par Louise L. Lambrichs, écrivaine et chargée d'enseignement à Sciences Po
La récente décision du Conseil constitutionnel de rejeter la loi pénalisant la négation des génocides reconnus par la loi et documentés par l'histoire est un événement historique qui confronte chaque sujet à sa conscience voire à son inconscience (pour ne pas dire son inconscient). Cet événement, dont le sens me paraît devoir être pensé autant que possible, devrait inviter en effet chacun à se situer et à choisir son camp, au-delà de ses opinions personnelles puisqu'il s'agit d'une question d'intérêt public.
Quant à moi, cette décision me paraît gravissime au sens où, au nom de la "liberté d'expression" dont j'use ici publiquement, elle soulève la question des rapports qu'entretient le Conseil constitutionnel français avec les décisions prises par les Cours pénales internationales, tout en portant atteinte à la vérité historique dont héritent les jeunes générations actuelles et en entérinant légalement toutes les formes de négationnisme au nom de la liberté.
En effet, si le Conseil Constitutionnel est logique, cette décision, qui est aussi un acte symbolique, devrait l'amener à remettre en cause la loi Gayssot. Car il ne peut pas à la fois rejeter ce projet de loi et maintenir une loi qui condamne le négationnisme sans s'exposer à être inconsistant, voire incohérent. C'est là une contradiction à laquelle la raison législative va bien devoir se confronter – sauf à soutenir la liberté comme étant d'abord la liberté de ne pas penser (qui existe, bien entendu, mais dont on souhaiterait, si possible, qu'elle ne fasse pas la loi dans un pays qui s'honore de grands penseurs).
En ce sens, quels qu'aient été les études publiées depuis des décennies et les débats soulevés par ces études, on ne peut pas dire jusqu'ici que les hommes aient réussi à penser le génocide comme réel, sa spécificité, et la différence radicale qui le distingue de la guerre ordinaire. Ce dont témoignent bien, sur un autre terrain européen où la France a aussi été engagée, les discours actuels et passés sur la guerre de Yougoslavie, discours portés par d'innombrables experts en effet très libres, et c'est heureux, mais qui semblent jusqu'ici n'avoir pas saisi la relation entre le négationnisme des nationalistes serbes (fort subtil, lui aussi), et la répétition génocidaire qui s'est produite, sous nos yeux, dans les Balkans.
De mon point de vue, et c'est là un événement dont je me demande qui il pourra réjouir, la décision du Conseil Constitutionnel consacre la victoire de Robert Faurisson et de Noam Chomsky qui, si le législateur a bonne mémoire, avait pris la défense de cet historien négationniste "au nom de la liberté d'expression". Que je sache, les historiens ne sont pas libres de nier les faits, dont chacun sait qu'ils sont têtus. Ils sont au contraire invités à les penser aussi rigoureusement que possible et à les documenter tout en en reconstruisant la logique. Or si la destruction des Juifs d'Europe a changé quelque chose dans l'histoire occidentale, c'est bien dans cette question-là, à savoir penser ce qu'est un sujet humain confronté à l'horreur génocidaire, groupale, toujours groupale – horreur qui s'organise dans la langue elle-même qui lève, sans en avoir l'air et parfois en falsifiant l'Histoire et en entraînant les foules, l'interdit de tuer en laissant libre cours aux pulsions destructrices qui habitent l'être humain.
Il faut croire que cette question ne s'est pas inscrite, psychiquement, dans l'esprit des membres du Conseil constitutionnel, supposés faire valoir nos valeurs universelles – valeurs qui supposent elles aussi de penser le réel en tant qu'il est spécifiquement humain. Il faut croire qu'ils n'ont pas mesuré l'effet probable de leur décision, qui autorisera désormais les jeunes générations qui seraient tentées de nier l'existence des chambres à gaz à proclamer haut et fort, comme le font déjà certains, que les Juifs ont tout inventé et qu'il s'agirait là, finalement, d'un "mythe". Façon commode, bien entendu, de se débarrasser de la question.
Il me paraît clair que si l'Allemagne avait osé prendre une telle décision, de nombreux Français toujours prêts à donner des leçons auraient crié au scandale. La loi Gayssot n'étant pas encore abrogée, j'espère que l'indignation, aujourd'hui bien portée, soulèvera la masse des Français qui refusent de vivre dans une France négationniste, désormais autorisée par le Conseil constitutionnel, au nom de la liberté, à considérer les génocides comme des détails de l'Histoire. Une France autorisée à faire librement et constitutionnellement injure aux Juifs, aux Arméniens, aux Bosniens, aux Croates, aux Serbes qui ont eu le courage de combattre Milosevic, et qui vivent sur notre sol.
Le choix, bien entendu, est délicat. Rejeter ce projet de loi et conserver la loi Gayssot serait laisser entendre qu'aux Juifs, un sort particulier serait fait – il est vrai qu'ils en ont tristement l'habitude – ce qui ne peut qu'aiguiser l'antisémitisme. La décision qui m'eût paru raisonnable aurait été d'entériner ce projet de loi, pour tenter de penser ce qui, manifestement, reste pour la plupart difficile à penser, à savoir le sens, dans l'Histoire, de la destruction des Juifs d'Europe, et en quoi d'autres politiques postérieures, sans être semblables, sont néanmoins comparables, idéologiquement et pratiquement, à la politique menée par l'Allemagne nazie avec la collaboration, parmi d'autres, de l'Etat français.
Article paru dans l'édition du 06.03.12
Le Conseil constitutionnel a décidé de rendre le négationnisme licite
si le Conseil Constitutionnel est logique, cette décision, qui est aussi un acte symbolique, devrait l’amener à remettre en cause la loi Gayssot.
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