Le progressisme béat

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Le livre ne disparaîtra pas de sitôt

La déprime étant de saison, je ne voulais pas commencer l’année sur une note trop morose. Je vais donc vous parler d’une chose dont on nous avait annoncé la disparition il y a une bonne décennie. Cela nous était asséné avec la certitude des « sachants ». Vous savez, ceux qui ne sont jamais en retard d’une mode et qui courent après la dernière innovation avec la frénésie d’une poule sans tête qui traverse le poulailler.



Il y a dix ans, peut-être même un peu plus, dans les allées du Salon du livre de Paris, on vous expliquait doctement, chiffres à l’appui, que le bon vieux livre de papier était en sursis. Il n’en avait plus que pour quelques années, le pauvre. Une décennie tout au plus et l’affaire serait pliée. Pour le remplacer, on brandissait ces petites tablettes lumineuses où les lignes défilaient comme sur un papyrus retrouvé à Herculanum.



Il suffisait de faire une moue dubitative pour être rangé dans le camp des rétrogrades, des obscurantistes, voire des réactionnaires. Le dieu Modernité — pour ne pas dire le « progressisme » béat — ne supportait ni le doute ni la perplexité. Je me souviens d’avoir dîné avec un haut fonctionnaire du ministère québécois de la Culture qui soutenait mordicus qu’aux États-Unis les ventes du livre numérique étaient sur le point de dépasser celles du livre en papier. Rien n’était plus important que de « rattraper notre retard », disait-il. Tel devait être le fin mot de notre politique culturelle.



La polémique ne concernait pas que le livre. Elle s’élargissait évidemment aux bibliothèques. Qui se souvient que la disparition imminente du livre en papier a servi d’argument contre la construction de la Grande Bibliothèque de Montréal ? Il fallait bien un « conservateur » comme Lucien Bouchard pour avoir pris une telle décision ! On rigolait encore plus des millions investis par ces réacs de Français dans la bibliothèque François Mitterrand. Tout cela pour un objet dont les jours étaient comptés et qu’il fallait se dépêcher d’envoyer au recyclage.



Dix ans plus tard, force est de constater qu’aucune de ces prévisions apocalyptiques ne s’est réalisée. Même aux États-Unis, la part du livre numérique n’a jamais dépassé 20 % du marché. Et encore, certaines publications parlent plutôt de 13 %. C’est ce qu’a reconnu le directeur de Penguin Random House, Markus Dohle, à la Foire du livre de Francfort cet automne. Après une hausse continue, la vente des livres numériques est en recul constant depuis 2015. Depuis deux ans, ses ventes ont baissé d’un milliard de dollars au profit de l’imprimé. On a même vu Amazon ouvrir de bonnes vieilles librairies dans les grandes villes américaines.



En France, le livre numérique n’a jamais vraiment décollé. Il n’occupe que 3,5 % du marché. Dès 2011, les Français ont étendu à celui-ci le prix unique du livre, empêchant ainsi Amazon de casser les prix. Le numérique ne triomphe que dans des niches très pointues, comme les dictionnaires, les encyclopédies et l’autoédition. Il faut dire que, contrairement à l’Amérique du Nord, la France jouit d’un réseau serré de librairies.



En 2011, le regretté Umberto Eco nous avait pourtant prévenus dans un livre au titre qui se passe de commentaire : N’espérez pas vous débarrasser des livres (Grasset). L’auteur du Nom de la rose comparait le bon vieux livre à la cuillère et au marteau. Des outils de base que les gadgets électroniques ne sont pas près de supplanter. Si la plupart des bricoleurs possèdent aujourd’hui un tournevis électrique, cela ne les empêche pas d’avoir dans leur coffre à outils quatre ou cinq tournevis ordinaires. Et le batteur électrique a-t-il fait disparaître le fouet ?



Ces jours-ci à Paris, on assiste même à un certain regain du papier dans le domaine des périodiques. Deux revues culturelles viennent d’être créées. Ces dernières années, un journal quotidien et un autre hebdomadaire ont vu le jour. Tous sur papier. Certes, l’avantage du numérique en ce domaine est plus décisif et la distribution papier régresse en France comme ailleurs. Mais cela ne veut pas dire pour autant que le papier disparaîtra. Parions que les élites britanniques, américaines et françaises sont prêtes à payer le prix pour continuer à lire sur papier le Financial Times, le Washington Post et Le Monde. Il n’est pas exclu non plus qu’une partie de la jeunesse, que l’on enferme aujourd’hui dans le tout-numérique à grands coups de publicité et de menace de passer-à-côté-de-leur-avenir, ne se rebelle et découvre en vieillissant le plaisir des longues heures passées à lire sans écrans.


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