À quoi sert le décolonialisme ? A rien. En effet, il n’y a rien à attendre d’une pensée qui est arrivée à son terme bien avant d’avoir commencé. Sa conclusion a été écrite en guise d’introduction : la faute incombe invariablement à l’homme blanc et il doit payer pour cela. Au lieu de chercher, poser des questions et se risquer à tutoyer l’inconnu (le propre de la pensée), le décolonialisme pose ses vérités à l’avance comme un mauvais élève qui décrète, en début d’année scolaire, qu’il ne sert à rien de faire des efforts : il est né sachant.
Il n’y a rien à attendre d’une pensée qui n’est pas venue rendre service à l’humanité. Idée triste à l’ambition limitée, le décolonialisme est une complainte permanente et monotone à laquelle manque l’énergie primaire propre aux concepts révolutionnaires. Elle n’a ni mystique ni littérature car elle ne s’adresse pas à l’imaginaire. La négritude au moins, celle de Senghor et de Césaire, avait de la gueule et des poèmes admirables témoignent, à ce jour, de sa puissance spirituelle.
Habité par le ressentiment, le décolonialisme n’est et ne sera jamais capable de produire une utopie. Il n’aura jamais son Martin Luther King car la victimisation et la désignation sempiternelle d’un bouc émissaire éradiquent toute chance de rêver et de faire rêver.
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Il n’y a rien à attendre d’une pensée qui croit que les problèmes du Noir, de l’Amérindien et de l’Arabe ont commencé avec l’irruption de l’homme blanc. Tout l’édifice est construit sur la primauté de l’Européen : avant lui, tout allait bien, dès qu’il a fait son apparition, la tragédie (donc l’Histoire) a commencé. Enlevez l’homme blanc de l’équation et le décolonialisme s’effondre comme un château de cartes.
Une pensée de laboratoire
Pour avoir une chance de fonctionner, cette idéologie a besoin de tourner dans un laboratoire, bien à l’abri de la réalité. Dès qu’elle touche le concret, elle atteint ses limites.
En quelques années, on a édifié une prison mentale chez de nombreux Afro-Américains. Un ghetto de plus sauf que celui-ci est beaucoup plus difficile à détruire car il est intime et travesti des habits de la bienveillance…
Elle est inapplicable au Maghreb, par exemple, où tout – de la culture au teint du visage – porte la marque d’une colonisation réussie : la colonisation arabe ! Qu’est-ce que l’Afrique du Nord si ce n’est une somme de peuples métissés par une colonisation de longue haleine qui, malgré de nombreux refus, n’a jamais lâché prise ? Le fait que les conquérants aient été musulmans n’enlève en rien à la brutalité du traumatisme subi par les autochtones. Je ne suis pas sûr que les Arabes du Maghreb aimeraient se faire traiter de méchants colonialistes.
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Constat similaire en Andalousie où les musulmans ont mis en place une expérience coloniale qui aura duré huit siècles. Comme toute colonisation, elle est condamnable puisqu’il s’est agi d’une oppression. Allez expliquer cela à un Marocain ou un Syrien ! Si vous vous y risquez, il vous répondra que la présence musulmane au nord du détroit de Gibraltar constitue un motif de fierté de Tanger à Damas.
Impossible non plus de convaincre un Espagnol de se délester de son héritage « colonial » mauresque. Si on veut décoloniser la civilisation espagnole, il faudrait détruire la langue de Cervantes (chargée en mots provenant de l’Arabe) et jeter par-dessus bord l’irremplaçable art mauresque, entre autres « appropriations culturelles ».
L’éléphant dans la salle
Il y a un éléphant dans la salle et le décolonialisme ne l’a pas vu. Il n’en est pas capable car il pense en fixant les yeux sur des toiles d’araignées. L’éléphant, ce fait incontournable et insupportable en même temps, est la réussite éclatante de la décolonisation asiatique et le fiasco de la décolonisation africaine et arabe. Soixante ans après les indépendances, le verdict est clair : les uns ont su conquérir leur siège parmi les vainqueurs de la mondialisation, les autres sont empêtrés dans la misère. Hier, la Chine était dépecée par les Occidentaux et martyrisée par les Japonais. Désormais, elle tutoie les Etats-Unis. Le Vietnam était brûlé au napalm, aujourd’hui il présente l’aspect d’une nation industrieuse et qui croit en sa bonne étoile. L’Inde était un champ de ruines en 1947 (de la faute des Britanniques en grande partie), elle s’est reconstruite et réinventée en dépit de ses énormes archaïsmes. A l’inverse, le Maghreb et l’Afrique voient leur jeunesse se jeter à la mer pour rejoindre les anciennes puissances coloniales et y mener une vie de sans-papiers.
Au sud, les Européens sont partis mais ont été vite remplacés par les démons du passé : corruption et incompétence. Ces deux venins, transmis d’une génération à une autre, ont transformé l’indépendance acquise dans les années 1960 en une simple formalité. Là où les colons faisaient la loi, le relais a été pris par les experts du FMI et de la Banque Mondiale. Dans de nombreux pays, les troupes coloniales ont cédé leurs casernes à une armée de coopérants, d’humanitaires, de casques bleus et de mercenaires ukrainiens, français ou encore sudafricains. Et à cette catastrophe, s’est surajouté le tsunami wahabite avec ses combattants importés qui tranchent les gorges des Africains et kidnappent leurs sœurs et leurs filles.
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La brièveté de ce texte nous oblige à jeter une lumière crue, excessivement crue, sur les réalités au sud de la Méditerranée pour être sûrs d’être bien compris. Il va de soi que chaque pays apporte ses nuances et que chaque expérience nationale est une mise au point en soi mais la photo que nous venons de tirer, malgré ses couleurs un peu saturées, rend fidèlement compte du cadre d’ensemble.
Si j’étais décolonialiste, je suivrais l’exemple de Frantz Fanon et je m’exilerais auprès des vrais damnés de la terre. Comme lui, je renoncerais au confort de la métropole pour offrir mes compétences aux nombreux peuples dont la souveraineté est bafouée. J’irais à Haïti, la première république noire libre, là « où la négritude se mit debout pour la première fois », et j’y dénoncerais le protectorat exercé par les ONG. A Pretoria, je tirerais les oreillers des caciques de l’ANC qui ont gâché le rêve d’une nation arc-en-ciel. A Kigali, j’étudierais la politique du président Kagamé qui, sans avoir la magnanimité d’un Lumumba ou la verve d’un Nkrumah, a redonné à son pays la respectabilité dont rêvent tant de nations africaines. De nos jours, personne n’ose plus parler au Rwanda comme l’on se permet encore de parler au Libéria ou à la Sierra Leone. Et si je n’aime pas le terrain, je consacrerais ma carrière d’universitaire à essayer de comprendre ce qui fait qu’un peuple devient « colonisable ».
Un cadeau empoisonné made in America
Suis-je trop sévère ? Oui, probablement. En effet, le mouvement décolonial n’est pas complétement responsable de ses actes. Comme tout enfant gâté, il tient ses travers de parents irresponsables. Ils lui ont accordé le privilège de brandir la race comme un instrument politique. Et de faire feu de tout bois, même des arguments les plus explosifs.
Des parents qui, dans un accès d’extrême générosité, lui ont fait croire que ses élaborations pouvaient prétendre au statut de « science », tout comme les mathématiques ou l’anthropologie dont elles n’ont ni le raffinement ni la solidité conceptuelle.
C’est donc vers les Amériques qu’il faut se tourner. Là-bas, le décolonialisme a germé comme une mauvaise herbe que l’on s’est vite empressé d’exporter.
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Au Brésil surtout, le courant décolonial est arrivé à point nommé pour créer la confusion parmi les classes populaires, pour le plus grand bonheur des élites. Dans un pays où la pureté raciale n’existe pas, l’université a introduit le concept de « privilège blanc » comme on inocule un bacile dans un corps sain. Résultat : le citoyen brésilien ne sait plus pourquoi il est pauvre et opprimé. Est-ce parce qu’il est né noir ou parce que ses élites sont corrompues et incompétentes ?
Aux Etats-Unis (où l’usage veut que l’on se réfère plutôt aux études post-coloniales), la mission a été accomplie, avec brio. En quelques années, on a édifié une prison mentale chez de nombreux Afro-Américains. Un ghetto de plus sauf que celui-ci est beaucoup plus difficile à détruire car il est intime et travesti des habits de la bienveillance. A coup de racial studies dans les campus et de campagne anti-police dans les rues (black lives matter), on a convaincu une partie des Noirs qu’ils sont nés victimes et que le monde leur doit des réparations. Un véritable baiser de la mort.
Grâce au Tout-Puissant, Barack Obama a échappé à ce lavage cérébral et a eu le destin prodigieux qu’on lui connaît. S’il avait suivi les militants décoloniaux, il n’aurait pas fait son droit : trop white et pas assez déconstruit. On l’aurait retrouvé en faculté de sociologie à philosopher sur l’appropriation culturelle du chocolat par les méchants blancs. L’Amérique aurait perdu un président, somme toute honorable, et Hillary Clinton aurait eu une chance d’être élue…
L’islamiste, spectateur ravi
En France, le courant décolonial est un jouet de plus aux mains des progressistes. Un jouet ou plutôt une arme dans la guerre civile française. D’un côté, les progressistes qui démolissent l’héritage commun ; de l’autre, le peuple qui doit faire pénitence et baisser la tête. Les progressistes ont écrit le texte à l’avance, ils laissent le soin à d’autres de le réciter à leur place.
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Nichés au fond de la salle, les islamistes profitent du spectacle pour fignoler la liste de leurs adversaires. Car à chaque polémique française, est identifié un « native informant », un collaborateur issu des minorités, un traitre à sa race qui mérite punition. A coup de tweet d’intimidation et de menace, les cibles sont dûment illuminées…
Le cauchemar décolonial finira un jour ou l’autre. Il suffit que les élites se trouvent un nouveau jouet. En attendant, je conseille à tous les Français de branche, à tous les « racisés » (pour reprendre le langage de l’adversaire) de choisir soigneusement leurs causes. Méfiez-vous des idéologies qui vous assènent une place d’avance, surtout quand il s’agit de jouer le rôle de la victime. Détournez-vous des discours qui flattent votre égo car vos vrais amis sont ceux qui exigent que vous donniez le meilleur de vous-mêmes.