Fumée blanche ce mardi 2 juillet à Bruxelles. Ce sont finalement l'Allemande Ursula von der Leyen, proche d'Angela Merkel, et la Française Christine Lagarde, présidente du Fonds monétaire international (FMI) et ancienne ministre de l’Économie sous la présidence de Nicolas Sarkozy, qui ont été désignées pour prendre respectivement la tête de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne (BCE). Au Parlement, c'est l'Italien David Sassoli, candidat des sociaux-démocrates, qui a été élu ce mercredi 3 juillet. Décryptage.
Marianne : Les dirigeants de l'UE se sont entendus à Bruxelles sur les nominations clés de l'Union, dont l'Allemande Ursula von der Leyen à la Commission et la Française Christine Lagarde à la BCE. Pourquoi les négociations ont-elles été aussi longues ?
Thibault Muzergues : Le "mercato" bruxellois est une affaire complexe : il faut bien sûr respecter le choix des électeurs européens (et donc donner ici une certaine prééminence au centre-droit et au PPE), tout en respectant les partenaires de la coalition qui gouvernera l’Union pour les cinq prochaines années (et donc faire une place au centre-gauche du PES et aux libéraux d’ALDE), en prenant aussi garde de respecter les équilibres nationaux et régionaux : on ne peut pas avoir deux Belges, les Français et les Allemands doivent être représentés de manière parallèle, l’Europe du Sud doit avoir au moins un poste, etc. À ce petit jeu où les chefs d’État et de gouvernement des 28 négocient entre égaux, on comprend que les tractations soient compliquées, dans la mesure où le refus d’un candidat invalide souvent tout le reste de l’équipe. On comprend dès lors les difficultés à choisir une équipe, avec une donne beaucoup plus compliquée cette année, dans la mesure où la France ne voulait pas forcément jouer le jeu de Bruxelles, Angela Merkel était affaiblie et la coalition de gouvernement devait satisfaire les intérêts de trois partis, le PPE et le PES ne pouvant plus se passer des libéraux et des centristes.
C’est surtout l’Europe centrale qui est perdante dans ce deal où la France et l’Allemagne ont placé quasiment tous leurs pions.
Certains présentent le résultat comme une victoire de Macron. Qu'en est-il réellement ?
C’est la magie de Bruxelles : toute bonne nouvelle peut être annoncée comme une grande victoire nationale, et toute défaite déguisée en décision injuste imposée par des bureaucrates non-élus ! Macron a bien rattrapé le début de législature catastrophique du mois de juin. Il a réussi à imposer une Française à la tête de la BCE (ce qui laisse espérer une politique monétaire plus accommodante et flexible sur les cinq prochaines années, une bonne nouvelle pour la France et l’Europe du Sud), et la nomination de Charles Michel est un joli coup dans la mesure où le futur ex-Premier ministre belge est un allié du Français au Conseil. Cela étant, la vraie gagnante de la négociation, c’est - une fois de plus, oserait-on dire - Angela Merkel. Elle avait annoncé la couleur à l’automne dernier lorsqu’elle avait déclaré vouloir un(e) Allemand(e) à la tête de la Commission, c’est chose faite ! Qui plus est, Ursula von der Leyden est une proche de la chancelière et avait même été considérée comme son héritière probable durant les années fastes. C’est bien elle qui dirigera la Commission durant les cinq prochaines années, et il y a des raisons de craindre que ses instincts suivent ceux de la Chancelière actuelle, tout du moins dans l’immédiat.
Y a-t-il des perdants dans cette négociation ?
Le PSE a des raisons d’être frustré, dans la mesure où il est passé tout près de faire accepter son spotzenkandidat, Frans Timmermans, à la tête de la Commission. Au final, ils récupèrent le poste le moins puissant (le poste de Haut Représentant et la présidence du Parlement européen). Mais c’est surtout l’Europe centrale qui est perdante dans ce deal où la France et l’Allemagne ont placé quasiment tous leurs pions : aucun des postes clés n’est occupé par un politique issu des nouveaux Etats de l’Union, alors que Donald Tusk avait pris la tête du Conseil il y a cinq ans. Ceci n’est pas anodin, et il faut voir là probablement une volonté de "punir" les Polonais et les Hongrois qui ont été très difficiles dans la négociation, Viktor Orbán se permettant même de faire capoter l’option Timmermans il y a 48 heures. Mais cela leur donne également des munitions dans leurs pays, où ils peuvent continuer à accuser Bruxelles de ne pas les respecter. C’est un isolement à double tranchant, et il est à espérer que la prochaine Commission (en 2024) pourra permettre de rétablir un peu l’équilibre géographique.
Les deux femmes sont issues de l’establishment et ont été choisies car elles sont dans la droite ligne des intérêts français et allemands.
"Nous vivons un moment historique : deux femmes à la tête de l’Europe, grâce au président Emmanuel Macron qui a fait de la parité un enjeu de ces nominations", a tweeté Marlène Schiappa. Par-delà le sexe d'Ursula von der Leyen de Christine Lagarde, pouvons-nous nous attendre à des changements de leur part ?
Il est plutôt cocasse de voir une féministe ramener deux femmes ultra-compétentes à leur condition féminine ! Elles sont à leur poste avant tout pour leurs compétences hors du commun et un CV à faire pâlir leurs collègues, femmes comme hommes. Amèneront-elles du changement ? À elles seules, c’est peu probable : les deux sont issues de l’establishment et ont été choisies car elles sont dans la droite ligne des intérêts français (prendre le contrôle de la monnaie à la place des Allemands) et allemands (contrôler la Commission). Mais elles pourraient également incarner le changement si les choses bougent à Berlin en fin d'année : la CDU se prépare à un automne très difficile avec des élections régionales dans trois Länder qui pourraient très bien sonner le glas pour Angela Merkel, voire pour la coalition CSU-SPD. Les institutions européennes pourraient alors profiter de ces changements pour prendre plus d’autonomie et insuffler un changement de cap politique.