À l’issue d’une campagne largement ignorée, l’Alberta sollicite l’appui de sa population lundi dans l’espoir d’obtenir un mandat pour renégocier la Constitution canadienne et ainsi revoir la péréquation. Dans ce référendum, pourtant directement inspiré des dernières expériences québécoises, l’aversion pour le Québec est l’une des principales motivations des électeurs, indiquent des sondages.
« La question est : “est-ce que l’Alberta devrait pousser plus fort pour avoir un meilleur accord [dans la fédération]” », a résumé le premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney, questionné mercredi sur le sens à donner au référendum qu’il promet depuis son élection et qui se tiendra lundi dans la province.
La question qui apparaîtra sur le bulletin de vote des Albertains sera en fait un peu plus complexe : « L’article 36 (2) de la Loi constitutionnelle de 1982 — l’engagement du Parlement et du gouvernement du Canada envers le principe des paiements de péréquation — devrait-il être retiré de la Constitution ? »
« Nous, les Albertains, sommes généreux. Nous sommes fiers de partager notre bonne fortune quand la situation est bonne ici et mauvaise ailleurs, mais nous insistons sur le fait que nous devons pouvoir développer nos ressources », a raisonné le premier ministre Kenney.
En l’absence d’un effort de pédagogie sur la signification du programme fédéral de péréquation, sans réel camp du « oui » ou du « non », survenant entre une élection fédérale et une élection municipale dans une province en pleine quatrième vague de COVID-19, et organisé par un premier ministre impopulaire tant dans sa province qu’ailleurs au pays, le référendum albertain ne risque pas vraiment de changer la fédération, s’entendent tous les experts consultés par Le Devoir.
Le Québec en toile de fond
Qu’est-ce qui motive l’opposition à ce système de partage enchâssé dans la Constitution de 1982 ? Enquêtes d’opinion à l’appui, une étude de l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP) est arrivée au constat que cette position est liée au ressentiment à l’égard du statut du Québec au sein de la fédération.
« La variable qui ressort le plus, ce n’est pas si vous êtes riche ou si vous êtes pauvre, si vous êtes éduqué ou non. C’est : est-ce que vous pensez que le Québec est favorisé ? résume le chercheur Olivier Jacques. Ce n’est pas surprenant, parce que les politiciens comme [Jason] Kenney politisent la péréquation, et parlent tout le temps du Québec. La péréquation, dans la tête des Canadiens [du reste du pays], ça a rapport avec le Québec. »
En Alberta et dans les autres provinces qui ne bénéficient pas du programme de péréquation, l’opinion publique sur cette question a aussi à voir avec le sentiment d’identité : ceux qui s’identifient plus à leur province qu’au Canada risquent moins de voir la péréquation d’un bon œil.
Désinformation
Même si les Albertains sont consultés sur l’avenir de la péréquation, peu d’entre eux comprennent comment tout cela fonctionne, a rapporté le Toronto Star mercredi. Cela laisse le champ libre à des interprétations douteuses présentées à des fins partisanes, selon Daniel Béland, directeur de l’Institut d’études canadiennes de McGill et spécialiste de la question. « Il y a beaucoup de gens qui pensent encore que la péréquation, c’est des provinces riches qui envoient de l’argent aux provinces pauvres ! »
Dans les faits, la péréquation est l’un des transferts que le gouvernement fédéral envoie aux provinces. Calculé par habitant, ce montant est puisé àmême le budget d’Ottawa, donc des taxes et impôts fédéraux. Il vise à permettre le financement de services publics aux résidents des provinces les moins prospères, « comparables à ceux d’autres provinces, à des taux d’imposition sensiblement comparables », précise le site Web du gouvernement du Canada.
« Souvent, les politiciens, c’est le cas en Alberta mais aussi ailleurs, ont tendance à un peu simplifier la façon dont le programme fonctionne, ou même à le caricaturer. Il y a beaucoup de désinformation sur la péréquation », croit M. Béland, aussi coauteur de l’étude de l’IRPP. Le premier ministre albertain, par exemple, mêle à tout cela la question de la résistance aux pipelines.
En raison de sa taille, le Québec recevra encore cette année une large portion de la péréquation, soit environ 13 des 21 milliards de dollars prévus au programme. Or, certaines provinces reçoivent plus d’argent par habitant, comme le Manitoba ou le Nouveau-Brunswick, souligne Daniel Béland. Ce n’est ainsi pas grâce à la péréquation que le Québec peut fournir de plus généreux programmes sociaux, mais bien parce que les impôts y sont plus élevés.
« Le problème en ce moment en Alberta, c’est que ses revenus pétroliers ont beaucoup baissé, et en même temps on sous-utilise la capacité fiscale de la province. Par exemple, on n’a pas de taxe provinciale. […] Au lieu de dire aux Albertains qu’on va faire du ménage et qu’on augmente les impôts et qu’on crée une taxe de vente provinciale, ce qui évidemment, sur le plan politique, n’est pas populaire, on préfère blâmer le Québec, ou d’autres provinces, pour la péréquation. »
Cela aurait même des effets sur la perception des francophones au pays, croit Charles Breton, directeur du Centre d’excellence sur la fédération canadienne de l’IRPP. « Le ressentiment envers le Québec, et envers les francophones, s’il était là avant, se voit augmenté par la façon dont la campagne sur le référendum en Alberta se passe », dit le chercheur qui mesure cette donnée chaque année.
Inspiration québécoise
Le Québec n’est pas que le méchant de l’histoire. Il est aussi l’inspiration de la démarche référendaire, dont la stratégie avouée est d’améliorer son rapport de force vis-à-vis d’Ottawa. « Ce n’est pas pour rien que c’est un référendum. C’est un peu l’idée que le Québec fait des référendums et que, politiquement, ça lui a servi, croit le professeur Daniel Béland. C’est l’idée qu’avec ses référendums, en menaçant de partir de la fédération, le Québec a obtenu des gains. »
« C’est un peu le paradoxe de tout ça : on critique le Québec, mais on s’inspire du Québec », résume pour sa part Frédéric Boily, professeur de science politique au campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta.
Le premier ministre Jason Kenney cite d’ailleurs constamment le renvoi relatif à la sécession du Québec de la Cour suprême, tombé en 1998 après le dernier référendum sur l’indépendance, pour faire valoir qu’Ottawa serait obligé de négocier avec lui après un résultat favorable au référendum. Les experts interrogés doutent que ce soit aussi simple.
D’autant plus que le référendum ne soulève aucune passion en Alberta, témoigne le professeur Boily, qui qualifie la discussion d’« incomparable avec le référendum de 1995 ». Il n’y a pratiquement eu aucune campagne sur la question, et l’essentiel de l’attention médiatique est consacré aux élections municipales qui se tiendront le même jour. Les Albertains pourront aussi voter sur la fin du changement d’heure, lundi. Faible dans les sondages et contesté au sein de son propre parti, le premier ministre Kenney est accusé par l’opposition de faire diversion pour faire oublier sa mauvaise gestion de la COVID-19.
Quant à savoir si le gouvernement Trudeau accepterait de rouvrir la Constitution en cas d’une victoire du « oui » au référendum de lundi, son ministre des Affaires intergouvernementales, Dominic LeBlanc, s’est refusé à tout commentaire sur le sujet.