Féru d’histoire ancienne et pétri de références bibliques, Laurent Gbagbo pourrait bien méditer en ce moment l’histoire de Samson, un héros de l’Ancien testament. Guerrier à la force surhumaine embastillé par ses ennemis et exposé lors d’un spectacle destiné à l’humilier, Samson finit par ébranler les colonnes du palais qui abrite leurs réjouissances, et à faire s’écrouler le bel édifice, emportant ainsi ses persécuteurs avec lui dans son trépas. Le tribun enchaîné pourrait en tout cas y trouver quelques analogies avec son cas personnel…
Depuis quelques jours, l’ancien président ivoirien et son jeune lieutenant Charles Blé Goudé sont jugés pour crimes contre l’humanité à la Cour pénale internationale (CPI), sise à La Haye, aux Pays-Bas. S’ils y sont, c’est parce que leurs adversaires, le régime d’Alassane Ouattara et la France, ancienne puissance coloniale, ont mis le paquet pour qu’ils y soient. Paradoxalement, ces derniers ont aujourd’hui autant de raisons de craindre ce procès que les accusés – et la CPI elle-même se retrouve face au tribunal de l’opinion, et joue comme jamais une crédibilité bien entamée.
Gbagbo face au tribunal de l’Histoire
D’une certaine manière, Gbagbo a, ces dernières années, déjà touché le fond. Son humiliante arrestation le 11 avril 2011, son incarcération dans des conditions épouvantables et son transfert à la CPI ont constitué de vrais traumatismes pour ses supporters et lui-même. La confirmation des charges contre lui, obtenue au forceps par l’accusation le 12 juin 2014, a de manière quasi certaine sonné la fin de sa carrière politique active, dans la mesure où elle signifiait qu’il ne pourrait concourir à la présidentielle de 2015, dernière échéance à laquelle il aurait eu la possibilité de se présenter avant d’être frappé par la limite d’âge constitutionnelle.
Aujourd’hui, le cofondateur du Front populaire ivoirien (FPI) est surtout engagé dans un combat pour l’Histoire. Ce qu’il joue, c’est la trace qu’il laissera. Bien entendu, il craint de mourir embastillé. Mais le verdict des juges est au fond moins important pour lui que celui de l’opinion africaine. Si lors de son procès qui sera manifestement ultra-médiatisé de bout en bout, des vérités indiscutables viennent remettre radicalement en cause le « grand récit » que ses partisans proposent – et que de nombreux Africains valident – et qu’une condamnation approuvée par la clameur publique s’ensuit, on pourra le considérer comme perdant sur toute la ligne. Mais les choses pourraient ne pas être aussi simples que cela pour la CPI.
La CPI sous pression
S’il est trop tôt pour préjuger de la consistance du dossier final de Fatou Bensouda, la procureure auprès de la CPI dont les éléments de preuve avaient été jugés insuffisants par les juges de la Chambre préliminaire en juin 2014, l’on peut déjà dire, après l’avoir écoutée aux premiers jours du procès Gbagbo/Blé Goudé, qu’elle continue de s’aligner sans nuances sur le storytelling ouattariste, faisant de Gbagbo une sorte de parangon de l’intégrisme ethnique aux réflexes quasi génocidaires, ce qui est pour le moins osé quand on connaît la complexité de l’histoire de la Côte d’Ivoire et le rôle que les uns et les autres ont joué. Dans sa démonstration, la juriste gambienne continue de tenir des propos démontrant sa grande méconnaissance de la sociologie ivoirienne, faisant notamment passer le général de gendarmerie Georges Guiai Bi Poin, d’ethnie gouro, pour un Bété… comme Gbagbo…
Les observateurs ivoiriens scruteront sans concession les affirmations absurdes de ce type, mais aussi les preuves tronquées – comme des images d’exactions ayant eu lieu au Kenya et attribuées aux pro-Gbagbo lors de l’audience de confirmation des charges – et les témoignages douteux. La procureure auprès de la CPI, sous pression, a déjà dénoncé « les mensonges » propagés par les réseaux sociaux. Elle devra s’armer de courage.
Elle le devra d’autant plus que l’institution pour laquelle elle travaille, elle aussi sur la sellette, pourrait bien tenter d’expliquer d’éventuels revers par les défaillances de l’accusatrice en chef. La CPI sait bien que personne en Afrique ne lui fera de cadeaux. Signe des temps : dimanche dernier, à l’issue du dernier sommet de l’Union africaine, l’organisation continentale a adopté une proposition du président kenyan Uhuru Kenyatta au sujet de la mise en place d’un plan concerté de dénonciation du statut de Rome, texte fondateur de l’institution internationale à caractère judiciaire basée à La Haye. Un sommet extraordinaire se tiendra autour de ce sujet en octobre prochain. Et le cours du procès Gbagbo pourra peser sur les débats…
Face aux accusations fondées de justice des vainqueurs – elle s’est refusée jusqu’ici à mettre en cause Ouattara ou ses lieutenants –, la CPI n’a plus vraiment de marge de manœuvre, dans la mesure où ni le pouvoir ivoirien ni la France ne sont disposées à l’aider à crédibiliser ses enquêtes. Alassane Ouattara a déjà indiqué que plus aucun ivoirien ne sera extradé à La Haye. Par ailleurs, dans son livre Le Joker des Puissants, la journaliste française Stéphanie Maupas, basée à La Haye, révèle le contenu de confidences très éclairantes faites par l’ancien procureur Louis Moreno Ocampo à des diplomates. « Les Français nous ont dit d’accord, mais on ne fait que Gbagbo. Ils ne voulaient pas enquêter sur l’autre côté. Et ils ont pris tout en charge, les salaires et les frais », aurait-il lâché. La CPI n’a ni policiers ni experts. Elle est obligée de s’appuyer sur les capacités des Etats parties et des organisations internationales. Pour l’instant, on ne voit pas qui aidera Bensouda, au cas où elle le voudrait vraiment, à confondre des éléments du camp Ouattara… Il faut croire que la complaisance structurelle de la CPI pour les puissants l’a conduit dans un piège sans fin sur le dossier ivoirien.
« La Ouattarie » gênée aux entournures
C’est un détail révélateur. Le pouvoir ivoirien, qui contrôle étroitement la Radio télévision nationale, se garde bien de diffuser le procès Gbagbo sur ses antennes. Il évite de manière systématique tout grand moment de catharsis. L’on se souvient qu’il a empêché la diffusion publique des auditions de la Commission dialogue vérité et réconciliation, qui avait pourtant longuement écouté les victimes des deux bords. Attaché à un récit de la crise ivoirienne construit de manière manichéenne en sa faveur, Alassane Ouattara ne tient pas à le soumettre à une démarche contradictoire et à admettre que les bourreaux et les victimes se sont trouvées dans tous les camps. Le procès Gbagbo vient remettre sur le tapis des interrogations dérangeantes et des thématiques qu’Abidjan aimerait voir oubliées.
De plus, la question CPI est un des nœuds de cristallisation de la méfiance de plus en plus ouverte au sein du pouvoir ivoirien entre Guillaume Soro, les ex-Comzones de la rébellion qu’il a dirigée, et le cercle rapproché de Ouattara. Le président de l’Assemblée nationale ivoirienne, par ailleurs réclamé par les justices française et burkinabé pour des faits de torture sur Michel Gbagbo et de tentative de coup d’Etat contre la transition à Ouaga, soupçonne l’exécutif de vouloir le sacrifier et pourrait être tenté de prendre les devants, surtout si la pression de La Haye semble trop insistante…
Paris risque gros
Il suffit de surveiller les tendances sur les réseaux sociaux, y compris dans des pays historiquement « hostiles » à Gbagbo comme le Burkina Faso, pour se convaincre que le procès en cours apparaît de plus en plus aux opinions comme une mascarade néocoloniale. Certes, c’est Nicolas Sarkozy qui a eu la peau de Laurent Gbagbo et a voulu l’exposer au « cirque » de La Haye. Mais un des avocats du régime Ouattara, à la manœuvre sur ce dossier, est Jean-Pierre Mignard, ami intime de François Hollande.
Les politiciens français de gauche et de droite ont longtemps minimisé l’impact ravageur de la chute et de l’assassinat de Muammar Kadhafi en Libye sur l’image de leur pays. Le cas Gbagbo nourrit lui aussi des amertumes qui peuvent grandir si le procès donne l’impression de virer à la chasse aux sorcières. Violemment ciblée par les groupes djihadistes qui créent inlassablement de nouvelles succursales dans le Sahel, la France pourrait subir, dans les pays du Sud, un désamour qui certes ne s’exprimera pas par des actes de terrorisme, mais par des poussées nationalistes entraînant pour elle une perte d’influence à la fois progressive et inéluctable. Ce qui se joue actuellement à La Haye n’est pas une petite affaire. Gbagbo est à la barre, mais c’est tout le monde qui tremble.
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