Quand l'Amérique vacille, le monde bascule (2)

Le capitalisme en capilotade...

Le modèle américain ? Quel modèle américain ?

Chronique de Richard Le Hir

Lorsque l'idée de cet article a commencé à me trotter dans la tête il y a déjà quelques mois, c'était d'abord sur la base d'une intuition que la situation était encore pire que ce que les autorités voulaient bien nous en dire, et que, au delà de la mauvaise conjoncture que nous traversions, il y avait également de graves problèmes structurels qui allaient éventuellement nous obliger à repenser tout le système économique et à remettre en question tous les dogmes sur lesquels il est assis.

C'est une chose d'avoir une intuition, c'en est une toute autre de faire la démonstration de son bien-fondé, surtout lorsque l'information officielle s'active à promouvoir une thèse contraire. Les autorités disposent d'une force de frappe telle qu'elle écrase toute expression de dissidence sur son passage (on l'a bien vu encore tout récemment aux réunions du G-8 et du G-20 à Toronto). Et au-delà de ces manifestations de grande envergure, il existe une forme insidieuse, mais efficace, de répression contre toute personne dont le message ne se situe pas à l'intérieur des paramètres acceptés.

À cet égard, je vous suggère de lire cet article de Paul Craig Roberts, sous-secrétaire au Trésor du temps du président Reagan, ancien rédacteur en chef-adjoint du Wall Street Journal, et attaché à un moment ou un autre à certains des plus prestigieux instituts américains d'affaires internationales, d'abord paru en anglais le 24 mars dernier sur le site CounterPunch, puis traduit en français sous le titre « La Vérité est tombée en emportant la Liberté avec elle ».

Malgré ce message assez pessimiste, je suis pour ma part assez encouragé par la multiplication de sources d'informations non-officielles qui permettent à toute personne le moindrement curieuse de comprendre le sens des événements et de se forger à leur sujet une opinion libre et éclairée. Vigile constitue justement une de ces sources, et c'est ce qui rend si précieuse sa contribution à la société québécoise toute entière, et non seulement aux seuls tenants de l'indépendance du Québec. Mais il y en a bien d'autres, et c'est fort heureux.

La chute de l'empire soviétique à la fin des années 1980 a été vue par beaucoup comme le triomphe du capitalisme, la preuve éclatante de sa supériorité sur l'autre modèle économique qui lui faisait concurrence, le communisme. Vingt ans plus tard, le capitalisme nous a précipités à la faillite, et le pays qui s'en est fait le chantre, les États-Unis, est en train de s'écrouler sous nos yeux, un peu à la façon des tours du World Trade Center, mais au ralenti.

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Certains diront que j'exagère, et trouveront mon propos inutilement alarmiste. Quand en l'espace de quelques semaines, l'actuel président de la Fed, Ben Bernanke, pourtant astreint par ses fonctions à la plus grande réserve, décrit la situation comme « unusually uncertain », et que son prédécesseur à ce poste, Alan Greenspan, qui lui n'est plus astreint à la même réserve, mais qui sait fort bien que la moindre de ses interventions est scrutée à la loupe par les analystes, déclare comme il l'a fait au cours des derniers jours « The problem we now face is the most extraordinary financial crisis that I have ever seen or read about. », il faut comprendre que nous sommes en « terra incognita ».

Quand le même Greenspan, pourtant connu pour ses idées radicalement à droite et son adhésion à la « philosophie » individualiste d'Ayn Rand, qu'il a bien connue et à qui il voue une admiration sans bornes (voir http://usliberals.about.com/od/peop...) prend position sur une question de fiscalité dans un sens qui va non seulement à l'encontre de l'orthodoxie républicaine mais qui le range à gauche du président Obama, et qu'il renchérit en rajoutant « Our choices right now are not between good and better ; they're between bad and worse », il faut comprendre que le ciel est en train de nous tomber sur la tête.

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J'ouvre ici une petite parenthèse pour ironiser un peu sur l'emploi par Ben Bernanke de l'expression « unusually uncertain ». En ma qualité de ministre responsable des études sur la souveraineté en 1995, je me suis fait servir ad nauseam l'argument de l'incertitude économique et de ses conséquences advenant que le Québec accède à l'indépendance par nos adversaires fédéralistes. Tout étant relatif en économie, quand l'incertitude gangrène désormais le coeur du système capitaliste, on comprend bien que quoi que ce soit que pourrait décider le Québec quant à son avenir ne pèserait pas bien lourd dans l'ordre des choses.

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Pour en revenir au capitalisme, les signes de ses excès et de son déclin sont tout autour de nous. La planète, atteinte dans ses mécanismes les plus profonds, est en train de nous en faire voir de toutes les couleurs. L'été que nous vivons passera à l'histoire comme le point tournant dans l'éveil de la conscience universelle à la réalité du réchauffement de la planète, et aux dangers posés par l'exploration pétrolière en haute mer. L'incapacité de l'économie des pays développés à retrouver le chemin de la croissance est en train de démontrer la stupidité de la croyance dans les vertus de la globalisation à outrance. Et la possibilité bien réelle que les Américains soient tentés par une fuite en avant pour maintenir leur domination sur le monde, alors qu'ils n'en ont plus économiquement les moyens, fait planer sur nous la menace d'un conflit armé qui pourrait même prendre des proportions nucléaires, donc forcément cataclysmiques.

Par ailleurs, jamais les contradictions du système capitaliste ne nous sont-elles apparues sous un jour aussi cru. Ainsi BP, qui, à la suite de l'explosion de son puits dans le Golfe du Mexique, a dû accepter, à la requête de la Maison-Blanche, de mettre sur pied un fonds de compensation de 20 milliards, a-t-elle annoncé quelques jours plus tard à ses actionnaires que 10 de ces 20 milliards pourraient être déduits de ses impôts payables aux États-Unis selon le code américain des impôts, ce qui aura pour effet de refiler la moitié de la facture au contribuable américain !!!

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Comment en sommes-nous arrivés-là ? La gauche sera prompte à répondre que le capitalisme porte en lui les germes de sa destruction. Pour ceux que les réponses fondées sur l'adhésion à une idéologie quelconque laissent sur leur appétit, on peut tout de même retracer les origines de nos problèmes actuels aux années 1955 à 1965 qui ont incarné l'âge d'or du capitalisme américain, autrement dit à toute cette période qui s'étend entre la fin de la guerre de Corée et le début de celle du Viêt-Nam. C'est en effet au cours de cette période que les Américains ont accumulé une richesse telle qu'ils ont cru qu'elle les appelait à une destinée hégémonique.

Pour parvenir à cette domination mondiale, il fallait à tout prix neutraliser l'URSS qui aspirait elle aussi au même imperium, en affichant quelques beaux succès dans le domaine de l'espace (lancement du premier engin spatial, le spoutnik, en 1957), et sur le plan géostratégique (implantation à Cuba avec l'avènement de Fidel Castro en 1960).

C'est le président Eisenhower qui, en quittant ses fonctions en 1960, allait sonner le premier signal d'alarme en signalant le danger que posait pour les États-Unis la formation d'un complexe militaro-industriel, capable d'influencer de façon déterminante les choix politiques du pays. Lui-même ancien militaire, général en chef des opérations qui avaient mené à la victoire lors de la seconde Guerre Mondiale, Eisenhower avait à la fois la connaissance intime du système et l'autorité morale nécessaires pour faire une telle mise en garde.

Malheureusement, le complexe militaro-industriel était déjà trop fort pour qu'il puisse être arrêté, et les États-Unis épuisèrent rapidement au cours de la décennie 1965 à 1975 une bonne part des richesses qu'ils avaient accumulées pendant la précédente, au point qu'ils durent renoncer à la parité fixe avec l'or (35 $ l'once depuis les accords de Bretton Woods en 1948) pour rester à flot. C'est également à cette époque que la décision fut prise d'ouvrir tout grands les robinets du crédit. Il fallait relancer l'Amérique sur la voie de l'enrichissement, et la consommation apparaissait comme le moyen idéal d'y parvenir.

Convaincus de leur capacité de s'enrichir par les plus-values sur le capital qu'ils détenaient, et sans penser un seul instant à ce qui arriverait s'il fallait que cette machine s'enraye, les Américains se lancèrent dans une frénésie de consommation qui a littéralement redéfini le monde au cours des quarante dernières années.

Hélas, la déréglementation du secteur financier en 1998 allait rapidement entraîner des excès qui se manifestèrent dès 2000 avec l'explosion de la bulle des valeurs technologiques, puis dans les années suivantes avec la multiplication des produits financiers dérivés, la titrisation, les mauvaises créances hypothécaires, jusqu'à l'effondrement final en 2008. D'un seul coup, une grande part des encours de crédit consentis depuis 40 ans ne valaient plus rien. Des millions de milliards, sans compter la dette publique gonflée par des années de guerre, de baisses d'impôts dont le pays n'avait pas les moyens, de dépenses dans des projets pharaoniques justifiés uniquement par des fins électoralistes.

Aujourd'hui, « the emperor has no clothes », et le peuple non plus. Les États multiplient les coupures de service, réduisent le calendrier scolaire, vident les prisons, réduisent l'éclairage public du tiers, suppriment les services de transport public->29669], s'apprêtent à renégocier à la [baisse les retraites des employés du secteur public, ce qui va amener une désagrégation rapide du tissu social, et sans doute, éventuellement, des mouvements de masse.

Reste à savoir maintenant s'il est encore possible de recoller les morceaux ensemble ou , mieux encore, de réinventer le système, car sous sa forme actuelle, ce n'est rien d'autre qu'un casino.

Si vous n'avez pas encore vu le dernier film de Michael Moore, « Capitalism, a love story », il est urgent de le faire. Si vous voulez approfondir votre compréhension des problèmes du capitalisme, je vous suggère un petit bijou de documentaire canadien « The Corporation » (voir aussi au bas de cette page toute la liste des documentaires disponibles, une véritable mine d'information), vieux déjà de quelques années, mais qui a l'immense mérite d'expliquer simplement la notion très complexe des externalités, surtout en ce qu'elle s'applique à l'environnement. Vous y verrez que la seule façon pour une entreprise de faire de l'argent, c'est d'externaliser ses coûts et les faire assumer par quelqu'un d'autre, ou mieux encore, par toute la collectivité. Ne manquez pas non plus « The greed game ».

Auteur : Richard Le Hir


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4 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    17 août 2010

    Grands textes que le vôtre et celui de Monsieur Roberts. Je trouve significatif que ce commentaire n'ait pas donné lieu à une plus forte audience...
    Bien sûr, il s'agit d'une question internationale, mais vous parlez ici, des États-Unis, le pays qui a sur nous le plus d'influence, celui qui est le plus susceptible de nous faire vaciller, mais cela n'explique qu'en partie, à mon avis, qu'au moment où je rédige ce message, le nombre de visites se limite à 339.
    À observer ce qui se passe pour ce commentaire et dans la médiasserie, entre autres, je pense, au risque de passer pour un paranoïaque, que la propagande nous a conduits à l'autocensure.
    Merci, pour cette recherche poussée. Vous nous présentez l'information que la propagande veut nous cacher.
    Restez prudent et continuez votre beau travail.
    Michel Rolland

  • Archives de Vigile Répondre

    10 août 2010

    Je veux ajouter cette référence qui vient renforcer la thèse avancée dans le texte de M. Le Hir.
    http://www.alterinfo.net/Quarante-chiffres-deconcertants-revelent-la-verite-horrifiante-de-l-economie-zunienne_a48650.html

  • Jacques Bergeron Répondre

    10 août 2010

    Esdras Mainville avait suggéré,lors de la crise de 1930,quelques mécanismes de contrôle et de régulation du système capitaliste afin de lui éviter de nous précipiter dans une «?» autre crise semblable à celle-ci (1930)! Combien de crises avons-nous connues depuis celle-là? Et pourtant nos gouvernements refusent d'agir. Serait-ce qu'ils sont «tous» dominés par ceux et celles qui précipitent le monde dans les crises connues? J'ai le goût de dire «oui» à ma question!

  • Archives de Vigile Répondre

    9 août 2010

    Merci M. Le Hir pour cet excellent texte qui nous oblige à prendre conscience d'une situation qui porte toutes les caractéristiques de la fin d'un monde, d'un régime, d'un système, d'une époque, d'une façon de se voir, de se comprendre et de vivre ensemble. Je me permets d'ajouter la réflexion d'un homme, mieux connu dans nos milieux par l'image qu'on nous en a faite que par l'accès direct à ce qu'il est vraiment, Fidel Castro. Depuis quelque temps on le voit davantage surtout pour prendre la parole et attirer l'attention du monde sur les graves problèmes qui nous menacent tous et toutes. À vous de juger.
    http://www.granma.cu/frances/reflexions/4agosto-reflexiones.html