Le christianisme vu de Chine : Jésus crucifié ou l’histoire d’un symbole problématique

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Le problème de la Chine avec le christianisme repose sur une incompatibilité théologique avec le confucianisme

Ces dernières années, la Chine connaît un durcissement du discours politique sur les religions étrangères, dont le christianisme. Ce durcissement s’inscrit dans le cadre d’une intensification générale du contrôle de la société. Pour mieux comprendre, il n’est pas inutile de se pencher sur les racines historiques de l’opposition chinoise à la propagation de l’influence du christianisme.


*Selon Yang Fenggang, la Chine compterait environ 250 millions de chrétiens d’ici 2030, dépassant ainsi les États-Unis. Des projections imprécises et variables : en 2010, le nombre de chrétiens se situait entre 23 et 100 millions voire 130. De 60 à 70 millions semble plus vraisemblable. **Les restrictions concernent toutes les religions étrangères (christianisme, islam, bouddhisme tibétain). Dès 2014, une « campagne de destruction des croix dans le Zhejiang » (浙江强拆十字架运动) a entraîné la destruction de plusieurs églises et le retrait de plus de 1000 croix en raison de leur trop forte visibilité. En 2016 a été mise en place de nouvelles lois visant à renforcer les contrôles sur la gestion des activités religieuses.


Alors que certains estiment que la Chine pourrait devenir le « premier pays chrétien » du monde d’ici 2030*, on observe ces dernières années un regain d’hostilité vis-à-vis des symboles les plus ostensibles d’une religion qui reste considérée comme « étrangère »**. Ce n’est en effet pas tant la croyance en elle-même que son rattachement à cette identité étrangère et à des idées potentiellement subversives qui inquiètent la Chine de Xi Jinping. Le président chinois a d’ailleurs déclaré en 2016 qu’il fallait « lutter fermement contre les influences étrangères néfastes utilisant la religion pour se répandre en Chine afin de se prémunir contre les empiètements religieux extrémistes ». Quelques jours avant Noël, des messages circulaient sur WeChat invitant à « boycotter » la fête religieuse et à résister à « l’invasion de la culture occidentale » et de son « opium spirituel » (jingshen yapian – 精神鸦片). Des représentants du Parti communiste de certaines municipalités ont pris des mesures en ce sens en interdisant l’installation de décorations de Noël. À Hengyang dans le Hunan, les cadres du Parti ont reçu l’ordre de ne pas fêter Noël pour « promouvoir la culture traditionnelle chinoise ».


*Le nestorianisme est une doctrine christologique selon laquelle Jésus porte en lui deux natures distinctes : l’une divine et l’autre humaine, réunies en une personne morale.


Ce contexte actuel nous invite à remonter aux origines plus lointaines de la méfiance à l’égard du christianisme pour en comprendre les fondements et les mécanismes. Les points de vue chinois exposés concernent les périodes des Ming (1368-1644) et des Qing (1644-1911). On sait que des contacts avec le christianisme ont été établis par le biais des Nestoriens* dès l’époque des Tang (618-907), mais leur perception et les réactions qu’ils ont suscitées sont moins connues. L’un des symboles les plus emblématiques des suspicions et incompréhensions ayant accompagné l’introduction du christianisme en Chine est la crucifixion de Jésus. Pourquoi cette représentation a-t-elle précisément suscité les prises de position les plus acharnées ?


UNE RELIGION « ANTI-CONFUCÉENNE »


*Il n’est pas le premier missionnaire à se rendre en Chine, mais celui qui, à l’époque des Ming, a eu un rôle pionnier dans l’introduction du christianisme auprès de la population chinoise, et notamment de ses élites. **C’est ce qu’affirme notamment cette célèbre phrase du « Xiaojing »《孝經, (Classique de la piété filiale) : « 身體髮膚,受之父母,不敢毀傷,孝之始也。 » (« Le corps, les cheveux et la peau sont un don de ses parents qu’on ne doit pas oser abîmer, ceci est l’origine même de la piété filiale. »)


Il faut d’abord insister sur le fait que le christianisme a été perçu comme une menace culturelle et sociale bien avant d’être considéré comme un danger politique. D’une part, il va à l’encontre de plusieurs principes fondamentaux du confucianisme, érigé à l’époque où Matteo Ricci (1552-1610)* foule le sol chinois pour la première fois, en philosophie étatique et religieuse de premier ordre. Le christianisme heurte plus particulièrement le concept central de piété filiale. L’un de ses premiers principes affirme que le corps de chaque individu, en tant que don de ses parents, doit être maintenu intact**. Toute détérioration extérieure constitue un manquement à cette obligation. Or, les différentes formes de tortures subies par Jésus avant sa mort et l’acte même de la crucifixion représentent des atteintes inacceptables à ce devoir de préservation de l’intégrité corporelle. D’emblée intervient donc une différence de conception majeure de la notion « d’enveloppe charnelle » : tandis qu’elle importe peu dans le christianisme face à l’immortalité de l’âme, elle se révèle primordiale car témoignage de filiation dans le confucianisme. La relation aux ancêtres, structurante de la vie sociale chinoise, semble également négligée par les chrétiens qui n’ont pas de cultes ou de rituels spécifiques à l’égard de leurs parents défunts.


*Anthony E. Clark, « Early Modern Chinese Reactions to Western Missionary Iconography », in Southeast Review of Asian Studies, 2008, vol. 30, p. 10‑12.


Une autre différence conceptuelle majeure réside dans le sens juridique donné à l’exécution de Jésus. Selon la jurisprudence chinoise (code des Ming), il est interdit de prier le Ciel à titre individuel ou encore de procéder à des rassemblements nocturnes. La condamnation à mort de Jésus constitue ainsi une décision de justice appropriée contre un criminel accusé de trouble à l’ordre public. C’est ce qu’affirme notamment le lettré confucéen Yang Guangxian (楊光先, 1597-1669) en 1665 dans un pamphlet antichrétien intitulé Budeyi, 《不得已》, (Je ne peux agir autrement). Marquant son étonnement vis-à-vis de la vénération dont fait l’objet un condamné à mort, il considère l’exécution de Jésus qu’il qualifie de « chef rebelle subversif » comme totalement légitime*.


*Le principe « pas de contact direct entre hommes et femmes » (nannü shoushou buqin – 男女授受不亲) proscrivait notamment les contacts, les échanges de paroles et d’objets directs entre les hommes et les femmes. **Paul A. Cohen, China and Christianity: the missionary movement and the growth of Chinese antiforeignism, 1860-1870, Cambridge, Harvard University Press, 1963, vol. 11, p. 20.


L’ordre social dans son ensemble paraît enfin menacé par les pratiques religieuses du christianisme. Dans une société où les contacts entre les deux sexes sont strictement limités et codifiés*, la proximité des hommes et des femmes à l’église apparaît plus particulièrement porter atteinte aux bonnes mœurs. Ces reproches ne sont d’ailleurs pas propres au christianisme. Bien avant l’introduction de ce dernier, l’hétérodoxie du bouddhisme, autre religion étrangère née en Inde, avait été âprement critiquée sur des principes très proches. La promiscuité des deux sexes y était dénoncée, de même que la menace de trouble à l’ordre public, le bouddhisme ayant d’abord été perçu comme potentiellement générateur de contestations et révoltes. Il est également intéressant de constater l’évolution et la malléabilité de la notion d’orthodoxie dans la pensée chinoise. Lorsqu’il s’agissait de lutter contre la propagation du christianisme, le bouddhisme pouvait parfaitement se trouver intégré dans la pensée chinoise orthodoxe aux côtés du confucianisme et du taoïsme**. Le bouddhisme chinois était donc de manière paradoxale tantôt considéré comme hétérodoxe par rapport au confucianisme ou au taoïsme, tantôt comme orthodoxe par rapport au christianisme. Les catégories chinoises d’orthodoxie et d’hétérodoxie sont donc fluctuantes et relatives. On peut d’ailleurs noter que, dans le discours politique actuel, le bouddhisme chinois est pleinement intégré dans la remise en avant de la pensée et des religions chinoises contre les religions étrangères.


LA REPRÉSENTATION DE JÉSUS SUR LA CROIX : UN SYMBOLE CHOQUANT


*Anthony E. Clark, « Early Modern Chinese Reactions to Western Missionary Iconography », in Southeast Review of Asian Studies, 2008, vol. 30, p. 9-10. **Sur ce sujet, cf. Conférence « Le nu en Chine et en Occident », 2011.


En plus du caractère hétérodoxe de la crucifixion, c’est la représentation même de Jésus sur la Croix qui cristallise les plus vifs rejets. De fait, l’image de Jésus semble choquante à plus d’un titre. D’une part, il est représenté à moitié nu et échevelé, ce qui est associé dans l’imaginaire chinois, en particulier dans la littérature, à un symbole de sorcellerie*. D’autre part, la vénération d’un objet exposant de manière ostentatoire un corps presque nu et porteur de blessures béantes provoque un certain émoi parmi les lettrés confucéens. La nudité est en effet complètement absente de l’art chinois et la représentation des corps dénudés reste cantonnée aux publications à caractère érotique**.


L’ANIMOSITÉ PICTURALE DE LA FIN DES QING


*Concentré principalement dans les régions du sud et du centre de la Chine, le mouvement, dont le fondateur Hong Xiuquan (洪秀全, 1814-1864) se disait frère cadet de Jésus-Christ, visait à établir un nouveau royaume de paix (Taiping Tianguo – 太平天國). Reposant sur une interprétation hétérodoxe du christianisme mêlée à un projet de profondes réformes sociales, la révolte aurait entraîné, après quinze années de combats, entre vingt et trente millions de morts.


Au XIXe siècle, à l’antichristianisme social et moral s’ajoute une opposition d’ordre politique. À mesure de la progression occidentale sur le continent asiatique, la religion chrétienne commence à être perçue comme une menace politique. Les guerres de l’Opium (1839-1842 et 1856-1860) achèvent de consacrer l’assimilation des missionnaires aux envahisseurs étrangers par les élites chinoises. La révolte des Taiping (1851-1864) confirme quant à elle à leurs yeux la dangerosité sociale et politique résultant de la diffusion du christianisme*.


À partir des années 1860, l’hostilité à l’égard du christianisme se renforce (lire notre article). C’est dans ce contexte qu’est publié en 1861 un ouvrage qui a ensuite fait l’objet de plusieurs rééditions et est devenu un « classique » de l’antichristianisme. Intitulée Recueil de faits pour conjurer l’hétérodoxie (Bixie jishi -《辟邪紀實》), cette compilation de textes et de pamphlets antichrétiens présente un contenu disparate composé à la fois de sources sérieuses sur l’histoire du christianisme et de récits plus farfelus sur les pratiques étranges et obscènes des chrétiens.


Parmi ces documents, plusieurs illustrations résument parfaitement l’animosité et les fantasmes associés à la religion et au symbole de la crucifixion. Sur le dessin ci-dessous qui s’intitule « Tirons sur le porc [Jésus] et décapitons les moutons [les étrangers] », on distingue un porc attaché à une croix et criblé de flèches, ainsi que des moutons en train d’être décapités et sur lesquels figurent le caractère « xi » (西) pour « Occident ». Jésus était souvent représenté en porc dans l’iconographie pamphlétaire de l’époque en raison de l’homophonie entre les deux derniers caractères du mot chinois tianzhujiao (天主教) pour « catholicisme » et zhujiao (豬叫) pour « grouinement du porc », dont seuls les tons diffèrent. Par ailleurs, les étrangers étaient souvent dessinés sous forme de moutons en référence à l’homophonie entre les caractères yang (羊) pour « mouton » et yang (洋) pour « étranger ».


"Tirons sur le porc [Jésus] et décapitons les moutons [les étrangers]", on distingue un porc attaché à une croix et criblé de flèches, ainsi que des moutons en train d’être décapités et sur lesquels figurent le caractère "xi" 西 (Occident). (Crédits : DR)
"Tirons sur le porc [Jésus] et décapitons les moutons [les étrangers]", on distingue un porc attaché à une croix et criblé de flèches, ainsi que des moutons en train d’être décapités et sur lesquels figurent le caractère "xi" 西 (Occident). (Crédits : DR)


Sur cet autre dessin ci-dessous, intitulé « La propagation du grouinement [la religion] dans le temple du grouinement [l’église] », la figure de Jésus sur la Croix est centrale. Il apparaît à nouveau sous les traits d’un porc. On observe des croyants réunis autour de la Croix en train de prier, tandis que se tiennent derrière eux trois couples à côté desquels les caractères chuanjiao (傳叫) pour « propagation du grouinement » sont inscrits. Là encore, l’auteur joue sur une double homophonie : celle entre les caractères jiaotang (叫堂) pour « temple du grouillement » et jiaotang 教堂 pour « église », et celle entre les caractères chuanjiao (傳叫) pour « propagation du grouillement » et chuanjiao (傳教) pour « évangéliser », afin de dénoncer les activités des missionnaires. On retrouve l’expression de certaines rumeurs sur le comportement inapproprié des missionnaires accusés de profiter de leur statut pour perpétrer des abus sexuels. Les textes inscrits sur les côtés appellent le peuple chinois à prendre de strictes mesures contre la religion et ses pratiques immorales.


"La propagation du grouinement [la religion] dans le temple du grouinement [l’église]" montre la figure de Jésus sur la Croix à nouveau sous les traits d’un porc, autour duquel des croyants sont réunis en trayon de prier, tandis que se tiennent derrière eux trois couples à côté desquels les caractères "chuanjiao" 傳叫 (propagation du grouinement) sont inscrits.
"La propagation du grouinement [la religion] dans le temple du grouinement [l’église]" montre la figure de Jésus sur la Croix à nouveau sous les traits d’un porc, autour duquel des croyants sont réunis en trayon de prier, tandis que se tiennent derrière eux trois couples à côté desquels les caractères "chuanjiao" 傳叫 (propagation du grouinement) sont inscrits.


Ces représentations révèlent à quel point la dimension politique s’est superposée et mêlée au rejet moral et social initial vis-à-vis du christianisme. Ces différents aspects constitutifs de l’antichristianisme en Chine n’ont pas complètement disparu du discours politique actuel. Les nouvelles mesures de 2016 montrent que les croyances étrangères restent perçues comme une sorte de « cheval de Troie », porteur d’influences sociales et politiques potentiellement perturbatrices.