Depuis septembre, une commission gouvernementale conduit une vaste consultation populaire sur les "accommodements" ethnoculturels et religieux consentis aux minorités issues de l'immigration. Au cours de cette "thérapie collective", certaines interventions marquées par l'ignorance et la xénophobie choquent. Elles ont incité plus de 200 Québécois "de souche" à signer et mettre en ligne cette semaine une lettre ouverte "contre l'intolérance", tandis que le premier ministre s'inquiète "pour la réputation internationale" de la province francophone canadienne.
« RÉAFFIRMONS la primauté du caractère français et catholique du Québec. » « J'ai peur qu'on ne protège pas assez ma langue, ma culture et mes droits. » « Si l'on avait une identité forte, on n'aurait pas peur d'accueillir des étrangers. » Trois phrases de trois intervenants différents, dans un débat de deux heures, illustrent l'image chancelante que le miroir de l'immigration renvoie à une société québécoise tiraillée entre ses besoins démographiques et les « accommodements » que lui impose l'accueil de minorités porteuses de cultures et de traditions « étrangères » dans tous les sens du terme. « Certains prêtent aux immigrants l'intention de nous changer, ce qui souligne notre propre sentiment de faiblesse ; mais pour d'autres, nous avons une identité assez forte et les immigrants ne demandent qu'à s'intégrer », résume en conclusion le philosophe Charles Taylor qui, avec l'historien et sociologue Gérard Bouchard - le frère de l'ancien premier ministre québécois Lucien Bouchard -, préside la commission de consultation sur les pratiques d'accommodement liées aux différences culturelles. Avant de remettre leur rapport au gouvernement le printemps prochain, les deux hommes ont voulu donner la parole au peuple autant qu'aux experts.
Depuis le mois de septembre et jusqu'à la fin de novembre, une vingtaine de journées d'information ont été organisées dans seize régions du Québec pour prendre le pouls de l'opinion à la faveur de présentations de mémoires ou de témoignages, suivies de forums populaires. Le débat public de Saint-Hyacinthe, une grosse agglomération rurale à une quarantaine de kilomètres au sud-est de Montréal, n'avait attiré qu'une centaine de personnes, mais dans les zones urbaines, des salles de trois cents places se sont avérées trop petites.
La présence continue des chaînes de télévision et de radio encourage indéniablement la participation du public. « Les travaux d'une autre commission gouvernementale, sur les aînés (seniors) sont loin d'être aussi suivis », commente le porte-parole Sylvain Leclerc. Selon lui, il faut remonter aux débats sur la souveraineté ou la loi sur la langue pour retrouver le même engouement populaire. Mais celui-ci répond aussi au besoin, pressenti par les deux coprésidents de la commission sur les accommodements, d'évacuer « une part importante de non-dits, faite de désaccords, de malaises, d'insatisfactions, sinon de frustrations ».
Des frustrations qui ont débordé le 27 janvier dernier à Hérouxville, et convaincu le premier ministre, Jean Charest, de créer la commission Bouchard-Taylor un mois plus tard. La municipalité de ce village de 1 300 habitants a adopté un « code de conduite » à l'intention des immigrants, interdisant le port de la burqa et l'excision, mais aussi la lapidation et l'immolation par le feu ! Par prévention sans doute. Mais aussi par réaction à des accommodements jugés déraisonnables : la Cour suprême du Canada n'a-t-elle pas autorisé un jeune sikh à porter à l'école son kirpan (petit poignard), alors qu'elle l'interdit dans ses propres locaux ? « À quoi servent nos politiciens si le pouvoir est transféré aux tribunaux ? », a-t-on entendu à Saint-Hyacinthe.
L'identité québécoise n'est sans doute pas menacée par la légalisation du turban dans la police montée, qui est fédérale. Mais elle ne se reconnaît pas dans l'octroi de lavabos spéciaux pour les ablutions dans les écoles, les services séparés pour hommes et femmes, voire la possibilité de voter, récemment accordée à deux musulmanes, le visage entièrement voilé : « Me donnerait-on le même droit si je portais un passe-montagne ? », s'est indigné un Québécois de pure souche à Saint-Hyacinthe.
Sans attendre les recommandations de la commission Bouchard-Taylor, le premier ministre Charest vient d'annoncer son intention d'amender la Charte québécoise des droits de la personne pour stipuler la primauté de l'égalité des hommes et des femmes sur la liberté de religion - primauté déjà reconnue dans la charte canadienne. Opportuniste ou non, le geste traduit l'inquiétude de l'opinion. Paradoxalement, les « accommodements » en faveur des minorités religieuses ont ranimé la flamme catholique des Québécois au moment où ils l'avaient consignée à la sphère privée. Des parents déplorent la « déchristianisation » des écoles.
Pourquoi tolérer le port du voile dans les espaces publics où l'on fait disparaître les crucifix et les sapins de Noël ? Du coup, quatre décennies après la « révolution tranquille », c'est la place de la religion dans la société qui revient au coeur du débat. C'est ainsi que l'on redécouvre l'un des deux piliers du sentiment identitaire québécois. « La langue française et le catholicisme font partie de notre patrimoine, dont nous devrions être fiers, et le meilleur moyen d'intégrer les immigrants, c'est de leur enseigner notre histoire », estime Onil Perrier, fondateur de la Maison nationale des patriotes à Saint-Denis.
« Le vieux fonds catholique ressort », commente Pierre Chassat, un ancien directeur d'école, lui-même croyant et pratiquant mais partisan d'une « laïcité intégrale » : « J'ai vu dans mon temps une commission scolaire de recrutement rejeter la candidature d'un professeur qui n'avait pas de religion déclarée ! Nous avons trop longtemps souffert de l'emprise de l'Église pour regretter de l'avoir remise à sa place. Ne plus accorder de privilèges à une religion devrait nous permettre de les refuser aux autres. »
Daniel Moreau, prêtre et président d'une association de scouts, se félicite lui aussi de la déconfessionnalisation des écoles mais se prononce pour une « laïcité ouverte » où les paroisses et l'État travaillent en « partenariat » dans le cadre d'une « autonomie réciproque » : « On ne peut pas exclure les communautés religieuses de l'espace public. Le sous-sol de mon église accueille des réfugiés afghans. L'Église est présente dans le tissu social. »
Multiculturalisme à l'anglo-saxonne ou laïcité à la française ? Coincé entre deux modèles culturels, le Québec cherche une troisième voie. À peine affranchi de la tutelle de l'Église catholique, l'État provincial se demande jusqu'où aller dans la tolérance du recours aux « accommodements raisonnables », c'est-à-dire aux dérogations, sans « contrainte excessive » pour la communauté, à une règle dont l'application lèse un citoyen dans l'exercice de ses libertés individuelles, religieuses et autres.
Cette disposition destinée à lutter contre toute discrimination dite indirecte, reconnue depuis 1985 par la Cour suprême du Canada dans le droit fil de l'exemple du voisin américain, n'exclut pas la procédure amiable dite de « l'arrangement concerté ». Le directeur d'un centre sportif de Montréal a ainsi accepté d'opacifier les baies vitrées d'une salle donnant sur une école juive orthodoxe, pour épargner aux élèves la vue de femmes en tenue légère. Mais l'affaire a relancé la polémique sur la cohabitation culturelle et l'incompatibilité des moeurs. La commission Bouchard-Taylor s'est fixé pour objectif de définir un « cadre de référence » permettant aux 7,6 millions de Québécois actuels, sans perdre leurs repères identitaires, de s'adapter au nouveau visage d'une immigration qui compense à peine la dénatalité, et dans laquelle les populations non chrétiennes représentent 11 % des 46 000 nouveaux arrivants annuels.
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De notre envoyé spécial à Saint-Hyacinthe JEAN-LOUIS TURLIN.
PHOTO - La petite ville d'Hérouxville, au centre du Québec, a adopté un "code de conduite" à l'intention des immigrants qui a révélé le malaise identitaire québécois.
David Boily/AFP
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Le Québec a peur de perdre son âme
Multiculturalisme à l'anglo-saxonne ou laïcité à la française ? Coincé entre deux modèles culturels, le Québec cherche une troisième voie.
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