Thibault Muzergues est directeur du bureau européen de l’International Republican Institute (IRI), une ONG américaine qui promeut la “démocratie libérale” dans le monde. Dans son dernier livre, La quadrature des classes (Bord de l'eau, 2018), il analyse comment la montée de quatre classes (la classe créative urbaine et libérale, la classe moyenne provinciale, la nouvelle minorité blanche ouvrière et les “millennials”) reconfigure le champ politique sur le Vieux Continent et outre-Atlantique, au-delà du désuet clivage gauche-droite. Il revient sur la montée du Brexit Party, lancé récemment par Nigel Farage, ancien leader du UKIP (UK Independence Party) qui, d'après les sondages, concentre plus d’intentions de vote aux élections européennes que les conservateurs et les travaillistes réunis (34%, d'après The Observer).
Marianne : Le parti de Theresa May n'est que quatrième selon les sondages pour les européennes au Royaume-Uni, loin derrière le parti du Brexit de Farage. Comment l'expliquer ?
Thibault Muzergues : Tout simplement parce que le parti conservateur a failli dans sa promesse principale : "Deliver on Brexit". Une majorité des électeurs conservateurs ont voté pour une sortie de l’UE en 2016 (et une grande partie des "remainers" du parti s’y sont ensuite ralliés), il avait été proposé par référendum par un leader Tory (David Cameron) et Theresa May est arrivée au pouvoir avec la promesse de le matérialiser – c’est le fameux "Brexit means Brexit" qui a été le mantra de toutes les conférences du Parti conservateur depuis 2016. Or, la date butoir de sortie de l’Union européenne est passée, et la Grande-Bretagne fait toujours partie de l’UE. Pire encore, elle doit organiser des élections pour envoyer des députés au Parlement européen, une véritable humiliation pour les souverainistes britanniques ! Il est donc normal dans ces conditions que les électeurs conservateurs sanctionnent le parti au pouvoir, et le poussent à en finir avec un processus qui n’en finit pas de lasser le public britannique.
Il n’est pas du tout impossible que, s’ils sont appelés à voter à nouveau, les Britanniques confirment leur vote de 2016.
Le succès de Farage est-il la preuve que les Britanniques ne regrettent finalement pas le vote en faveur du Brexit, comme l'expliquent pourtant beaucoup de médias ?
Oui et non. Le problème du Brexit, c’est qu’il a profondément divisé l’opinion publique britannique. Vous avez à l’heure actuelle deux camps qui s’affrontent, et il n’y a pas de place pour le compromis. Alors bien sûr, les partisans du Remain forment quasiment la moitié de l’électorat et font entendre leur voix. Mais les partisans du Brexit, eux, forment une autre moitié, et ses membres ont l’impression qu’on est en train de leur voler leur victoire. Ils vont donc vraisemblablement se mobiliser massivement le 23 mai (on vote le jeudi au Royaume-Uni, ndlr) pour envoyer un message clair aux élites (et au Parti conservateur) : "Get on with it", finissez le Brexit, et passons à autre chose.
Les partisans du Brexit ne sont donc pas encore à court d’arguments ?
Absolument pas ! C’est une erreur monumentale de la part de nos observateurs continentaux que de croire que le Brexit est un caprice qui n’a aucun sens ! Au contraire, il a des racines profondes dans la pensée politique britannique, et la volonté de sortir de l’Union, même si elle ne fait pas sens pour nous, correspond à des raisonnements tout à fait logiques : beaucoup au Royaume-Uni considèrent qu’ils ont culturellement plus de points communs avec les autres pays anglo-saxons de l’anglosphère, ce qui est vrai d’ailleurs comme le montrent la plupart des sondages (voir par exemple l’enquête planétaire sur la démocratie que l’IRI et la Fondapol s’apprêtent à publier) – et il est à noter qu’un certain nombre de politiques en Australie, au Canada et aux États-Unis (surtout à droite) sont également tout à fait sensibles à l’idée de soutenir leur "kith and kin". Quand on ajoute à ce vieux fond les performances économiques décevantes de la zone euro depuis 10 ans et la crise des migrants de 2015, on a la recette qui a amené une majorité d’électeurs à se porter vers le Brexit. Ces éléments sont toujours là, il n’est donc pas du tout impossible que s’ils sont appelés à voter à nouveau, les Britanniques confirment leur vote de 2016.
Outre le Brexit, que défend Farage ?
Rien d’autre. La raison d’être du Brexit party, c’est le Brexit, et vous pouvez être certain qu’il disparaîtra aussi vite qu’il est apparu une fois que la Grande-Bretagne sera sortie de l’Union. C’est d’ailleurs pour cela que la sortie du Royaume-Uni devient on ne peut plus urgente : chaque jour de plus passé à l’intérieur de l’UE pourrit un peu plus la situation en Angleterre ET dans l’Union, et cela n’est pas bon pour la future relation entre le Royaume-Uni et l’UE.
Le meilleur moyen pour les Tories de tuer dans l’œuf le Brexit Party aujourd’hui, c’est d’en finir au plus vite avec le Brexit.
Avec Farage, voyons-nous l'émergence d'un grand parti nationaliste, comparable au RN en France et à l'AfD, en Allemagne ? Pourquoi l'Ukip n'avait jusqu'ici pas réussi à rassembler "la nouvelle minorité blanche" ?
Ukip avait bien réussi à mobiliser la classe ouvrière blanche, que j’appelle la nouvelle minorité dans mon livre La quadrature des classes, pour le vote du Brexit, en partie (mais pas seulement) grâce à Farage. Tout le problème du Parti conservateur, c’est qu’il n’a pas su utiliser le Brexit pour faire venir à lui ces électeurs, malgré les efforts sémantiques de Theresa May. Mais cela ne veut pas dire que le parti survivra au Brexit. D’abord parce qu’il a été créé uniquement pour cela (et Farage a bien fait comprendre que le pouvoir à Westminster ne l’intéressait pas) et ensuite, parce que les Britanniques savent bien faire la différence entre les différents scrutins : les sondages pour les européennes montrent bien un parti du Brexit très fort et un parti conservateur faible, mais les mêmes sondages pour une élection législative nationale montrent les Conservateurs et les Travaillistes au coude-à-coude et loin devant le Brexit Party. Le meilleur moyen pour les Tories de tuer dans l’œuf le Brexit Party aujourd’hui (et probablement sauver leur parti), c’est d’en finir au plus vite avec le Brexit.