Le cousin d'Amérique

À 65 ans, Victor-Lévy Beaulieu, le plus grand écrivain québécois vivant fait montre, dans son dernier roman, Bibi, d'une inventivité hors du commun

Livres - revues - 2010



Par Thierry Clermont (Envoyé spécial à Québec) - À 65 ans, Victor-Lévy Beaulieu, le plus grand écrivain québécois vivant fait montre, dans son dernier roman, Bibi, d'une inventivité hors du commun. Rencontre.
Il faut voir le bonhomme dans son décor naturel, à Notre-Dame-des-Neiges, en­touré d'une quinzaine de chats, d'un couple de chiens, de quelques volailles blanches, d'une troupe de moutons et de poneys, à un jet d'encre des Trois-Pistoles, la bourgade où il a passé son enfance. Là où le Saint-Laurent, dans ses grandes largeurs, se prend pour la mer, avec ses ressacs et ses îles sombres. C'est une large bâtisse du milieu du XIXe siècle, que borde un jardin potager, lambrissée de bois exotique, occupée par des rangées considérables de livres, une belle collection de galures et les portraits d'écrivains: Whitman, Joyce, Hugo… Pour un peu, on se croirait chez Melville, auquel il a consacré un essai.
Lui, c'est Victor-Lévy Beaulieu, 65 ans, jovialement ventripotent, la barbe chenue, le plus grand écrivain québécois vivant, auteur de quelque 75 ouvrages, et complètement, injustement méconnu de ce côté-ci de l'Atlantique. À part les inconditionnels de Jack Kerouac, qui avaient repéré son essai paru au début des années 1970 à L'Herne, grâce à Dominique de Roux. À 65 ans, Beaulieu publie Bibi, un roman de 600 pages, torrentueux, limoneux, baroque, proche du « réalisme magique » latino-américain, sorte d'«autoroman» délirant d'un écrivain alcoolique, au soir de sa vie, perdu en Afrique dans l'attente éperdue de son amour de jeunesse, Judith, aux yeux «d'un violet très sombre», et qui revient sur son passé mouvementé et une adolescence miséreuse à Montréal, marquée par la maladie. Quelque chose entre Bardamu et le consul de Malcolm Lowry. Judith aime Julien Gracq, lui est fou de Kafka et de L'Ombilic des limbes, d'Antonin Artaud («le livre qui se passe quand le cerveau pourrit»).
«L'indécision nous détermine»
Beaulieu déploie là une inventivité hors du commun, mêlant expressions québécoises, néologismes ou mots-valises («folleries», «hibernie», «odeurs malaucœu­rantes», écharognures»…), calembours, en trempant sa plume dans Finnegans Wake, de Joyce. Un grand livre qui nous pogne, comme on dit dans la Belle Province. «Le génie de la langue, c'est sa musique, je suis libre sur la partition, je joue», précise-t-il. Une véritable déclaration d'amour. «Le français étant plus que jamais en péril, ici et ailleurs, par la domination de l'anglais» , martèle cet « indépendantiste indépendant », candidat malheureux aux derniers scrutins locaux. «Les Québécois ont toujours une vision romantique de la France, même si celle-ci nous a laissés tomber. Vous ignorez tout de nous, et bien souvent, vous nous réduisez à quelques clichés condescendants, ­voire méprisants. » Et de dire son enthousiasme puis sa déception après le fameux «Vive le Québec libre, vive le Canada français» du général de Gaulle, en 1967, alors qu'il suivait le cortège présidentiel sur «le chemin du Roy», entre Québec et Montréal. Comme tout bon Québécois, il sait tout de ses origines. Ses ancêtres ont débarqué au Québec au milieu du XVIIe siècle, venus de Normandie et d'Anjou. « Nous autres Québécois, nous sommes toujours les nègres blancs de l'Amérique. Et c'est l'indécision qui nous détermine, quant à l'indépendance»…
«Conjurer la folie par la folie»
Autodidacte, fils de fromager, enfant d'une fratrie de treize membres, Victor-Lévy Beaulieu est pris très jeune par le virus de l'écriture, en raison d'une poliomyélite. Il lâche son emploi de commis banquier, tâte du journalisme et remporte à 22 ans le prix Larousse Hachette avec un essai sur Victor Hugo, ce qui lui permet d'obtenir une bourse et de passer plusieurs mois à Paris, qu'il quitte juste avant les événements de Mai 68. Il y fréquente les membres du Goncourt et se lie avec Henri Flammarion, qui l'encourage dans la voie littéraire. En 1969, il publie au Québec son premier roman: Mémoires d'outre-tonneau. Suivront Race de monde, Blanche forcée, Satan Belhumeur… Les titres se passent de commentaires. « J'écris pour juguler la mort par les mots, et conjurer la folie par la folie. » Parallèlement, Beaulieu se lance dans l'édition, fonde VLB, qui éditera le tout premier roman d'un certain Dany Laferrière, exilé de longue date à Montréal : Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer.
Ses succès populaires, il les doit, outre ses coups de gueule indépendantistes, à ses feuilletons télé des années 1980 et 1990 (L'Héritage, Montréal PQ), ce qu'on appelle là-bas des téléromans, dans lesquels il popularisera notamment le juron le plus prononcé aujourd'hui: tabarnac !. Voilà quinze ans qu'il a lancé une nouvelle officine, Les Trois-Pistoles, qui publie de nouveaux auteurs et remet au catalogue ses anciens titres, épuisés. À venir, ses volumineuses réflexions sur Nietzsche et sa pensée, qu'il vient d'achever.
Quatre heures de sommeil par nuit suffisent à ce boulimique de lecture, de vie et d'écriture, qu'il faut se hâter de découvrir. Le reste de son temps, il le consacre au soin de ses bêtes (il vient de publier Ma vie avec ces animaux qui guérissent), à ses 200 pots de confiture annuels, à son jardin et à ses activités éditoriales. En attendant la suite de son Cycle des grandes voyageries et que les «Cahiers rouges» de Grasset lui ouvrent enfin leurs portes…
Bibi de Victor-Lévy Beaulieu, Grasset, 600 p., 23 €.


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