Une maison à soi encerclée par une clôture blanche, un chien qui court sur le gazon vert, une voiture — ou deux —, des enfants qui vont à l’université. La sécurité, le confort, et la promesse d’un avenir encore plus radieux pour ses enfants. Or, ce rêve américain ressemble de plus en plus à un mirage. Prise entre des salaires qui refusent d’augmenter et le coût de la vie sans cesse grimpant, la classe moyenne, qui incarne ce rêve mieux qu’aucune autre, s’érode.
Kim Ozain n’aurait jamais pensé devoir recourir à une banque alimentaire à 54 ans pour calmer sa faim. Mais en ce samedi matin de septembre d’une chaleur tropicale, cette célibataire noire propriétaire de son bungalow, dont les deux enfants volent aujourd’hui de leurs propres ailes et qui travaille 40 heures par semaine, fait la file à la Houston Food Bank pour remplir son garde-manger. C’est la troisième fois en deux mois qu’elle se rend dans ce parc industriel de la banlieue nord de Houston. « La reprise économique, je ne la vois tout simplement pas ! » lance-t-elle, souriante et assurée malgré tout.
Kim Ozain et la quarantaine d’autres bénéficiaires d’aide alimentaire présents ce matin-là sont tous sur le marché du travail. Pour être admissibles, ils doivent présenter une preuve d’emploi ou de rémunération quelconque. C’est la règle. Les heures d’ouverture sont d’ailleurs ajustées aux besoins des travailleurs : les portes sont ouvertes les samedis et dimanches, et la semaine de 15 h à 20 h.
La banque alimentaire d’urgence, comme ils l’appellent, est ouverte depuis 2011 et est attenante à un énorme bâtiment moderne où travaillent 200 personnes à temps plein et jusqu’à 1000 volontaires par jour. C’est un service particulier que la Houston Food Bank offre à cette clientèle. « Au cours des quatre dernières années, il y a eu un changement profond dans notre clientèle, explique Terence Franklin, directeur des services à la Houston Food Bank. Avant, les bénéficiaires étaient surtout des sans-emploi ou des gens vivant sous le seuil de la pauvreté, puis les familles de la classe moyenne ont commencé à nécessiter de l’aide. Les choses devenaient difficiles pour elles et nous voulions venir en aide à ce segment mal soutenu de la société. »
Sous le seuil de la pauvreté
Les gens qui sillonnent les allées dans ce qui a toutes les allures d’une véritable épicerie — les prestataires peuvent ainsi choisir ce qu’ils veulent au lieu de se faire imposer des denrées — sont ainsi soit des working poors (des travailleurs vivant en dessous du seuil de la pauvreté), soit des membres de la classe moyenne inférieure.
Un diplôme d’études secondaires en poche, Kim Ozain travaille depuis cinq ans comme concierge dans une école de Houston. Sa paye est majorée de 3 % par année, assure-t-elle, mais ne gagne néanmoins qu’un maigre 9 $ l’heure. Sur l’année, le total fait un peu plus de 18 000 $US. Rien de faramineux, mais tout de même au-dessus du seuil officiel de la pauvreté (11 670 $US pour un foyer d’une seule personne), ce qui en fait un membre de la classe moyenne inférieure (les définitions de la classe moyenne varient, mais l’une d’elles consiste simplement à placer sa limite inférieure au seuil de la pauvreté, lequel est modulé en fonction du nombre de personnes dans un ménage).
L’hypothèque de son bungalow situé dans la banlieue nord de Houston, avec ses deux chambres à coucher, est entièrement payée. « Dieu merci ! » lance-t-elle en poussant un soupir de soulagement. La première de ses filles est déjà sur le marché de l’emploi et l’autre fréquente le collège, dont les frais sont principalement couverts par des bourses d’études, assure la mère. Mais la hausse du coût de la vie a tout de même eu raison de sa maigre marge de manoeuvre financière. Un exemple : même dans la capitale mondiale du pétrole, où un litre d’essence coûtait environ 75 cents le litre lors du passage du Devoir, la hausse des prix à la pompe depuis quelques années a fait gonfler la facture des résidants de cette ville étendue où la voiture règne en maître.
Houston, un « bargain »
Dans l’ensemble, Houston est relativement abordable. Le coût de la vie dans la quatrième agglomération américaine n’a rien à voir avec celui de New York, de Los Angeles ou de Chicago. Pour conserver un rythme de vie équivalent, un salaire de 50 000 $US à Houston doit passer à 58 569 $US à Chicago, à 65 823 $US à Los Angeles ou à 111 064 $US à Manhattan, rapportait en août le Dallas Morning News. La ville est aussi en plein développement grâce au boom de pétrole de schiste, dont le Texas est aujourd’hui le principal producteur aux États-Unis. Et alors que des villes comme Philadelphie, Phoenix ou Chicago ont perdu des emplois depuis 2008, Houston en a gagné 289 000.
« Si vous ne réussissez pas ici, vous avez des ennuis ! Houston est un bargain ! » confirme Buddy Merrow, un célibataire de 61 ans venu s’inscrire à la banque alimentaire d’urgence un vendredi soir, après sa journée de travail.
Pourtant, la Houston Food Bank est la plus grande banque alimentaire au pays. Et selon ses statistiques, les deux tiers des familles avec enfants admissibles à leur aide ont au moins un parent qui travaille. Qui plus est, la partie nord-ouest de Houston affiche l’une des plus fortes concentrations aux États-Unis de familles qui reçoivent des bons d’alimentation du gouvernement fédéral en dépit du fait qu’au moins un adulte occupe un emploi.
« C’est très difficile de croire qu’une personne puisse joindre les deux bouts avec le salaire minimum [7,25 $ au Texas] aujourd’hui », affirme Buddy Merrow, en remettant un pot de coeurs de palmier sur une étagère. « Je n’ai jamais mangé de ce truc-là, je ne vais certainement pas commencer maintenant ! », poursuit-il en riant.
M. Merrow travaille 37,5 heures par semaine à 8,30 $US l’heure chez Goodwill Industries, un organisme de charité destiné à aider les personnes limitées par des handicaps à se dénicher un emploi. En bon Houstonien, il a longtemps possédé deux voitures, mais il dut se départir de l’une d’entre elles il y a deux ans. Il fait du troc et cherche les perles rares dans les boutiques de biens à prix modiques, en plus de chasser les aubaines et de découper les coupons de la circulaire. « Je fais tout, tout, tout pour économiser, dit-il. C’était tellement plus simple avant. On pouvait se débrouiller avec un petit salaire et une ou deux combines. Je ne vois pas comment c’est possible aujourd’hui. Quand je reçois la première de mes deux payes mensuelles, il ne me reste que 15 $ après avoir payé le loyer. Et j’habite dans un petit appartement tout ce qu’il y a de modeste ! » assure-t-il.
Le rêve américain en panne
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Jean-Frédéric Légaré-Tremblay5 articles
Chercheur à l'Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l'Université du Québec à Montréal
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