Le point de bascule

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« La liste des censures ne cesse de s’allonger : annulation de conférences, de pièces de théâtre, disparition des caricatures dans la presse, boycottage de films et d’expositions, police du langage [etc.] »


Il y a cinq ans exactement, le 7 janvier 2015, la France et le monde vécurent un événement inouï dont on peine encore aujourd’hui à saisir toutes les conséquences. Vers 11 h 30 du matin, deux djihadistes cagoulés firent irruption dans la rédaction de Charlie Hebdo pour assassiner froidement à la kalachnikov douze personnes, dont quelques-uns des bédéistes français qui avaient bercé la jeunesse de plusieurs générations de francophones. Pour boucler la boucle de l’horreur, ces assassinats commis pour venger le blasphème contre Mahomet seront suivis d’une prise d’otages qui coûtera la vie à quatre personnes coupables du seul crime d’avoir été juives.


« Ce jour-là, ils ont gagné. Ils ont marqué un point. […] Quand cela s’arrêtera-t-il ? » demandait Zineb El Rhazoui dans l’excellent documentaire de Vincent Coen et Guillaume Vandenberghe fort justement intitulé Rien n’est pardonné. La journaliste de Charlie qui a miraculeusement échappé à l’attentat et vit depuis sous protection policière ne croyait pas si bien dire.


Après avoir tenté d’assassiner la liberté de penser, on s’en prit, lors des massacres du Bataclan, au mode de vie français, celui de la liberté des couples, de la séduction et de la douceur de vivre des terrasses. Rappelons que, pas plus tard que la semaine dernière, deux attaques au couteau ont été commises par des islamistes à Villejuif et à Metz. Dans la première, l’assassin poussa l’abjection jusqu’à vérifier avant de les poignarder si ses victimes n’étaient pas musulmanes en leur demandant de réciter un extrait du Coran. Dans cette société que l’on prétend outrageusement machiste, un homme est mort courageusement en servant de bouclier humain à sa femme. À l’aube de la nouvelle année, cela s’est passé dans l’indifférence générale de la presse internationale.


Il y a des moments où l’histoire chavire. Plus le temps passe, plus le massacre de Charlie Hebdo apparaît comme ce point de bascule où nous sommes passés dans un autre monde. Celui d’un nouvel ordre moral, où la liberté de parole a subi un recul incalculable. Sauf que les libres penseurs d’aujourd’hui n’ont plus un, mais deux fusils sur la tempe. Les forces de l’islamisme meurtrier s’alliant à celles de la nouvelle majorité morale américaine font de plus en plus régner un régime de terreur dans le domaine de la pensée.


« C’est paradoxalement quand ce droit [à la liberté d’opinion] est consacré, après des siècles, voire des millénaires, de combats, que les hommes, comme s’ils s’affolaient de la liberté conquise, refusent de quitter leurs cages et réclament de nouvelles laisses », écrit l’avocat Richard Malka dans le numéro anniversaire de Charlie Hebdo publié cette semaine. Aujourd’hui, « notre nouvelle bourgeoisie néovertueuse demanderait la peau de Voltaire », conclut-il.


Qui aurait à nouveau le culot de caricaturer Mahomet en cette époque où Sleeping Giants, ce collectif de militants américains sur Internet qui dit combattre la haine, fait campagne en France pour que les annonceurs retirent leurs publicités des médias qui ne pensent pas comme eux ? La liste des censures ne cesse de s’allonger : annulation de conférences, de pièces de théâtre, disparition des caricatures dans la presse, boycottage de films et d’expositions, police du langage ; sans compter la pire de toutes les censures, celle qui ne laisse pas de trace : l’autocensure.


Certes, tous ceux qui se hasardent à penser librement ne risquent pas la décapitation comme les dessinateurs de Charlie Hebdo. Mais ils n’en risquent pas moins parfois la mise au ban de la société, la mort sociale et l’opprobre moral.


Le Québec est loin d’être épargné par cette déferlante. Dans quel pays démocratique poursuit-on devant les tribunaux un écrivain pour avoir décrit dans un roman une scène d’inceste ? Dix lignes dans un roman de 270 pages ! Il suffit de connaître un peu le monde de l’édition pour savoir que la franche liberté qui y régnait il n’y a pas si longtemps s’évapore dès lors qu’il est question d’un sujet délicat concernant les minorités ethniques, religieuses ou sexuelles.


À quand les sensitivity readers qui aux États-Unis relisent les oeuvres afin d’aider les éditeurs à formater des romans qui ne heurtent aucune sensibilité ? Parce qu’elle est le seul lieu de toutes les libertés, la littérature sera toujours la cible des ligues de vertu. À une autre époque, on classait les livres sulfureux dans une section spéciale appelée l’« enfer » à laquelle on n’accédait que sur autorisation. Mais dans le monde austère de la rectitude politique, il n’y a plus d’enfer. Comme si le paradis devenu obligatoire n’était pas qu’une autre version du totalitarisme.


Le danger avec ces dénonciations tous azimuts, « c’est la disparition de la conversation publique », disait Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières. Pas besoin d’être grand clerc pour constater qu’avec les « meutes numériques » que favorise Internet cette « conversation » se porte mal. Sa préservation exige la vigilance de tous. Comme disait le dessinateur Charb tombé sous les balles des islamistes : « J’ai moins peur des extrémistes religieux que des laïques qui se taisent. »

 





Une version précédente de ce texte, qui indiquait que l'attentat de Charlie Hebdo a eu lieu le 7 décembre 2015, a été modifiée.








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