lafarge, selon Le Monde.


À ce stade-ci, rien ne permet de démontrer que les administrateurs savaient.


Plusieurs médias ont toutefois noté dans les dernières semaines une « absence vertigineuse d’informations » et un silence suspect.


Le Monde a révélé que l’existence d’une taxe réclamée par l’État islamique depuis juillet 2013 a été évoquée dans une réunion du comité de sûreté de Lafarge en septembre 2013.


Or, dans une réunion tenue la veille au soir réunissant le patron de Lafarge, Bruno Lafont, Paul Desmarais Jr., et deux autres administrateurs de GBL, tous les pays du Moyen-Orient sont classés selon leur potentiel sauf la Syrie.


La Syrie n’est mentionnée qu’une seule fois dans le compte rendu de la réunion, pour dire que le pays se stabilise. Pourquoi ?


Dans une analyse fouillée, le média français Mediapart relève aussi des incohérences. « Cette ligne de défense [l’ignorance] [...] est [...] difficile à tenir chez Lafarge, dominé par deux grands actionnaires : le groupe GBL, contrôlé par Albert Frère et le Canadien Paul Desmarais, et par l’homme d’affaires égyptien Nassef Sawiris. » Le média souligne qu’il est impossible que le commissaire aux comptes n’ait pas posé de questions quand est venu le temps de donner une valeur à l’usine dans les états financiers. Il relève aussi que Frère, Desmarais Jr. et Sawiris ont déjà mis Bruno Lafont devant le fait accompli pour une transaction. Mediapart parle d’un silence « organisé » au sujet du rôle dans ce dossier d’actionnaires pas « connus pour être [...] passifs ».


Mediapart a aussi révélé des écoutes de l’ancien patron, Bruno Lafont avec le patron d’une firme de relations publiques parisienne en octobre 2017. Ce dernier lui dit qu’il doit garder le silence, car c’est la stratégie que préconise une spécialiste chargée des communications chez Lafarge.


Le média relève que Bruno Lafont a reçu quelque 30 millions d’euros de Lafarge en émoluments divers, dont des millions lors de son congédiement. « Le prix du silence et de la cupidité en bande organisée ? » se demande Mediapart.