Lors de la campagne électorale de 2006, plus d'une centaine de sondages avaient scruté l'opinion des Canadiens. Pour certains, c'est trop; pour les médias c'est du «bonbon». Pour évaluer scientifiquement l'état de l'opinion, le sondage reste le meilleur outil. Mise au point en 1936 par George Gallup, cette technique est devenue incontournable en vue de prédire les résultats. En plus du rappel de la sempiternelle marge d'erreur, quelques mises en garde s'imposent dans le contexte de la présente campagne, en particulier au Québec.
1. Les résultats enregistrés pour le Québec par les firmes diffèrent sérieusement. Le dernier CROP place le Bloc et les conservateurs à égalité, à 31% et 30%. Le Léger Marketing publié au même moment donne au Bloc 33% des appuis, une avance significative devant les conservateurs (26%). Ce sont les sondages faits à l'échelle canadienne qui sont, dans leur portion québécoise, nettement plus avantageux pour le Bloc: souvent près de 40%, parfois même 45%. Il y a de quoi y perdre son latin. Claire Durand, sociologue à l'Université de Montréal, a bien raison: soyons prudents!
2. La seconde mise en garde relève du temps. Certains sondages sont faits rapidement, trop rapidement; l'échantillonnage est forcément biaisé. Mais le temps exerce aussi un effet plus insaisissable encore: la campagne est truffée de stimulations contradictoires. Par exemple, est-ce que la mauvaise performance de Stephen Harper lors du débat en français provoquera un fort retour au bercail des «brebis bloquistes égarées»? Peut-être. Un autre cas soulève les questions: pour beaucoup, la présentation des positions de droite des conservateurs lors de la deuxième semaine de campagne a eu un gros impact. Pour Léger Marketing, les conservateurs ont ainsi perdu huit points! Pour CROP, la chute des conservateurs est d'un seul point. Qui faut-il croire?
3. Le troisième objet de prudence concerne le nombre de sièges. Imaginons que le Bloc passe de 42%, son score de 2006, à 35% cette fois-ci. La perte de sept points, soit le sixième de ses appuis, provoquera-t-elle une perte du sixième de ses sièges? Rien n'est évident, et ce, pour des raisons opposées. D'un côté, les pertes bloquistes pourraient être réduites parce que les majorités ont été très fortes dans bien des cas en 2006. D'un autre côté, le Bloc pourrait écoper parce que ses adversaires ont chacun leur zone de prédilection: à Montréal au profit des libéraux et, dans l'est du Québec, au profit des conservateurs.
4. Un autre phénomène joue: le Bloc a su habilement changer sa stratégie. Le thème de la souveraineté a été effacé... sauf à Toronto. Et lors des débats, rien ou presque sur l'avenir constitutionnel du Québec. Le Bloc n'a peut-être plus la même signification pour les Québécois. À présent, il se démarque sur l'axe gauche/droite, en face des conservateurs plus à droite que jamais; il aurait renoué avec son électorat, mais pour d'autres raisons. Ce changement de rôle, cette transsubstantiation aurait-on dit autrefois, rend aussi très complexe l'évaluation des intentions des électeurs et le suivi de l'opinion par les sondages.
5. Le dernier phénomène est plus profond. La sociologue allemande Elizabeth Noëlle-Neumann a beaucoup écrit sur le thème de la «spirale du silence». Quand un groupe - ou un individu - est attaqué, il se tait. Le silence peut laisser croire que l'opinion a disparu; elle est simplement en attente. Ainsi, devant le concert d'attaques contre les conservateurs, il est possible que plusieurs attendent de se retrouver dans l'isoloir pour exprimer vraiment leur opinion. Cette «prime de l'urne» a longtemps fait le malheur des péquistes; aux États-Unis, elle pourrait aussi jouer contre Barack Obama le 4 novembre. Mais le 14 octobre, elle pourrait favoriser les conservateurs au Québec.
Toutes ces raisons incitent à un usage modéré des sondages, surtout lorsque cela se fait au détriment du contenu.
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L'auteur est professeur de sciences politiques à l'Université de Sherbrooke et directeur de l'École de politique appliquée.
Le danger croît avec l'usage
Médias et politique
Jean-Herman Guay30 articles
L'auteur est professeur de sciences politiques à l'École de politique appliquée de l'Université de Sherbrooke.
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