En page 12 du Soleil de Québec, le 21 novembre dernier, nous apprenions que TransCanada Pipelines ne se sentait pas suffisamment forte en traduction pour garantir la concordance exacte entre les deux versions des 30 000 pages de documents qu’elle entend soumettre à L’Office national de l’énergie au soutien de sa demande d’autorisation de construction d’un pipeline sur le territoire du Québec. Alors, certains intéressés comptent sur le Commissaire aux langues officielles pour remédier à la situation (S- 23-11-14, p. ; 10). On se demande si ces braves gens savent...compter.
Revenons donc au texte de Michel Corbeil, celui du 23 novembre :
« Notre service du contentieux nous dit que s’il n’y a pas de concordance entre les deux versions, cela peut poser des problèmes juridiques plus tard. »
Oh, ils ont un solide service juridique, chez TransCanada. C’est tout à fait vrai que cela pourrait éventuellement donner lieu à de graves difficultés, comme nous le verrons plus loin. Maintenant, faut-il chercher la solution auprès du Commissaire au langues ? Vous savez, ça vaut ce que ça vaut le Commissariat aux langues officielles. René Lévesque, lui, appelait cela « le bon vieux sédatif du français coast to coast ».
Mais, entamons quand même avec un conseil non sollicité à l’intention des plaignants. De grâce, de grâce, assurez-vous du fait que les enquêteurs au dossier ne seront pas Gilbert Langelier, Charles Barker et Terry McFaul. Ils savent qui les nourrit, ces messieurs-là, comprenez-vous. Ce sont eux qui ont « enquêté » sur ma plainte d’avril 1987 concernant...la concordance entre les deux versions des lois fédérales. Ce ne sont pas les Dents de la mer, messieurs Langelier, Barker et McFaul. Oh, à bien y penser, peut-être le sont-ils, mais pour les plaignants, pas pour le gouvernement fédéral...
Alors, allons-y d’un bref retour sur ma plainte, même si j’en ai déjà traité sur Vigile. Vous savez, donc, que suite à une recommandation ...du Commissaire aux langues officielle, dans son Rapport pour 1976, le ministère fédéral de la Justice a confié à deux linguistes européens sans formation juridique un mandat très fort pour donner une allure civiliste à la version française des lois fédérales. Fondamentalement, on s’est attaqué à cette tâche colossale dans le cadre de la Révision générale de 1984...pardon, 1985. Ils comprennent, à la Justice. C’est une question d’optique.
Employé comme avocat à la Commission de révision, je n’arrivais pas à croire que l’on puisse traiter avec autant de désinvolture des textes adoptés par le Parlement, soit les Communes, le Sénat et le Gouverneur général. C’est donc avec énormément de prudence que je reformulais la version française des lois qui m’étaient confiées.
...Peut-être trop de prudence, en fait. Un beau jour, donc, excédé par ma trop grande déférence vis-à-vis du Parlement, le linguiste sortit de mon bureau avec une traînée de feu derrière lui. Je me retrouvai donc quelques minutes plus tard devant le secrétaire de la Commission, Lionel Levert, qui me menaça de congédiement si je ne montrais pas plus de déférence...vis-à-vis du linguiste. C’était un poids lourd, à la Commission, le monsieur.
Pour paraphraser le bon juge Laskin (Vapor-1977), francophile jusqu’au bout des ongles, il parlait plus ou moins ex cathedra, le linguiste. Oh, son collègue de la Section de la législation ne donnait pas sa place lui non plus. C’était à leurs « risques et périls » que les avocats ne suivaient pas ses directives linguistiques, a-t-il un jour fait remarquer. C’est un fait.
Le problème, c’est que les interventions des linguistes n’étaient pas nécessairement sans conséquences. Ils comprennent ça, chez TransCanada...En modifiant uniquement la version française lors de la Révision de 1985, on risquait de donner préséance à la version anglaise dans tous les cas de divergences résultant de ces interventions. Voici en effet ce que disait à ce propos le juge Pigeon de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Popovic (1976), aux pages 315-316 :
« Le fait que la version anglaise demeure inchangée indique clairement qu’on a eu l’intention d’effectuer aucune modification dans les dispositions qui nous intéressent. »
Dans l’instance, la Cour a tout simplement appliqué la version anglaise. C’est ce que TransCanada aimerait bien voir devant l’ONE.
À tout événement, tel était l’état de la jurisprudence à l’époque de la Révision en 1985. Étrangement, mystérieusement, même, les tribunaux n’ont pas eu recours à l’affaire Popovic pour résoudre les divergences issues de la Révision de 1985. Dans des circonstances incertaines, douteuses, louches, troubles...suspectes, on en est venu à développer la théorie de l’intention commune aux deux versions, telle qu’énoncée dans l’affaire Daoust (2004). C’est une grande décision, l’affaire Daoust, vous savez. Le Barreau du Québec l’a d’ailleurs salué bien bas dans le Journal le 1er mai 2004.
D’abord, elle permet de mettre le couvercle sur la Révision de 1985. On a dû y aller de tout un soupir de soulagement, à la Justice, lorsque la Cour a livré cette décision, mes amis.
Ensuite, outre cet enterrement peu cérémonieux de l’arrêt Popovic, la décision Daoust sous-entend l’existence d’un Canada bilingue...« coast to coast ». En effet, qui d’autres que les juristes bilingues sont en mesure de cerner l’intention commune de deux versions par ailleurs divergentes ? Les plaignants dans le dossier Énergie Est semblent définitivement comprendre la situation en ce sens.
Mais, il y a plus encore. L’arrêt Daoust est un véritable couteau suisse. Lue en harmonie avec les articles 8.1 et 8.2 de la Loi d’interprétation, elle jette les bases d’un Canada bi-juridique « coast to coast ». Lisez-les comme il faut et demandez-vous s’il n’y a pas là un plan d’unification du droit privé au canada. Machiavel lui-même échapperait une petite larme d’admiration face à la sournoiserie du procédé.
« Moudit » qu’on s’amuse. Alors continuons.
Au début des années 1990, le Vérificateur général a inclus à un de ses rapports une observation à l’effet qu’il y avait trop de divergences entre les deux versions de la Loi de l’impôt. Langage codé qui visait l’ensemble des lois fédérales. Il n’y en a pas tellement de divergences entre les deux versions de la Loi de l’impôt. Le ministère des Finances ne voulait pas voir les linguistes à une lieue de sa Loi. Mais, il aurait été difficile de demander au Commissaire aux langues officielles de rappeler le ministère de la Justice à l’ordre, n’est-ce pas. En 1988, il a décliné sa juridiction pour se prononcer sur ma plainte.
Tiens, pendant que nous y sommes, un autre cas de divergence, celui du juge Nadon et de l’article 5 de la Loi sur la Cour suprême du Canada. N’eut été de la modification apportée à la version française de l’article 5 au cours de la Révision de 1985, la Cour suprême n’aurait pas pu invalider la nomination de monsieur Nadon. Si vous ne lisez que la version anglaise de l’article 5, vous constatez qu’il n’y en avait pas de problème avec cette nomination. Et, ce n’est pas l’ex juge Binnie qui nous contredirait là-dessus (D-09-10-13, p. ; A-2). Avant la Révision, les deux versions disaient la même chose.
Elle était dans l’eau chaude, la Cour suprême, avec le juge Nadon. Pour valider sa nomination, elle aurait dû s’appuyer sur la version anglaise de l’article 5. On imagine les manchettes le lendemain de la décision...« La cour penchée d’Ottawa suit la tradition », « Le juge Nadon marque avec l’aide de Harper et McLachlin »...The sky is the limit...Avec l’Affaire du rapatriement et des valeurs mobilières encore chaudes, la Cour estimait probablement ne pas être en mesure de passer le juge Nadon. C’est probablement de cela dont la Juge en chef voulait parler avec la Premier ministre. Vous ne trouvez pas, vous autres, que les barreaux et les médias ont donné l’impression de ne pas vouloir le savoir, ce que voulait raconter Mme McLachlin au Premier ministre. Il n’y a personne qui a demandé à le savoir. Quels étaient-ils, ces « impacts institutionnels » dont parlait la Cour ?
À tout événement, les juges majoritaires ont inventé la nécessité constitutionnelle d’une présence civiliste bionique à la Cour, tordu l’article 6 et invalidé la nomination du juge Nadon. Ce faisant, cependant, on a fermé la porte de la Cour aux juges civilistes de la Cour fédérale. Comme le disait le juge dissident, on a eu droit à une décision essentiellement politique.
Et, ce n’est pas terminé. Vous appreniez plus haut que la commission de Révision et son linguiste ne s’en laissaient pas imposer par des quantités négligeables comme les députés, les sénateurs et le Gouverneur général. Sachez maintenant que même la formule d’amendement à la constitution ne les ébranlait pas. Oui, oui, dixit...la Cour suprême.
Vous vous souviendrez tous que le fédéral a essayé de légiférer afin de renforcer la position du juge Nadon devant la Cour suprême. « No way, José », répliqua cette dernière. Seul un amendement constitutionnel vous permettrait de faire ce que vous avez prétendu accomplir au moyen d’une simple loi. Les constitutionnalistes parmi vous pourront lire les articles 8.1 et 8.2 de la Loi d’interprétation à la lumière de ce que la Cour a dit à ce sujet dans le renvoi Nadon.
À tout événement, revenons à l’article 5 de la Loi sur la Cour suprême. Si la Cour a pu invalider la nomination du juge Nadon, c’est qu’elle a appliqué la version française de cet article telle que modifiée par la Commission de révision et son linguiste. Si elle l’avait appliquée dans sa version antérieure, elle aurait dû valider la nomination. Monsieur Nadon avait été avocat pendant dix ans. Sachant, donc, que les Lois révisées sont entrées en vigueur après l’entrée en vigueur de la formule d’amendement, il faut conclure que la Cour suprême a donné effet à la modification introduite à la Loi par la Commission de révision, ce qu’elle a refusé au Parlement en 2013. Non, ce n’était pas des deux de pique, les gens de la Commission.
Bah, et pourquoi ne pas en étendre une autre couche. Tant qu’à être parti...Serez-vous surpris d’apprendre que la Révision de 1985 a été adopté sans contrôle parlementaire ? Voici ce que l’on retrouve à ce sujet dans le Rapport du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles du 7 mai 1987 concernant la Révision de 1985 :
« Le projet de révision actuel comprend dix-sept volumes couvrant plus de 10 000 pages de textes législatifs, sans aucune indication des changements effectués par la Commission aux lois adoptées par le Parlement. Cette façon de présenter le travail ne permet pas au Comité de s’acquitter de son mandat consistant à examiner et à approuver lesdits changements ».
Ce n’est pas, donc, la Commission qui montre de la déférence vis-à-vis du Parlement, mais bien le Parlement qui montre de la déférence vis-à-vis de la Commission. Que voulez-vous, ils sont comme cela, nos dirigeants. Ils montrent de la déférence vis-à-vis de la police aussi...Mais, cela est une autre histoire. Voilà plutôt ce que l’on retrouvait dans le préambule de la Loi ayant donné effet aux Lois révisées de 1985 (LC, 1987, c. 48) :
« Attendu :
...que les textes révisés on tété examinés et approuvés par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles... ».
Cet été, le Globe and Mail a pointé un doigt réprobateur à l’endroit de la Chambre des Communes parce que celle-ci avait envoyé au Sénat un projet de loi qui ne contenait pas tous les amendements que les députés y avaient apportés lors de son passage en cette Chambre :
« The Commons’s mistake affects a key government priority- victim rights- by leaving out four amendments approved for the Fairness For Victims Act. Parliamentary experts say they have never heard of such an error being made before. »
Croyez-vous sincèrement que le Canada anglais aurait laissé passer la Révision de 1985 s’il n’avait pas estimé pouvoir compter sur les garanties de l’affaire Popovic ? Si l’on se fie à l’attitude de TransCanada dans le cas d’Énergie Est...
Il va être intéressant de voir ce que le Commissariat va raconter dans cette affaire. Le point soulevé est exactement celui que j’ai soumis au Commissaire il y a plus de vingt-cinq ans. J’ai été harcelé. On a voulu me faire déclarer médicalement incompétent...Ce ne sont pas des méthodes soviétiques, ça ? Et, on m’a finalement congédié.
En ce qui concerne ma plainte, le gouvernement Mulroney a tout simplement menacé de ne pas donner suite au projet de loi C-72 (Langues officielles) si l’on s’avisait, au Commissariat, de me donner raison. Cette menace a été formulée en page A-1 du Devoir du 10 mars 1988, sous la signature du journaliste Michel Vastel (La Loi sur les langues officielles, Le texte français ne dit pas la même chose que l’anglais—D-10—03—88, p. ; A1) :
« La majorité des anglophones unilingues qui s’opposaient au projet de loi sur le statut et l’usage des langues officielles du Canada protestaient parce que la version française était plus courte que la version anglaise et qu’elle semblait ainsi suspecte à leurs yeux. ».
On imaginera facilement ce qui serait arrivé au projet de loi C-72 si le Commissaire avait accueilli ma plainte sur les cas de divergences. Le texte de monsieur Vastel fait également état d’un fonctionnaire de la Justice qui aurait relevé quelques divergences entre les deux versions du projet. Il ne s’agissait pas de moi. Il y avait au moins une quarantaine de divergences entre les deux versions de ce projet. Ma plainte, elle, visait l’ensemble des lois fédérales.
Au Québec, on montre beaucoup plus de sollicitude pour les revendications de la communauté anglophone. Cette dernière, par exemple, n’était pas satisfaite de la qualité de la version anglaise du Code civil de 1994. Elle s’est plainte. A-t-on persécuté les plaignants ? Non, on s’est empressé de reprendre la version anglaise du Code. Bel exemple à donner au Commissaire aux langues pour les plaignants dans le dossier Énergie Est, ça. Voici ce que l’on retrouve à ce sujet dans un article du Devoir dont je n’ai malheureusement pas noté la date de parution (Nettoyer la voix anglaise du Code civil du Québec, Edmund Coates) :
« Le Code civil du Québec dans sa version anglaise sera nettoyé cet automne...Ces milliers de changements seront le fruit d’une collaboration de longue haleine entre la Barreau du Québec, la Chambre des notaires du Québec et le ministre de la Justice...
Le texte anglais du Code civil de 1994 a suscité des inquiétudes même avant sa mise en vigueur : discordances avec le texte français, imprécisions et inconstances terminologiques, ambiguïtés, problèmes de style et de grammaire. Louise Harel, alors dans l’opposition à l’Assemblée nationale, fut un des nombreux élus ayant tenté de tirer la sonnette d’alarme, mais en vain. Mme Harel souligna que la traduction n’était pas effectuée par des juristes, mais par des traducteurs formés en littérature... »
Vous ne trouvez pas, vous autres, que ça ressemble à ce que disait quelqu’un d’autre à propos des lois fédérales. Moi, au Barreau, lorsque je leur ai soumis le problème, on m’a traité comme le dernier des malotrus...
Alors, allons-y de quelques suggestions additionnelles à l’intention des plaignants dans le dossier Énergie est. N’oubliez surtout pas de rappeler au Commissaire que l’on ne badine pas avec cela, au Canada anglais, les divergences français/anglais. S’il faut en croire le journaliste Michel Vastel, il s’agit du motif pour lequel les provinces anglaises refusent de donner leur accord à l’adoption d’une version française officielle de la constitution (Soleil, 04-09-96, p. ; B-6). Alors, elle est probablement nulle, la constitution. C’est ce qui découle des affaires Blaikie et Droits linguistiques au Manitoba. Dans la même veine, les versions divergentes des lois fédérales devraient elles aussi être nulles, au motif qu’elles ne garantissent pas à tous un accès égal à leur contenu. Les unilingues ne sont en effet pas en mesure de véritablement comprendre ces dispositions. Et, n’oubliez pas de soulever le cas du Code civil. Vous pourriez peut-être également parler à monsieur Fraser de ma plainte de 1987...
Ah, oui, avant d’oublier. Un an environ après la décision du Commissaire, je rencontre Terry McFaul, rue Laurier-angle Percy, à Ottawa. « C’est un scandale, ce qui se passe à la Justice avec la version française des lois. », lui dis-je, poliment. ». « Y’a pas de scandale là. Une minorité, c’est ça. », me répondit-il sèchement, dans un français sans accent, avant de poursuivre son chemin. Le français « coast to coast », quoi...
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1 commentaire
Serge Jean Répondre
26 novembre 2014« Y’a pas de scandale là. Une minorité, c’est ça. »
Humm, belle mentalité de violeurs abuseurs. Un jour qui vient, on pourra leur cracher à la figure: « Y’a pas de scandale là, une minorité indépendante et souveraine c'est la majorité. »
Serge Jean