Laïcité et suprématie de Dieu

Laïcité — débat québécois

Pendant le second conflit mondial, les élites protestantes et catholiques soutenaient le gouvernement libéral de Mackenzie King pour contrer l’influence païenne du national-socialisme et défendre la civilisation chrétienne. Photo : Agence Reuters

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L'assise juridique du Canada repose sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit. Le préambule de la Charte canadienne des droits et libertés en fait l'énoncé. De surcroît, à ce jour, la liberté de conscience et de religion, garantie par la même charte, fait l'objet d'une généreuse interprétation par la Cour suprême.

Dans un débat mettant en cause les valeurs religieuses et le principe de laïcité, la justice doit-elle convenir de la primauté de Dieu (Jésus, Yahvé, Allah, Bouddha, etc.) ou donner préséance au caractère laïque des institutions publiques? Longtemps figée, cette délicate question peut resurgir à tout moment dans les litiges où s'emmêlent le multiculturalisme canadien, l'interculturalisme québécois, la diversité culturelle et la liberté religieuse à connotation identitaire.

Bien que leur port soit motivé par des considérations religieuses, le turban et le poignard sikhs sont considérés au Royaume-Uni comme des attributs culturels et non religieux. Au Canada, la Cour suprême a jugé que le kirpan (poignard sikh) est un symbole dont la possession est protégée par la liberté de religion.

Un brin d'histoire

L'acte de naissance de la Charte canadienne des droits et libertés remonte à 25 ans. Rappelons pour mémoire que cet important document résulte d'un compromis politique intervenu entre les gouvernements fédéral et provinciaux (à l'exclusion du Québec) sur le rapatriement de la Constitution canadienne.

Avant l'adoption du texte final, l'insertion tardive d'une référence à Dieu dans le préambule de la Charte fut la dernière modification de la Loi constitutionnelle de 1982. Plutôt réfractaire à cette insertion, et sans trop y croire, le premier ministre Trudeau céda aux pressions de la députation libérale: «I don't think God gives a damn whether he's in the constitution or not»!

Pour comprendre l'attachement de plusieurs élus à une reconnaissance explicite de la suprématie de Dieu dans la Constitution, un regard dans le rétroviseur de l'histoire s'impose.

En 1960, le premier ministre conservateur John Diefenbaker fit adopter par le Parlement la Déclaration canadienne des droits. Cette loi fédérale reconnaît, dans son préambule, que «que la nation canadienne repose sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu, la dignité et la valeur de la personne humaine ainsi que le rôle de la famille dans une société d'hommes libres et d'institutions libres». Il est précisé que «les hommes et les institutions ne demeurent libres que dans la mesure où la liberté s'inspire du respect des valeurs morales et spirituelles et du règne du droit».

En 1960, quel Dieu et quelles valeurs spirituelles les parlementaires canadiens voulaient-ils célébrer? Pendant le second conflit mondial, dans un contexte de fébrilité religieuse, la classe politique occidentale lia l'idéal chrétien à la promotion des droits de l'Homme. Les élites protestantes et catholiques soutenaient le gouvernement libéral de Mackenzie King pour contrer l'influence païenne du national-socialisme et défendre la civilisation chrétienne.

Libertés civiles

Plus tard, à l'époque du maccarthysme américain, dans la lutte contre le communiste athée, la tradition chrétienne servit de carburant au modèle démocratique. L'un des architectes de l'OTAN, Lester B. Pearson, alors ministre canadien des Affaires étrangères, déclara en 1953 que «[i]n the conduct, as in choice, of a democratic government, there can be no substitute for the Christian ideals of the individual citizen, as the basis of policy and action».

Devant les injustices subies par les Canadiens d'origine japonaise pendant la guerre et les abus permis par la Loi sur les mesures de guerre, certains défenseurs des libertés civiles préconisèrent l'insertion d'une charte des droits dans la Constitution canadienne.

L'un de ceux-là fut le professeur Frank Scott, de l'Université McGill. Il défendait la thèse selon laquelle les droits de la personne relèvent du droit naturel: l'État ne peut gommer un droit qu'il n'a jamais conféré, disait-il. Contrairement à plusieurs juristes de l'époque, le professeur Scott refusa d'admettre un lien entre le droit naturel et Dieu. Le concept de dignité humaine étant l'assise des droits et libertés fondamentaux, sa démarche était entièrement sécularisée. Pierre Elliott Trudeau partageait ce point de vue.

En 1959, le climat politique ne se prêtait pas à une révision constitutionnelle. L'ambitieux projet du premier ministre Diefenbaker se mua en peau de chagrin: l'instrument constitutionnel souhaité n'était plus qu'une simple loi fédérale. Des groupes de pression, incluant les églises protestantes et catholiques, montèrent aux barricades. On exigeait que la tradition chrétienne soit reconnue dans le texte de loi.

À l'époque, la pensée dominante reliait l'origine des droits de l'Homme à Dieu. Sur la scène internationale, l'influent philosophe catholique Jacques Maritain considérait les droits humains comme faisant partie intégrante d'un ordre politique et moral d'origine divine. Chez nous, Jean Lesage, député bien en vue, soutenait que l'on doit au philosophe saint Thomas d'Aquin «the Christian foundation of our democratic principles».

Des voix discordantes furent entendues. Dans une perspective pluraliste et multiculturelle, Max Cohen, éminent juriste de McGill, proposa une approche sécularisée des droits de la personne. Il suggéra l'ajout suivant au préambule de la Déclaration: «Whereas Canada is a federal state, uniting within a single nation many ethnic and religious groups while yet encouraging the preservation and respect for all heritages.» On ne tint pas compte de sa proposition.

Au final, la Déclaration canadienne fut unanimement adoptée par les deux chambres du Parlement. Le ministre de la Justice Davie Fulton déclara que la teneur du préambule de cette loi fondamentale constituait «a splendid declaration of the views of the parliament of Canada as to the principles and bases on which it is founded and by means of which it will ensure its continuance as a free and Christian democracy».

Le Dieu constitutionnel

Nulle part dans notre aménagement constitutionnel, le caractère laïque, séculier ou neutre de l'État (canadien ou québécois) ne se trouve-t-il affirmé. Ce sont les juges qui, à la pièce, ont façonné la reconnaissance de facto du principe de la séparation de l'Église et de l'État. Ainsi, le juge Antonio Lamer observa (affaire Sue Rodriguez) que «la Charte a consacré le caractère essentiellement laïque de la société canadienne».

Notre charte des droits et libertés fait voir un pôle libéral individualiste: c'est une déclaration du citoyen. Ce sont donc les personnes (par opposition aux groupes) qui bénéficient de la liberté de religion. Mais, attention! Vu l'importance de la spiritualité dans une société diversifiée, le concept juridique de Dieu peut prendre du volume.

Dans la mesure où des personnes reliées à un groupe ou une collectivité ne doivent pas connaître de discrimination sur la base de leurs croyances ou pratiques religieuses, la notion protéiforme de Dieu pourrait certes alimenter des revendications culturelles et identitaires... à connotation religieuse.

Comment savoir si, un jour, les tribunaux donneront préséance au principe non écrit de la laïcité de l'État sur la suprématie de Dieu (et la liberté religieuse), celle-ci étant burinée dans le bronze de la Constitution canadienne?

Au Québec, une affirmation forte du principe de laïcité par l'Assemblée nationale pourrait utilement remplir un vide juridique et orienter la démarche des juges.

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Jean-Claude Hébert - Avocat


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