Le populisme centre-européen, ou quand les perdants de la transition renversent la table

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Les démocraties illibérales d'Europe centrale : modèles nationalistes pour le XXIe siècle naissant

Le terme populisme est une catégorie vague. Mais en Europe centrale, il semble que celui-ci prenne des formes spécifiques. En raison de l’histoire bien particulière des pays de cette région. Les essais de deux historiens, Roman Krakovsky et Max-Erwann Gastineau, analysent ce phénomène.


Matteo Salvini s’est tiré une balle dans le pied en déclenchant prématurément les hostilités contre son allié à Cinq Etoiles. De son côté, le FPÖ autrichien a dû abandonner les ministères qu’il détenait en Autriche, à la suite de l’Ibizagate. En Grande-Bretagne, Boris Johnson paraît dans une situation inextricable. Dans nos pays dits parfois de la "vieille Europe", les populistes semblent en sérieuses difficultés. Du moins jusqu’aux prochaines élections. 


Le populisme en Europe centrale revêt des formes spécifiques, liées à l'histoire de ces pays


En Europe centrale, par contre, la formule continue de faire recette. Le Parti Droit et Justice, au pouvoir à Varsovie, se dirige vers une victoire annoncée aux élections législatives du 13 octobre prochain. En Hongrie, le FIDESZ de Viktor Orban vole de victoires en victoires. En République tchèque, le milliardaire Andrej Babis a gagné les élections de décembre 2017, avec son parti baptisé Action des Citoyens mécontents. En Bulgarie, les populistes du parti Ataka sont associés au pouvoir, au sein d’une coalition. Le populisme semble être devenue une caractéristique des pays d’Europe centrale et orientale. 


Mais s’agit-il du même phénomène que celui qui a propulsé, de notre côté de l’Europe, les Salvini, Strache et BoJo au pouvoir ? Populisme est une catégorie bien vague. Et il semble bien qu’en Europe centrale, il prenne des formes spécifiques. En raison de l’histoire bien particulière des pays de cette région. 


Une redéfinition du "peuple" à partir de groupe sociaux relégués aux marges du système


Or, voici que deux livres viennent de paraître – en français, miracle ! – qui tentent une analyse du phénomène. Roman Krakovsky, historien spécialiste de l’Europe centrale signe, chez Fayard, Le populisme en Europe centrale et orientale. Sous-titre : Un avertissement pour le monde ? Max-Erwann Gastineau fait paraître au même moment aux éditions du Cerf, Le nouveau procès de l’Est. Le premier replace les populismes actuels dans l’histoire longue de la région qu’il connaît admirablement. Le second tente une défense de ces populismes centre-européens qui a le mérite de poser les termes du débat qui oppose nos démocraties libérales à ces régimes qui se définissent, eux, comme des démocraties illibérales


La définition du populisme vers laquelle pointe Krakovsky, c’est celle d’une redéfinition des communautés politiques, des nations en particulier, à partir du point de vue et des intérêts d’une catégories de personnes reléguées aux marges du système. Ces groupes aspirent à renverser la table parce qu’elles ont le sentiment que, dans le cadre du système existant, elles seront toujours perdantes. Ainsi, aujourd’hui, dans les anciennes démocraties populaires, qui ont vécu une "transition" très rapide du socialisme au capitalisme, l’électorat populiste est composé principalement de personnes qui ont le sentiment d’avoir relativement plus pâti que bénéficié de la fameuse "transition". 


Selon cette conception, les populistes sont des politiciens qui entendent reconfigurer la communauté nationale, autour de ces catégories reléguées, en définissant des groupes comme étrangers au vrai peuple. Voire comme "ennemis de la nation"


Dès la fin de la Première guerre mondiale, le populisme agrarien domine la vie politique de cette région


Mais remontons le fil du temps. Comme le démontre Krakovsky, au lendemain de la Première Guerre mondiale, les partis agrariens ont été les grands gagnants de l’introduction du suffrage universel dans cette partie de l’Europe. Les paysans sortaient d’un long assujettissement. En outre, ils étaient roumains, bulgares, ukrainiens, slovaques, ou croates, quand les grands propriétaires, eux, étaient très souvent allemands, hongrois ou polonais. Le conflit de classe se doublait donc d’une différence nationale. Dans une région du monde où les différentes nationalités étaient mêlées de manière inextricable. 


Dans ces nouveaux Etats, issus de la dissolution des empires austro-hongrois, ottoman, ou russe, les paysans, majoritaires, s’emparent donc du pouvoir par les urne. Et ils obtiennent la réforme agraire qu’ils avaient longtemps réclamée. Le partage des terres. Leurs leaders développent une idéologie en vertu de laquelle le village, idéalisé est le conservateur des valeurs ancestrales traditionnelles. On y rencontre des êtres aux personnalités harmonieuses, qui contrastent avec celle du citadin qui est dépeinte par toute une littérature des années vingt comme désagrégée, inauthentique, désarticulée.  


Dans certains cas, le pouvoir paysan tourne à la dictature agrarienne, comme dans le cas de la Bulgarie, tombée sous la coupe d’Aleksandar Stambolijski et sa Garde orange. 


La vision de Roman Krakovsky est profondément whig : elle identifie la démocratie avec la montée des classes moyennes 


Le sous-entendu d’une telle représentation, libérale en réalité et même profondément « whig », c’est que la démocratie repose idéalement sur le développement, l’extension et le pouvoir des classes moyennes. Or, Roman Krakovsky a parfaitement raison de le souligner : les classes moyennes, en tous cas, les classes moyennes nationales, c’est ce qui a manqué le plus aux petites nations d’Europe centrale et orientale. A la seule exception de la Tchécoslovaquie, dans ces pays, les membres de la bourgeoisie étaient considérés comme « étrangers ». Les artisans, commerçants et membres des professions libérales étaient souvent juifs. Les entrepreneurs et ingénieurs des industries naissantes, fréquemment allemands


par Brice Couturier