Le déplacement du centre de gravité du monde vers l’ouest (1914-2014)

Tribune libre

En l’espace d’un siècle, entre 1914 et 2014, le monde a connu un déplacement continuel vers l’ouest de son centre de gravité en partant de l’Europe, avec l’Angleterre, puis aux États-Unis, pour arriver en Chine. Le présent article s’intéresse à la question de savoir comment s’est déroulé ce mouvement. Pour répondre à cette problématique, le cadre d’analyse proposé repose sur une l’idée que la puissance d’un pays est fondée sur sa richesse qui lui permet de se doter d’une armée capable de défendre ses intérêts.

En 1914, l’Angleterre est une puissance qui exploite un immense empire colonial afin de générer du profit. Elle utilise une partie de cette richesse pour financer une flotte navale très importante lui permettant d’exercer le contrôle d’une série d’axes stratégiques, notamment le canal de Suez, le détroit d’Ormuz, le détroit de Malacca, Hong Kong ou encore le détroit de Gibraltar, qui lui confèrent un avantage concurrentiel majeur dans les échanges commerciaux. Dans ce contexte, l’Angleterre dispose de moyens financiers conséquents qui lui permettent d’exercer une influence déterminante dans les affaires internationales. Ainsi, en 1914, elle investit 32% de son revenu national à l’extérieur de son territoire. Toutefois, si l’Angleterre est bien la première puissance militaire du monde, elle n’est pas la première puissance économique. La monarchie britannique exploite les richesses de son empire pour générer du profit et investit une partie de cet argent dans son armée pour protéger ses intérêts. Cependant, la position privilégiée de l’Angleterre est remise en question par la montée en puissance d’un autre pays peu intégré aux circuits d’échanges internationaux : les États-Unis. En effet, l’Amérique s’appuie sur un modèle de développement original fondé sur l’exploitation de ses abondantes ressources qui lui permet de connaître une croissance autocentrée. Ainsi, en 1914, les États-Unis constituent la première puissance économique du monde alors qu’ils restent largement à l’écart des circuits commerciaux internationaux contrôlés par l’empire britannique. Dans ce contexte, l’influence de l’Amérique se limite à une échelle régionale.

Le déplacement du centre de gravité de la planète s’opère entre 1939 et 1945. En effet, l’autodestruction par deux fois de l’Europe, lors de la première et de la seconde guerre mondiale, met fin aux puissants empires européens et laisse le champ libre à l’Amérique pour agir sur la scène internationale selon ses intérêts. De ce fait, n’ayant pas subis de destruction sur leur territorie pendant le second conflit mondial, les États-Unis accèdent au rang de première puissance mondiale tant sur le plan économique que militaire. Toutefois, l’URSS, bien qu’affaiblie par le conflit, entend contester cette position. C’est le début de la guerre froide entre les deux superpuissances.

L’URSS s’effondre d’elle-même en 1990 laissant les États-Unis accéder au rang d’unique hyperpuissance dans le monde. Cependant, les gouvernements américains successifs ne parviennent pas à maintenir la puissance des États-Unis dans le contexte des dividendes de la paix. En effet, d’autres pays, notamment la Chine, montent en puissance rapidement sur le plan économique remettant en cause l’hégémonie américaine. Les président George Bush, puis Bill Clinton, font l’erreur de croire que l’Amérique va inonder le marché chinois de ses productions afin de permettre au pays de rééquilibrer sa balance commerciale déficitaire. La situation inverse se produit. Ce sont les produits chinois qui inondent les États-Unis et aggravent le déficit de sa balance commerciale. Ainsi, entre 1991 et 2001, le déficit de l’Amérique avec la Chine passe de 83 à 200 milliards de dollars. Ce déficit commercial, causé par une surconsommation de produits chinois par les Américains, signifie qu’un transfert de richesse s’opère du sol américain vers le territoire chinois. Ce transfert se matérialise soit sous forme de reconnaissance de dettes distribuées par des organismes publics ou privés aux étrangers, soit sous forme de droits de propriété sur les actifs américains. De ce fait, le patrimoine américain est de plus en plus détenu par des étrangers. Dans ce contexte, les États-Unis s’appauvrissent progressivement car l’ampleur du déficit de la balance commerciale conduit inévitablement à une dépréciation du dollar. Ainsi, le 30 juin 2004, la FED a estimé que : « les déficits extérieurs faramineux ne peuvent plus être supportés indéfiniment ». Pourtant malgré ce constat, le pays a continué à s’endetter pour consommer toujours plus de produits étrangers, en particulier chinois. Ainsi, à partir de 2006, le solde de compte de capitaux en Amérique, positif depuis 1915, est devenir déficitaire de manière chronique. Cela signifie que les étrangers investissant aux États-Unis gagnent plus que les Américains investissant à l’étranger. En 2014, la dette de l’Amérique s’élève à 60 000 milliards de dollars contre 863 milliards de dollars pour la Chine.

De son côté, la Chine inscrit son développement autour de trois valeurs centrales que sont la continuité, la cohésion et l’unité. À cet effet, comme pour les gouvernements américains par le passé, les autorités chinoises cherchent à assurer le développement économique du pays. Ainsi, en 2001, la Chine intègre l’Organisation Mondiale du Commerce, ce qui lui permet d’accélérer la croissance de ses échanges commerciaux avec le reste du monde. Comme aux États-Unis au début du XXème siècle, les gouvernements chinois s’abstiennent d’intervenir directement dans les affaires internationales sur le plan militaire. Ils restent autocentrés. L’idée de manœuvre de ces derniers est d’accumuler un maximum de réserve d’or afin que la monnaie du pays, le yuan, remplace un jour le dollar comme monnaie d’échange internationale. Ainsi, entre 2012 et 2013, la Chine a acquis 2 500 tonnes d’or, soit l’équivalent du stock d’or de la France (2 435 tonnes). En parallèle, elle gare dans le pays l’or extrait de ses mines. Ainsi, en 2013, ces dernières ont produit 430 tonnes d’or contre 403 tonnes en 2012. La Chine est en train de constituer un système économique au sein duquel elle se place au centre et met en périphérie, afin de mieux les exploiter, le reste des États de la planète. À cet effet, elle est en cours de reconstitution de l’ancienne route de la soie. Ainsi, à partir de la crise économique mondiale de 2008, d’origine américaine, les autorités chinoises ont accéléré leur stratégie de création d’un axe économique qui partirait de la Chine vers l’Europe en passant par la Russie. Dans ce contexte, les États-Unis sont progressivement mis à l’écart de ce qui est appelé à devenir le plus important axe commercial de la planète. De ce fait, en 2014, la Chine constitue le deuxième partenaire commercial de la Russie derrière l’Union européenne. Ce partenariat sino-russe comprend à la fois un volet économique, comme l’échange de devises de 25 milliards de dollars signé entre les deux pays fin 2014, et militaire, avec notamment l’achat par les autorités chinoises de 48 chasseurs « Sukhoï 35 ». Ce collaboration s’avère néanmoins asymétrique car la Chine est en position de force face à une Russie déclinante d’un point de vue démographique et économique. Toutefois, comme les États-Unis face à l’Angleterre à la veille de la première guerre mondiale, si la Chine constitue un géant économique mais elle reste un nain sur le plan militaire face à l’Amérique. Ainsi, en 2014, le budget de la défense de la chine ne s’élève qu’à 95,9 milliards de dollars contre 460 milliards de dollars pour les États-Unis. Toutefois, le budget militaire chinois s’avère déjà plus important que celui de la France et de l’Allemagne cumulés. L’armée chinoise connaît une montée en puissance régulière. Ainsi, en 2012, la Chine met en oeuvre son premier porte-avion et lance la construction d’un second. Le 9 janvier 2014, elle teste avec succès son missile de croisière hypersonique volant à Mac 10, soit 12 250 km/h, devenant le seul autre pays dans le monde, aux côtés des États-Unis, à maîtriser cette technologie de défense.

Pour conclure, entre 1914 et 2014, la planète a connu un déplacement de son centre de gravité qui a conduit à la chute de l’empire britannique (1914-19145), puis à l’hégémonie de l’empire américain (1945-1990) et enfin à la croissance de l’empire du milieu (1990-2014). Dans cette perspective, en 2014, la Chine occupe sur la scène internationale une position similaire à celle des États-Unis face à l’Angleterre en 1914. Depuis la fin de la guerre froide, elle ne cesse de s’enrichir plus vite que l’Amérique au point d’être devenu la première puissance économique de la planète en un quart de siècle. Comme l’Angleterre avant la première guerre mondiale, les États-Unis cherchent à donner le change en masquant leur faiblesse par le déploiement de leur présence à l’échelle internationale qui leur coûte de plus en plus cher sans leur rapporter plus de profits qu’ils ne dépensent d’argent dans ce domaine. Ainsi, la guerre en Afghanistan, tout comme celle en Irak, ont considérablement endetté l’Amérique sans pour autant que celle-ci ne bénéficie d’un retour sur investissement supérieur au coût d’administration des territoires contrôlés. Dans cette perspective, les États-Unis se retrouvent dans une situation dite de « surexpansion territoriale », c’est-à-dire que les zones contrôlées à travers le monde leur coûtent plus cher qu’ils n’obtiennent de profits, et ils s’avèrent incapables d’obtenir des ressources financières supplémentaires pour pallier à ce problème. L’Amérique ne cesse de s’appauvrir face à une Chine qui contrôle moins de territoires mais en tire des profits supérieurs, notamment en Afrique, ce qui contribue à son enrichissement croissant. Dans ce contexte, entre 1914 et 2014, le centre de gravité du monde n’a cessé de se déplacer vers l’ouest en partant de l’Angleterre, puis aller aux États-Unis avant d’arriver en Chine.

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