La situation du français à Montréal : une catastrophe. Entretien avec Frédéric Lacroix

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« Nous sommes donc dans une situation totalement inédite où le poids relatif des francophones au Québec est en chute rapide tandis que celui des anglophones augmente. »


Chercheur indépendant et chroniqueur à L’Aut’Journal, Frédéric Lacroix est des meilleurs observateurs de la situation linguistique québécoise. Dans cet entretien, je l’ai questionné sur l’état du français au Québec et à Montréal. La situation qu’il nous présente est loin des discours officiels censés nous rassurer. Sous le signe de la plus grande lucidité, il fait ressortir les tendances lourdes et inquiétantes. Il se permet aussi de proposer des solutions pour les renverser.  


***  


MBC : Le discours officiel veut que le français se porte bien au Québec – il se porterait mieux que jamais. Ce n’est manifestement pas votre avis. Comment caractériseriez-vous la situation du français, au Québec en général, et à Montréal en particulier?  


FL: Le décalage entre le discours officiel rassurant (« il reste des progrès à faire », « le verre est à moitié plein » ou même « le français rayonne » comme le disait en 2016 l’ineffable Jean-Marc Fournier) et la réalité, surtout à Montréal naturellement, mais aussi de plus en à Laval et dans les couronnes, tient de plus en plus du grand écart intellectuel. Le promeneur à Montréal ou au Carrefour Laval, s’il est sensible à ce qui se déroule autour de lui, ne peut qu’être frappé par la présence de plus en plus discrète de la langue française et de la culture québécoise. Ou bien plutôt de la présence du français qui est de plus en plus une langue seconde; qui est parlé, oui, mais seulement pour servir le francophone qui l’exige. La langue première est l’anglais. Quand on tend l’oreille, on entend bien que c’est la langue que les vendeurs, certains pourtant manifestement nés au Québec, utilisent entre eux. Pour qui sait voir, cela est manifeste chez de nombreux immigrants (mais aussi chez des francophones).  


Cela est particulièrement évident pour qui va assez rarement à Montréal (comme moi) après y avoir vécu pendant longtemps. Le contraste saute aux yeux. Dans les quartiers où autrefois (il y a 20 ans à peine), l’on avait l’impression de se retrouver à Québec tellement le français était dominant, on a aujourd’hui l’impression de se trouver à l’ouest de St-Laurent jadis. Il s’agit bien sûr d’une impression subjective. J’aime dire, pour être dans l’ère du temps, que c’est comme l’opposition climat/météo; la météo étant le temps qu’il fait actuellement tandis que le climat est une distribution statistique qui peut s’exprimer en termes de moyenne, d’écart-type, etc. Pour la langue, c’est analogue.   


L’impression que l’on a en se promenant dans la rue et en captant les conversations nous fournit un point de mesure; c’est la météo linguistique. Mais pour comprendre globalement la question linguistique, les impressions linguistiques (la météo) ne suffisent pas; il faut passer par les chiffres pour se faire une idée claire des tendances et s’extraire de notre moi limité dans le temps et l’espace. Ces chiffres nous permettent de tracer un portait du « climat » linguistique. Ils nous sont fournis de diverses manières : par les recensements qu’effectue aux cinq ans Statistique Canada, par des données comme les inscriptions à l’école primaire, secondaire, au collégial, à l’université. Enfin par toutes sortes d’autres indices et études.  


Vous aurez compris que je m’intéresse à la langue du point de vue quantitatif. L’aspect qualitatif de la langue m’interpelle moins. S’il y avait de moins en moins de francophones, mais qu’ils parlaient le français de mieux en mieux, je ne crois pas que cela serait un gain ou que ça s’équivaudrait. Pour la langue, la loi du nombre est déterminante.  


D’ailleurs la « qualité » d’une langue parlée ou à l’écrit dans l’espace public, n’est qu’une manifestation de son statut. Plus le « statut » d’une langue est élevé, plus elle est utile, plus elle nous permet d’augmenter nos revenus et de nous enrichir, et plus cette langue sera maîtrisée. Après tout c’est normal, notre avancement professionnel en dépendra; alors l’investissement de temps et d’énergie sera fait. C’est pour cela que l’affirmation de Pierre Elliott Trudeau, qui disait jadis que les immigrants n’apprenaient pas le français au Québec parce qu’on « le parlait mal » est si vicieuse. Les immigrants n’apprenaient pas le français, parce que le français, au Canada et au Québec, ne servait à rien. Ou presque. Le sociologue Jacques Brazeau avait d’ailleurs dit, et cela est rapporté par la Commission Laurendeau-Dunton, qu’à bien des égards, le français était une langue « non-employée au Canada ».  


Revenons à aujourd’hui. Je l’ai déjà dit, je pense que la situation du français à Montréal est « catastrophique ». Je ne dis pas cela à la légère.  


Les gens le sentent bien d’ailleurs : un récent sondage de la Fondation de la langue française faisait état du fait que 70% des francophones sont préoccupés par la place du français au Québec. Cette préoccupation est-elle irrationnelle? Le fruit d’un traumatisme dû à une longue histoire qui nous a été défavorable? Pas seulement. Dans cette inquiétude, il y a aussi une rationalité.  


Toutes les données linguistiques confirment que depuis une quinzaine d’années, après certaines avancées dues à la sélection d’une immigration francotrope (immigrants des ex-colonies françaises et de pays latins) et à la Charte de la langue française, une nouvelle dynamique linguistique s’est mise en place au Québec ; une dynamique qui peut être résumée ainsi : le français recule et l’anglais avance.   


Je crois que cette dynamique est bien résumée par la figure 1, adaptée d’un article de Charles Castonguay paru dans la revue « Language Problems and Language Planning » (Vol. 43, No 2, 2019, pp 113-134). On peut constater qu’au Québec, l’anglais comme langue maternelle est quasi-stable tandis que l’anglais langue d’usage (langue parlée à la maison) est en nette hausse. Le français est en chute libre tant du côté de la langue maternelle que de la langue d’usage.  


Figure 1   


  



  


On peut voir à la figure 1 que le français langue maternelle a chuté de 3,4 points en 15 ans. C’est du jamais vu!   


Depuis 1871, le poids des francophones au Québec n’a jamais été en bas des 80%. Il n’y a jamais eu, non plus, de chute de 3 points en 15 ans. Nous sommes donc dans une situation totalement inédite où le poids relatif des francophones au Québec est en chute rapide tandis que celui des anglophones augmente.  


Qu’est-ce qui explique la hausse de l’anglais et la chute du français manifeste à la figure 1? Ce sont surtout les transferts linguistiques (adoption d’une autre langue d’usage que la langue maternelle): des allophones vers l’anglais et des francophones vers l’anglais.  


Quand on regarde les transferts linguistiques qu’effectuent les allophones vers le français, ceux-ci sont en hausse; ils atteignent 55% en 2016. Ceci est une bonne nouvelle. Il faut cependant comprendre que ce chiffre inclut tous les allophones ayant déjà effectué un transfert linguistique avant d’immigrer au Québec (en France ou au Maghreb par exemple). La notable hausse des transferts des allophones vers le français est donc surtout attribuable à la politique de sélection des immigrants, qui sélectionne selon la connaissance du français (ce qui favorise les francotropes). La Charte a eu un effet moins important que la politique d’immigration (mais un effet tout de même) sur les transferts linguistiques effectués par les allophones.  


Et 55%, c’est le verre à moitié vide ou à moitié plein? Est-ce que l’interprétation de ce chiffre dépend de notre état d’esprit « pessimiste » ou « optimiste »? La question ne se pose pas en ces termes.   


Pour assurer la stabilité du poids relatif à long terme des francophones au Québec, au moins deux conditions seraient requises : 1) que les transferts linguistiques des immigrants aillent à 90% environ vers le français et 2) que les francophones n’effectuent pas de transferts nets vers l’anglais. La première condition n’est pas atteinte : à 55%, on est très loin du 90% requis. Il faut savoir qu’il y a en 2016 8,1% d’anglophones au Québec; les transferts linguistiques alimentent donc de façon disproportionnée la communauté anglophone (45% des transferts vont vers 8,1% de la population). C’est ce qui explique la hausse de l’anglais langue d’usage qu’on constate à la figure 1. Tout se tient.  


De plus, quand on ajoute les transferts linguistiques faits par les francophones vers l’anglais, le solde global des transferts linguistiques passe sous la barre des 50%. L’assimilation des francophones de 25-44 ans sur l’île de Montréal a doublé entre 2001 et 2016. Cette assimilation des francophones vient contrecarrer les progrès effectués dans les transferts linguistiques des allophones vers le français.  


Les deux conditions pour assurer la stabilité de poids relatif des francophones ne sont donc pas remplies.  


Si ces tendances se maintiennent, le poids des francophones va continuer à reculer. Dans son livre Disparaître, Jacques Houle cite le chiffre de 69% de francophones en 2036 (langue maternelle). Il ne l’a pas inventé : ce chiffre vient d’une projection démolinguistique publiée par Statistique Canada en 2017. Il est à noter que cette projection de 69% n’incluait pas l’accélération de l’assimilation des jeunes francophones mise en évidence en 2016; la réalité pourrait être pire : nous pourrions fort bien être en bas de 69% en 2036 (dans 16 ans seulement!). Nul ne le sait, car les projections n’ont pas été faites.  


On peut même penser qu’à partir d’un certain point, le poids des francophones va baisser de plus en plus rapidement étant donné qu’il n’y aura plus une densité de locuteurs francophones suffisante à Montréal pour exercer une pression en faveur du français et intégrer linguistiquement les allophones. Un emballement du phénomène passé un certain point n’est pas exclu; la chute du nombre de francophones pourrait ne pas être une pente douce, mais un effondrement au fur et à mesure que le français perd du statut et de la valeur et qu’il y a un « sauve qui peut » vers l’anglais. La « loi du nombre » va commencer à jouer contre le français à Montréal.  


Il est simple de constater que le discours officiel sur le français manque de cohérence : si la situation du français était « bonne », comme comprendre que les francophones passeront de 80% à 69% de la population du Québec en seulement 25 ans? Comment expliquer qu’en même temps, les anglophones hausseront leur poids relatif et passeront de 8,1% en 2016 à 8,6% en 2036? Si le problème linguistique au Québec se résumait par l’exode des francophones vers les banlieues (comme certains l’ont répété pendant 20 ans) et qu’il suffisait de garder les francophones à Montréal pour régler la question, comment expliquer l’effondrement des francophones à Laval et, plus globalement, dans toute la RMR de Montréal? De la même façon qu’un modèle scientifique est invalidé quand une expérience le contredit, le modèle officiel qui explique la situation linguistique peut être mis aux poubelles parce que trop de faits le contredisent.  


Bref, l’inquiétude de 70% de la population sur la place du français est rationnelle; les gens sentent que le portrait officiel que l’on nous trace ne colle pas à la réalité.  


La racine du problème, c’est le statut et le prestige du français au Québec. Ce que le figure 1 vient nous dire, c’est que l’anglais possède, dans les faits, dans la réalité du terrain, un statut et un prestige qui rivalise et est même supérieur à celui du français.   


MBC: Vous révéliez récemment que le français serait bientôt en situation minoritaire dans les cégeps montréalais. Comment expliquer cette tendance alors que la loi 101 était supposée assurer la francisation des nouvelles générations et des nouveaux arrivants?  


FL: Je pense que les inscriptions au collégial constituent une autre donnée qui nous renseigne sur le « climat » linguistique. Il faut savoir que les clauses d’accès scolaire de la Charte de la langue française cessent de s’appliquer après le secondaire. Au collégial et à l’université, le rapport de force entre l’anglais et le français sur le « marché linguistique » est libre de s’exprimer. C’est pourquoi les statistiques d’inscription au collégial sont si intéressantes. La figure 2 montre l’effectif collégial pour les programmes préuniversitaires sur l’île de Montréal.  


Figure 2. Proportion des places d’étude en anglais au niveau collégial à Montréal, étudiants au DEC, temps plein, réseau public et privé subventionné, filière préuniversitaire.   


  




Bloc Québec drapeau
 




  


  


On voit que la place relative du collégial anglais est en augmentation quasi constante depuis 1995. Si la tendance se maintient, le préuniversitaire dans les cégeps français va devenir minoritaire à Montréal vers 2021. Il est difficile d’exagérer l’importance de ce fait.  


Pourquoi en est-il ainsi? Il y a deux facteurs. De un, une défection importante des francophones vers les cégeps anglais. En 2018, 3000 étudiants de langue maternelle française sont inscrits au cégep anglais à Montréal. Ce nombre a doublé depuis 1995. Quant aux allophones, il y a une claire séparation dans le comportement des allophones anglotropes et des allophones francotropes. Alors que les allophones francotropes sont de plus en plus nombreux dans les cégeps français (sans que cela compense la chute dans les inscriptions des francophones), les allophones anglotropes s’inscrivent massivement au cégep anglais. Et ceci, même s’ils ont été scolarisés en français au primaire et au secondaire!  


Le fait d’imposer le français comme langue d’enseignement au primaire et au secondaire constitue, pour un nombre important d’allophones anglotropes, une immersion française forcée. Dès qu’ils le peuvent, ils quittent le système scolaire français et s’inscrivent au cégep anglais et à l’université en anglais (pour ceux qui poursuivent à l’université).  


On peut donc conclure que Camille Laurin et les Concepteurs de la Charte de la langue française, hélas, ont perdu leur pari : ceux-ci pensaient que l’application des clauses scolaires de la Charte au préscolaire, primaire et secondaire conduirait naturellement les allophones à se franciser et à s’inscrire ensuite dans le réseau français au postsecondaire.   


Si la Charte a eu un certain effet d’entraînement à cet égard, cet effet de la langue de scolarisation au primaire et au secondaire est inférieur à celui de la langue parlée à la maison (et donc à la sélection de francotropes par la politique d’immigration). Il faut réaliser que les clauses scolaires de la Charte ne visent que les enfants d’âge scolaire qui immigrent au Québec, donc seulement environ le quart des immigrants. Tous les adultes y échappent.  


Les mesures de la loi 101 ne produisent pas un effet francisant suffisant. Pour beaucoup d’allophones (surtout anglotropes), la Charte a l’effet de leur apprendre le français, mais comme langue seconde. C’est d’ailleurs ce que l’on perçoit quand on se promène au Carrefour Laval!  


Il faut donc le dire : la Charte de la langue française, dans sa forme actuelle, est un échec!   


Dans un récent article, sur l’Aut’Journal, vous venez de montrer comment le cégep français lui-même a tendance à s’angliciser et se bilinguiser en donnant quelques exemples de cette tentation. S’agit-il d’une exception ou d’une tendance?  


C’est une tendance de fond. Ce qui est en cause, et c’est ce que les statistiques d’inscription au collégial démontrent, c’est que le prestige du français comme langue d’enseignement au postsecondaire au Québec est en baisse.  


L’anglicisation ou la « bilinguisation » des cégeps (mais aussi des universités) français est une tentative désespérée de pallier la baisse des inscriptions dans les institutions de langue française. C’est la solution qui est actuellement mise de l’avant par les directions d’établissement. L’anglicisation des HEC, par exemple, est fulgurante et menace, à terme, la survie des programmes de langue française dans cette institution. Confrontée à une baisse des inscriptions, l’UQAM a décidé de fermer son campus dans l’ouest de Montréal, pourtant ouvert depuis 20 ans. Même chose au cégep : des programmes préuniversitaires bilingues viennent d’être autorisés au cégep de Saint-Laurent. D’autres sont en développement au cégep de Sainte-Foy (pour faire concurrence à Saint-Lawrence) et à Bois-de-Boulogne (parce que Dawson et Vanier leur mange leur clientèle). Le cégep Mérici à Québec a commencé à offrir des programmes « bilingues » il y a quelques années. L’UQAM songe à mettre sur pied des programmes en anglais. Même l’université Laval à Québec souhaite offrir plus de cours en anglais.  


L’autorisation récente de programmes préuniversitaires bilingues par le Ministre de l’éducation est, à mon avis, seulement un premier pas dans l’anglicisation des cégeps français. Le prochain sera sans doute l’autorisation, pour les cégeps français qui ne sont pas proches d’un cégep anglais, d’enseigner directement une partie des cours en anglais. Et ainsi de suite.  


Cette situation n’est pas sans rappeler celle qui a cours pour les francophones hors-Québec, qui ne disposent le plus souvent que d’institutions « bilingues », institutions qui servent de foyers d’anglicisation. Une importante étude commandée par la CSQ en 2010 a démontré que les cégeps anglais agissent comme des foyers d’anglicisation à Montréal (voir Patrick Sabourin, Mathieu Dupont, et Alain Bélanger, « Le choix anglicisant : Analyse des facteurs orientant les francophones et les allophones dans le choix d’un cégep sur l’ile de Montréal », Institut de recherche sur le français en Amérique (IRFA), décembre 2010. https://www.irfa.ca/site/publications/le-choix-anglicisant/ ). Ceci explique probablement la hausse de l’anglicisation des francophones à Montréal, accélération qui se manifeste surtout chez les plus jeunes.   


Si la « bilinguisation » des institutions françaises se poursuit, il est prévisible qu’elles commenceront bientôt à tenir elles aussi le rôle de foyers d’anglicisation à Montréal. Vu sous cet angle, on pourrait dire que la région de Montréal est en train de basculer dans une dynamique linguistique de type « hors-Québec ». Avec sa politique de financement au postsecondaire, le gouvernement du Québec finance, massivement, la minorisation de la majorité francophone au Québec. Que certains choisissent l’anglicisation peut être vu comme un choix personnel, mais les fonds publics doivent-ils servir à faire reculer la majorité francophone?  


Notre élite politique a toujours prétendu que le prix politique à payer pour étendre les clauses scolaires de la Charte au niveau collégial était trop élevé et qu’il fallait mieux, somme toute, garder le statu quo. Cela était une politique à courte vue. Le prix à payer pour ne pas étendre les clauses scolaires de la Charte au niveau collégial sera bien plus élevé ; le coût en sera l’effondrement du réseau postsecondaire de langue française à Montréal et la fin de la prétention de faire du français la langue commune au Québec.  


MBC: Qu’entendez-vous lorsque vous parlez de la west-islandisation de Laval? Ce phénomène risque-t-il de s’étendre ailleurs au Québec?  


FL : Les Québécois se sont longtemps rassurés en se disant que la loi 101 les « protégeait » et que l’anglicisation, si elle avait lieu, était confinée dans le « West-Island ». Cette vision naïve, comme nous l’avons vu, ne correspond malheureusement pas à la réalité. Les chiffres tirés des recensements effectués par Statistique Canada pour Laval sont tout à fait saisissants (Tableau 1).  


Tableau 1.   




Bloc Québec drapeau
 




  En consultant le tableau 1, nous pouvons constater que le pourcentage de francophones, langue maternelle, s’est littéralement effondré à Laval en seulement 15 ans, passant de 74,2% à 58,6%; soit une diminution de 15,6 points de pourcentage! En termes absolus, le français a perdu 6841 locuteurs alors que la population totale sur l’île de Laval passait de 338 999 à 418 007 personnes. Dans le même temps, le nombre d’anglophones, langue maternelle, passait de 6,7% à 8,4%, soit une augmentation de 1,7 point (12 327 personnes)! Le nombre d’allophones a plus que doublé entre 2001 et 2016, passant de 64 553 à 138 075 personnes, soit une augmentation relative de 14 points.  


Ces changements démographiques ont d’énormes implications politiques. Il faut savoir que la langue maternelle est le principal déterminant du vote au Québec. Les non francophones votent pour le PLQ à hauteur de 85% environ. Ce chiffre est stable depuis des décennies. Les francophones, quant à eux, ont tendance à diviser leur vote entre plusieurs partis.  


Le politologue Pierre Serré, dans son livre « Deux poids, deux mesures, l’impact du vote des non-francophones au Québec » s’est livré à une analyse minutieuse de l’effet du vote en « bloc » des non-francophones. Il a déterminé qu’une fois que le pourcentage de francophones passait sous la barre des 80% environ dans un comté, l’alternance politique devenait chose du passé (à cause de la division du vote francophone) et que le PLQ était systématiquement élu. Ainsi, le bloc de 36% de non-francophones sur l’île de Laval constitue maintenant une minorité qui détermine le résultat des élections dans notre système uninominal à un tour.   


La carte des résultats des élections d’octobre 2018 illustre éloquemment la chose : la PLQ a pris 5 des 6 comtés à Laval. La CAQ en a gagné un seul. Il y a 20 ans, cela aurait été impensable.  


Ma prédiction, c’est que la CAQ, comme le PQ, sera bientôt chassée de Laval elle aussi. Laval, comme la presque totalité de l’île de Montréal, s’est « west-islandisé ». L’alternance politique y est largement une chose du passé.  


Cette dynamique, liée à un volume d’immigration excessif et à une francisation totalement insuffisante, va s’étendre dans toute la RMR de Montréal. Longueuil sera probablement la prochaine région à subir la fin de l’alternance politique.  


  


Figure 3. Résultats des élections d’octobre 2018 (tiré du site QC125.com)   


  



  


  


Dans son livre Le pouvoir québécois menacé : Non à la proportionnelle, le politologue Christian Dufour affirme que le changement du mode de scrutin de majoritaire à un tour vers un scrutin proportionnel mettrait fin au pouvoir de la majorité francophone. Dans son analyse, M. Dufour ne tient aucun compte de la démographie et de l’effet de la croissance de la minorité de blocage non francophone. Le « pouvoir québécois » est menacé du simple fait que le poids relatif des francophones est en chute libre au Québec. Le maintien du scrutin majoritaire à un tour n’y changera rien. Ou plutôt exprimons-le ainsi : On ne sait pas quelle formule, du scrutin majoritaire à un tour ou de la proportionnelle, serait le plus à même de nous permettre de continuer à former, le plus longtemps encore, des gouvernements nationalistes.  


Pour le savoir, nous avons besoin d’une étude de projections démographiques intégrant l’effet du mode de scrutin. À vue de nez, je dirais qu’en gardant le mode de scrutin majoritaire et en tenant compte de la démographie, les Québécois francophones pourront encore former des gouvernements nationalistes pendant une petite quinzaine d’années environ. Après cela, le PLQ va reprendre le pouvoir. Pour de bon à mon avis. C’est du moins la conclusion qui s’impose quand on projette les tendances actuelles. La situation pourrait changer, mais seulement si on agit de manière décisive.  


MBC: Quelles mesures permettraient de renverser sérieusement la tendance à l’anglicisation? Qu’attendez-vous des partis qui se réclament du nationalisme?  


FL : Il faut d’abord impérativement revenir à la politique du « français, langue commune » et mettre de côté les notions comme « la prédominance du français », qui ne sont qu’une façon de faire avaler le bilinguisme institutionnel.  


Ensuite, je pense qu’il faut passer le message que le recul du français au Québec n’est pas inéluctable, un « mouvement de l’histoire » ou une conséquence de la « mondialisation »; premièrement, le recul du français est une conséquence directe de la Loi sur les langues officielles fédérale qui met le français et l’anglais sur un pied d’égalité juridique en faisant comme si le rapport de force entre ces langues était le même au Québec et au Canada (ce qui favorise la langue la plus forte, donc l’anglais); deuxièmement, de la démolition de la Charte de la langue française à laquelle se sont livrés des juges nommés par Ottawa. La Charte a été rendue largement inopérante. Et il est probable que même sous sa forme originale, elle n’allait pas assez loin en n’étendant pas les clauses scolaires jusqu’au niveau collégial. Depuis 20 ans, sous l’emprise aussi bien du PQ que du PLQ (mais le PLQ est particulièrement responsable), Québec a totalement laissé aller les choses de sorte qu’aujourd’hui, nous nous retrouvons dans une situation catastrophique.  


Le fond du problème, c’est le statut du français. Statut qui est en baisse par rapport à celui de l’anglais. C’est la raison pour laquelle autant de jeunes francophones s’en vont au cégep anglais; non pas seulement parce qu’ils veulent « améliorer leur anglais » (la plupart sont déjà bilingues et plus bilingues que les jeunes anglophones), mais parce qu’ils ont parfaitement compris le message que des études en anglais avaient plus de valeur que des études en français.   


Pour renverser la situation, il faudra impérativement rehausser le statut du français au Québec. Cela passe par un ensemble de mesures.  


Il faut par exemple accorder une plus grande place au français dans les écoles primaires et secondaires. Il faut aussi faire plus de place à la culture québécoise. L’offensive ne doit pas seulement être linguistique, mais aussi culturelle. Les plateformes numériques d’écoute en ligne sont américaines et offrent énormément de matériel de très bonne qualité en anglais. Les jeunes sont directement branchés là-dessus. Ils vivent une immersion anglaise permanente. Il faut cesser de l’ignorer.  


Une logique de minorisation de la majorité francophone est en quelque sorte programmée dans l’architecture institutionnelle à Montréal et dans les modes de financement au prorata, sans égard à la langue, du postsecondaire ou dans les hôpitaux (la moitié des fonds pour le développement des mégahôpitaux à Montréal, par exemple, a été attribuée aux anglophones). Il n’est plus question de services à une minorité anglophone historique mais bien du financement public de l’érosion des institutions de la majorité.  


Une « loi 101 au cégep » ou son équivalent, soit une réforme des modes de financement des institutions postsecondaires pour rétablir l’équité dans l’allocation des fonds publics, est un minimum vital et urgent pour éviter l’effondrement du réseau collégial français à Montréal. Il faut rétablir le financement des institutions anglophones au prorata du poids démographique des anglophones, et ne plus attribuer aux institutions anglophones la part des allophones qui devrait aller entièrement aux institutions francophones.  


Ce sera cependant une mesure de mitigation des effets d’une immigration mal planifiée et mal gérée. Nous avons également besoin d’une réforme majeure de la grille de sélection des candidats à l’immigration, mesure qui aura des effets seulement à moyen terme (d’où l’urgence d’une « loi 101 au cégep » ou son équivalent). Le Québec doit viser à contrôler totalement son immigration; c’est un impératif vital.  


La bonne nouvelle (parce qu’il y en a une), c’est que l’expérience de la Charte de la langue française nous renseigne sur les mesures qui sont efficaces. La principale mesure qui a été efficace sont les clauses scolaires. On sait que les étendre au niveau collégial aura des effets bénéfiques sur les transferts linguistiques des allophones (en plus de diminuer l’anglicisation des francophones).   


Il est illusoire de penser corriger les dégâts provoqués par une architecture institutionnelle qui nie fondamentalement la politique du français langue commune en essayant, par exemple, de légiférer sur la langue de travail ou sur la langue d’utilisation des services publics, sans s’attaquer aussi et d’abord au problème en amont.  


Si nous choisissons collectivement de continuer à nous fermer les yeux et à ne pas agir, l’anglais va s’établir, probablement définitivement, comme langue commune à Montréal.  





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