Apprendre et comprendre le Québec

La question de l’identité québécoise, hier, aujourd’hui et demain

Conférence prononcée par Mathieu Bock-Côté devant L’Institut Québécois du Judaïsme Laïque, le 25 janvier 2011

Le destin québécois


Mathieu Bock-Côté, Tribune juive, mars 2011, p.42-46
Conférence prononcée par Mathieu Bock-Côté devant L’Institut Québécois du Judaïsme Laïque, le 25 janvier 2011
D’abord, un mot pour remercier L’Institut Québécois du Judaïsme Laïque pour cette généreuse invitation dans le cadre de son séminaire Apprendre et comprendre le Québec. C’est dans cette perspective que j’ai intitulé ma conférence La question de l’identité québécoise, hier, aujourd’hui et demain. J’aurais pu aussi pu l’intituler « De la caricature du passé au fantasme de l’avenir : retour sur la crise du Nous québécois ». Quoi qu’il en soit, vous l’aurez compris, c’est ce qu’on appelle de plus en plus la « question identitaire » qui m’intéressera.
Mon objectif sera le suivant : replacer la crise identitaire qui traverse actuellement la société québécoise dans la moyenne durée et la situer dans l’histoire politique du peuple québécois – autrement dit, la déprendre de l’actualité médiatique. Cette crise ne nous est évidemment pas exclusive. Il suffit de se tourner vers les sociétés européennes pour voir à quel point le multiculturalisme implose partout où on a cherché à l’implanter. D’Angela Merkel à David Cameron en passant par Nicolas Sarkozy, tous sont obligés de le constater : le multiculturalisme a échoué.
Il s’agit donc d’une crise occidentale. Mais je chercherai à voir comment la crise identitaire a pris forme chez nous et en quoi elle est aussi symptomatique de vieux problèmes mal résolus hérités de la Révolution tranquille. Nous verrons pourquoi et comment la question identitaire traverse le Québec contemporain et de quelle manière elle entraîne une reconfiguration de l’espace public et du débat politique.
La fabrique de la Grande Noirceur et la formation de l’identité québécoise
D’une certaine manière, mon projet consiste à tracer l’esquisse d’une histoire politique de l’identité québécoise. Ce qui implique de revenir sur son remaniement en profondeur au moment de la Révolution tranquille, que l’on considère encore aujourd’hui comme l’acte de naissance du Québec moderne. Le mythe de la Révolution tranquille s’accompagne évidemment de son double négatif : le mythe de la Grande noirceur.
Le temps est venu de revisiter les conditions de fabrication du mythe de la Grande noirceur. D’ailleurs, plusieurs historiens et sociologues de la nouvelle génération s’y affairent et découvrent ce que nous devinions déjà : ce mythe falsifiait le passé canadien-français en le caricaturant grossièrement et créait les conditions d’une crise identitaire de longue durée en rompant radicalement les liens entre le Québec moderne et son héritage historique.
Le mythe de la Grande noirceur reposait sur l’idée suivante, formulée pour l’essentiel dans les années 1950 dans la revue Cité libre : le régime Duplessis était l’expression politique d’une culture pathologique. Pour ses adversaires les plus coriaces, il ne s’agissait donc pas de remplacer son gouvernement par un autre, non plus que de passer d’un régime à autre. Il s’agissait de se débarrasser d’une culture dont on ne se voulait plus les héritiers, une culture repliée sur elle-même, sclérosée, asphyxiante, qui aurait été en décalage avec les exigences les plus élémentaires de la modernité occidentale. Certains n’hésitaient pas à assimiler le Québec sous Duplessis au Portugal de Salazar et à l’Espagne de Franco.
Le résultat est connu : l’identité québécoise moderne s’est constituée sur la censure de l’expérience historique canadienne-française. À cette caricature du passé répondait une vision fantasmatique de l’avenir, qui a pris la forme d’une survalorisation de l’utopie dans la refondation de la société québécoise. Le Québec moderne a voulu dessiner son avenir sur une page blanche. Il a cherché à constituer sa modernité sur la censure de l’héritage dont il était pourtant porteur.
On l’a insuffisamment noté, mais dès le début des années 1960, l’idéologie cité-libriste était récupérée par une partie de la gauche indépendantiste naissante, qui se retrouvera à la fois au RIN et dans les pages de Parti Pris. Le personnalisme des premiers aboutira au socialisme décolonisateur des seconds. Quinze ans plus tard, l’intelligentsia se tournera plutôt vers le marxisme et plusieurs seront mêmes saisis par la tentation des mouvements ML. Elle dégrisera peu à peu, sans jamais renier l’idéologie de l’émancipation embrassée au moment de sa constitution. Mais l’intelligentsia québécoise ne perdra jamais le pli progressiste qu’elle avait pris avec les années 1950.
À partir des théories de la décolonisation, la gauche indépendantiste a cherché à désinvestir l’identité québécoise de son substrat occidental pour l’universaliser plutôt dans un tiers-mondisme fantasmatique. Il suffit de relire le poème Speak White pour voir jusqu’où pouvait aller cette identification des Québécois aux damnés de la terre. Michèle Lalonde y comparait la condition québécoise à celle des Algériens, des Vietnamiens, des Noirs Américains et même des Juifs sous le IIIe Reich. On connait aussi la formule de Pierre Vallières : Nègres blancs d’Amérique. Le politologue Gérard Bergeron en a rapidement et justement fait le reproche à la gauche indépendantiste : elle s’imaginait les Québécois encore plus malheureux qu’ils ne l’étaient.
C’est notamment dans ce contexte que les Québécois développeront un rapport hypercritique à ce qu’on pourrait appeler leur héritage occidental, assimilé à l’héritage du « colonisateur ». La dimension catholique de cet héritage occidental passera aussi sous le hachoir de l’idéologie, cela va sans dire. Ce sont les processus de transmission culturels qui seront déréglés profondément par ce procès de l’héritage dont la manifestation la plus visible se trouvera dans le dérapage idéologique de l’école québécoise passée d’une pédagogie de transmission à une pédagogie de l’estime de soi, le paradigme de l’héritage se faisant déclasser par celui de l’émancipation. L’école ne devait plus hériter de la civilisation occidentale et transmettre son patrimoine aux jeunes générations mais les en affranchir.
Le mythe de la Grande noirceur n’allait pas seulement servir la gauche indépendantiste. Il servira aussi au fil des années 1970 une partie de la technocratie alors en ascension qui transformait la société québécoise en laboratoire où mener une entreprise de réingénierie sociale à grande échelle. Car une société dont les institutions sociales sont périmées et dont la culture est condamnée avait l’allure d’une page blanche où une technocratie montante pouvait tracer les plans de la société idéale, qu’elle théoriserait et qu’elle construirait. Les ouvrages n’ont pas manqué pour expliquer pourquoi et comment la « longue marche des technocrates » reposait sur une survalorisation de la raison technocratique. Il fallait tout refaire à neuf. C’était l’idéologie du constructivisme. On pensait alors qu’une société pouvait se construire avec un plan d’ingénieur.
Il n’est pas interdit de croire que nous avons hérité de cette conviction dans la mesure où une certaine social-bureaucratie est devenue le paradigme le plus structurant de notre rapport à la société québécoise. Le Québec ne parvient pas à imaginer autre chose que des solutions bureaucratiques à des problèmes bureaucratiques, la critique du modèle québécois se contentant normalement de faire le procès de ses excès, jamais de sa logique. Le Québec semble avoir oublié qu’entre l’hégémonie de la bureaucratie et une certaine caricature de l’individualisme marchant, se trouve l’espace de la société civile, pour peu qu’on la définisse à la manière de Gary Caldwell et non pas comme les derniers héritiers de la gauche autogestionnaire qui voient dans la société civile une forme améliorée de la démocratie providentialiste.
Si je reviens de manière aussi critique sur le mythe de la Grande noirceur, ce n’est pas pour réhabiliter en bloc la période qu’elle recouvre mais bien pour retracer l’origine du rapport trouble de la société québécoise à son propre héritage historique, à son héritage occidental, contre lequel elle a cherché à s’imperméabiliser. Et il s’agit encore moins de nier ou d’occulter la dimension fondamentalement positive de l’héritage de la Révolution tranquille. Et je tiens à être bien clair : une Grande noirceur moderne n’a pas succédé à une Grande noirceur traditionnelle. Car la Révolution tranquille correspond effectivement à une grande période d’affirmation nationale. Le Québec de 1960 est une société qui porte encore les stigmates de la Conquête. Le sentiment de libération qu’a cru reconnaître ici le général de Gaulle en juillet 1967 n’était pas le fruit d’un délire ou d’une imagination débordante.
Au cœur de cette affirmation nationale, on trouve évidemment une renaissance culturelle indéniable. Les grands classiques de la chanson québécoise, par exemple, ont pris forme dans cette période d’émancipation. On trouve aussi une affirmation sans précédent de la langue française, pour que cesse la minorisation des Québécois dans leur propre pays. L’infériorité économique des Canadiens français a été surmontée par la constitution d’une classe moyenne francophone. On trouve enfin un projet de refondation politique dont la réussite aurait parachevé une entreprise de reconquête nationale exemplifiée dans un des plus beaux mots d’ordres de notre histoire : Maîtres chez nous.
En un mot, malgré ses intellectuels plutôt que grâce à eux, l’identité québécoise telle que remaniée par la Révolution tranquille est parvenue à s’investir d’un substrat culturel suffisant pour se poser à la manière d’une culture de référence pour la communauté politique. On peut dire que cette culture adviendra à maturité à la fin des années 1980 et au début des années 1990, au point même où les œuvres alors associées à la culture populaire lui serviront de vecteurs d’une puissance indéniable. La construction de la culture nationale dans sa dimension populaire correspond évidemment à des processus complexes. Mais on peut constater qu’à ce moment, elle semble avoir intériorisé le sentiment d’un authentique affranchissement québécois qui porte à conséquence sur la « personnalité collective ».
C’est cette culture de référence, d’ailleurs, qui sera mobilisée lors des deux référendums sur l’indépendance par les souverainistes. C’était aussi la culture à laquelle se référaient les fédéralistes à la Robert Bourassa lorsqu’ils cherchaient à obtenir pour le peuple québécois un statut particulier dans le cadre canadien. Autrement dit, malgré une faille très profonde où se logeait le mythe de la Grande noirceur, l’identité québécoise sortie de la Révolution tranquille est néanmoins parvenue à se poser comme culture fondatrice, comme culture de convergence, comme culture globale à partir de laquelle il était possible de poser la question de la légitimité de la communauté politique. L’identité québécoise jusqu’en 1995 avait ses contradictions : elle n’était pas problématisée dans ses fondements mêmes. La chose était appelée à changer.
L’après 1995
On pourrait dire qu’il s’agit là du premier chapitre d’une histoire politique de l’identité québécoise, qui va de 1950 à 1995. Si l’indépendance du Québec s’était réalisée à la suite du référendum de 1995, on peut prendre pour acquis que l’histoire que je vous raconte ici aurait connu une toute autre suite. L’indépendance aurait consolidé cette nouvelle identité, elle lui aurait permis d’achever son institutionnalisation. D’autant plus que le mythe d’une refondation politique québécoise lui était consubstantiel. On peut d’ailleurs croire que le non-avènement de l’indépendance et plus largement, l’échec d’une refondation du statut politique du Québec a profondément déstructuré son identité collective et l’a disposé favorablement à une remise en question de ses fondements, de ses marqueurs culturels les plus déterminants. Mais abandonnons dès maintenant le domaine de la spéculation historique et revenons vers le monde réel et transposons-nous le 30 octobre 1995 au soir pour voir s’ouvrir la deuxième séquence de cette histoire, dans un tout nouveau contexte.
Au milieu des années 1990, il faut bien voir que la vague du multiculturalisme s’abat sur toutes les sociétés occidentales. Mais la chose mérite d’être mentionnée : davantage que les autres, la société québécoise résiste à la vague. La question nationale servait de digue. La charge existentielle contenue dans la question nationale maintenait vivante la conception traditionnellement acceptée d’une nation d’abord et avant tout définie à la manière d’une communauté de mémoire et de culture. Il suffit de se reporter aux discours tenus par le camp du OUI au moment du référendum pour voir à quel point le langage du nationalisme historique demeurait l’expression la plus achevée de la question nationale québécoise.
La déclaration de Jacques Parizeau sur l’argent et les votes ethniques, aussi politiquement malavisée que sociologiquement exacte, viendra lézarder en profondeur ce consensus québécois. En fait, cette déclaration représente un point tournant dans notre histoire politique. J’ai consacré un ouvrage, La dénationalisation tranquille, et plusieurs articles à la culture politique post-référendaire. J’en tire une conclusion que j’évoquerai rapidement ici : nous assistons à une rupture brutale dans l’histoire politique québécoise. On a cherché à rompre le lien historiquement reconnu entre la majorité historique française et l’espace politique québécois.
C’est une crise idéologique qui s’ouvre et qui touchera principalement les milieux souverainistes. Et c’est un état de panique qui s’installe. Les souverainistes vont piloter une entreprise de modernisation pluraliste de l’identité québécoise. En son cœur, la contestation de la référence majoritaire dans la définition de l’identité québécoise et de la communauté politique. Il s’agira, pour reprendre le vocabulaire officiel, du passage du nationalisme ethnique au nationalisme civique. Dans les faits, il s’agissait de convertir la nation québécoise au multiculturalisme pour expier les paroles sacrilèges de Jacques Parizeau.
Les grands moments de cette rupture sont connus. Ils portent sur la définition de la nation et sur la définition du souverainisme. Il suffit de se rappeler les grands épisodes : condamnation du nationalisme linguistique, évidement de la conscience historique, remise en question de la légitimité de la majorité française, redéfinition du souverainisme dans le langage des valeurs progressistes et québécoises. Pendant une dizaine d’années, les souverainistes chercheront ainsi à fabriquer une nouvelle nation québécoise qui pourrait passer le test du multiculturalisme.
En fait, ils chercheront ainsi à substituer à l’expérience historique québécoise une nouvelle définition de la nation qui relève du nationalisme civique et qui est fondée sur la Charte des droits, à laquelle on confère un statut fondateur sur le plan identitaire, l’objectif étant d’en finir avec l’idée que le chartisme relèverait exclusivement du multiculturalisme à la canadienne. Ce néosouverainisme trudeauïsé sera principalement théorisé par un historien comme Gérard Bouchard et trouvera son relais dans les grands partis souverainistes, qui officialiseront sa définition.
Retour sur la crise des accommodements raisonnables
Mais cette identité remaniée dans l’idéologie diversitaire correspondait finalement bien peu au sentiment national québécois. La nouvelle nation québécoise officiellement estampillée par les grands clercs de la rectitude politique, qui était une construction de l’esprit du souverainisme officiel, était une fiction idéologique bien davantage qu’une réalité socio-historique. En fait, il s’agissait d’imposer à la collectivité une nouvelle représentation d’elle-même. On devrait le savoir, la société idéale est souvent une société mutilée, l’homme nouveau, un homme anémié.
Toutefois, cette mutation n’est pas parvenue à prendre dans la population, dans laquelle s’enracinaient encore les anciennes représentations de l’identité nationale. Et il suffisait de sortir des colloques exclusivement fréquentés par l’intelligentsia et la médiacratie pour sentir un grand malaise identitaire dans une société qui sentait bien qu’on voulait sacrifier sa culture pour mieux accommoder les pratiques sociales et les institutions publiques à la philosophie de la diversité obligatoire.
Cela nous conduit à la crise des accommodements raisonnables, qui est certainement l’événement politique le plus important de la dernière décennie et qui a représenté une forme de révolte populaire se cristallisant autour de la question identitaire. Après une décennie de rééducation identitaire et de martèlement idéologique, les Québécois ont fait le choix de la jacquerie, de la rébellion. Mais une rébellion soutenue. Une rébellion de deux ans, qui a failli aboutir à un réalignement politique, d’ailleurs, l’ADQ parvenant au printemps 2007 à déclasser le PQ en lui faisant une concurrence nationaliste. Contre le souverainisme dénationalisé, l’ADQ a misé le temps d’une élection sur un nationalisme plus conservateur, qui jurait avec les catégories de l’hypermodernité québécoise.
Évidemment, il y avait bien des griefs contradictoires dans la révolte des accommodements raisonnables. Mais il y avait une constante : la majorité historique française devait demeurer le cadre de référence à partir duquel définir la nation, et à partir duquel poser les critères concernant l’intégration des immigrés. Contrairement à ce que souhaitait la gauche multiculturelle, il ne fallait pas consentir à la transformation de la majorité nationale en communauté parmi d’autres dans le grand bassin de la diversité québécoise. La communauté politique québécoise devait continuer d’exprimer la réalité de la nation historique québécoise.
Il y avait aussi un refus ferme de l’inversion du devoir d’intégration. Il y avait cette idée que la société d’accueil n’a pas à privatiser sa culture et son identité pour vider les institutions publiques, désormais susceptibles de s’ouvrir à la diversité des revendications identitaires. On s’est beaucoup moqué des normes de vie de Hérouxville rendues publiques à l’hiver 2007. Elles exprimaient pourtant, maladroitement, une idée simple : il ne suffit pas de se réclamer des grands principes universalistes de la modernité pour s’intégrer à une société occidentale. Il faut prendre le pli culturel de la société d’accueil. Celui qui arrive dans une société doit consentir à privatiser les symboles identitaires qu’il amène avec lui et qui sont trop en contradiction avec les normes culturelles qu’il aura désormais pour devoir de suivre.
Certains ont cherché à réduire la crise des accommodements raisonnables à une crise de la laïcité. Si la laïcité n’était pas absente de la crise des accommodements raisonnables, il ne s’agissait ni de la laïcité radicale associée aux derniers vétérans de l’anticléricalisme, ni de la laïcité molle, plus souvent nommée laïcité ouverte, instrumentalisée par la gauche multiculturelle, mais d’une laïcité occidentale, vouée à refouler hors de l’espace public les revendications communautaristes qui de plus en plus, se formulent dans un langage religieux en croyant ainsi instrumentaliser la liberté religieuse pour reformer des communautarismes qui pensent se protéger en jouant du droit à l’égalité. La laïcité était et demeure pour une majorité de citoyens un instrument pour éviter la dislocation de l’espace public sous la pression des communautarismes.
Mais la question de la laïcité permet aussi de poser celle du sort de la femme, qui pose probablement le mieux la délicate question des mœurs, dont on redécouvre aujourd’hui la dimension politique. Si la question du sort de la femme revient aussi souvent dans le débat public, ce n’est pas à partir des canons idéologiques du féminisme technocratique ou universitaire mais bien parce qu’elle froisse les mœurs occidentales, qui ne tolèrent pas et ne doivent pas tolérer le ségrégationnisme sexuel qu’imposent certaines confessions en décalage avec les exigences élémentaires de la société libérale. J’ajouterais que ceux qui voient de l’hypocrisie dans cet attachement légitime à la dignité de la femme sous le fallacieux prétexte les sociétés occidentales se rendraient encore coupables de « discrimination systémique » envers les femmes n’ont absolument rien compris avec la délicate question des mœurs telles qu’elles se posent politiquement.
La crise des accommodements raisonnables a aussi amené un retour du refoulé « catholique » dans la définition publique de l’identité québécoise. On pourrait aussi parler d’un impensé culturel de la modernisation québécoise. Avec la Révolution tranquille, le Québec avait refoulé dans l’arrière-fond de l’espace public son héritage catholique. Il n’avait jamais été question, toutefois, de liquider cet arrière fond ou de le remplacer par un autre. C’est pourtant ce que nous propose le multiculturalisme sous les apparences de la « laïcité ouverte ». Désormais, il s’agit de dissocier la culture québécoise de son héritage catholique. On le sait, les Québécois se sont braqués contre une telle entreprise. Les Québécois n’ont à aucun moment souhaité tourner la laïcité contre ce qui reste de vivant de l’héritage catholique dans la culture nationale. Un héritage culturalisé, ce qui va de soi, et qui n’a évidemment aucune prétention à fonder quelque religion d’État que ce soit.
En fait, ils l’ont même mobilisé et réinvesti dans le domaine public pour rappeler l’appartenance du Québec à la civilisation occidentale. Ce n’est pas sans raison que les Québécois se braquent lorsqu’on cherche à éradiquer les fêtes chrétiennes du calendrier ou lorsqu’on cherche à remplacer le Joyeux Noël par un aseptisé Joyeuse fête ou Joyeux décembre. Pour cela, la gauche multiculturelle a fait le procès d’une laïcité sélective, d’une laïcité asymétrique. La formule était prévisible, elle est venue : on a dénoncé un discours « catho-laïque » ce à quoi les Québécois auraient pu répondre : pourquoi pas ? Il n’est pas certain que cette formule soit la meilleure pour décrire leur position. Mais on comprend pourquoi certains ont cherché à se l’approprier positivement.
C’est ici que l’on peut faire un retour sur les limites de l’identité québécoise générée par la Révolution tranquille. Lorsque certains Québécois en appellent à la laïcité et d’autres en appellent à la défense de notre héritage catholique, malgré les apparences, ils parlent de la même réalité : la défense de notre héritage occidental, un héritage de valeurs et de mœurs subtilement équilibrés, qui nous rappelle que la langue française, aussi fondatrice soit-elle de notre identité collective, ne saurait suffire pour l’emplir, et qu’il s’agit, pour s’intégrer au Québec, non seulement de se franciser, mais de s’acculturer aux mœurs de la majorité. Car c’est effectivement cela que la crise du multiculturalisme a révélé : désormais, les Québécois redécouvrent leur « identité occidentale » et se mobilisent pour la défendre.
La radicalisation du multiculturalisme
La crise des accommodements raisonnables nous a rappelé d’une certaine manière que la « lutte des classes » n’est pas terminée – bien qu’elle n’ait rien à voir avec ce que s’imaginaient les marxistes ! Aujourd’hui, les élites intellectuelles, médiatiques et technocratiques sont massivement ralliées à l’idéologie multiculturaliste. Elles exercent leur hégémonie sur plusieurs institutions qui permettent de définir les contours de l’espace public et les codes de la respectabilité médiatique. Les élites politiques sont en ce moment dans une position plus ambigüe : ils sont quand même redevables une fois aux quatre ans devant la volonté populaire. Les élites multiculturalistes trouvent contre elles les classes moyennes et populaires, qui manifestent, pour reprendre la formule du journaliste Antoine Robitaille, un désir de réenracinement.
On le sait, les élites multiculturalistes ont cherché à contenir la rébellion populaire de bien des manières – surtout en la disqualifiant, on n’a qu’à relire le rapport Bouchard-Taylor pour s’en convaincre ou les nombreuses analyses qui ont été publiées et qui s’imaginaient la société québécoise entrainée dans le grand dérapage de l’intolérance. Elles y ont vu une manifestation de repli identitaire, de refus de l’autre, de xénophobie, de racisme, même. Selon la formule souvent utilisée, la crise des accommodements raisonnables aurait réactivé le vieux fond xénophobe des Québécois.
En fait, la crise des accommodements raisonnables s’est soldée par un double résultat. Si la question identitaire a désormais droit de cité dans le domaine public, au point où les souverainistes ont du en revenir au moins partiellement à un certain nationalisme associé à la majorité francophone, la crise des accommodements raisonnables a permis à la gauche multiculturelle de clarifier son projet politique. Je le résume en une seule formule : fabriquer un nouveau peuple. Fabriquer un nouveau peuple qui aura pleinement intériorisé les exigences du pluralisme identitaire, de l’égalitarisme identitaire. Fabriquer un nouveau peuple et peut-être aussi : fabriquer l’homme nouveau.
Je le rappelle, le multiculturalisme vient de la gauche radicale. Il a conservé du socialisme certains schèmes mentaux déterminants. Le socialisme rêvait à l’homme nouveau, le prolétaire émancipé. Le multiculturalisme rêve à l’homme sans préjugé, qui ne serait pas contaminé par la culture occidentale et l’intolérance qui lui serait congénitale. Mais on le devine, on ne fabrique par un nouveau peuple par décret. Il faut savoir l’imposer. Et d’abord en sacrifiant l’ancien.
Cela nous amène à considérer ce que j’appelle la tentation autoritaire du multiculturalisme. Le multiculturalisme se réclame souvent de la démocratie libérale, dont elle se veut l’héritière la plus avancée. Mais il ne faut pas se laisser bluffer par le langage de la gauche multiculturelle. Car le libéralisme dont elle se réclame n’a rien à voir, mais absolument rien à voir, avec l’appel à la modestie du politique qui traversait historiquement cette tradition. La démocratie libérale n’aurait jamais accouché de cette idée qu’il faudrait piloter de manière technocratique une reprogrammation des mentalités pour les amener à se conformer à la figure de l’homme nouveau, l’homme sans préjugé. En fait, le multiculturalisme repose plutôt sur une politisation radicale des rapports sociaux, sur leur étatisation, sur leur technocratisation.
Quelles sont les grandes caractéristiques de cette tentation autoritaire ?
D’abord, il s’agit de disqualifier radicalement la souveraineté populaire. La raison est simple : le peuple tel qu’il a pris forme historiquement serait naturellement disposé envers le repli sur soi, l’intolérance, la xénophobie. Il faudrait se méfier des classes moyennes, encore plus des classes populaires, qui seraient traversées par une tentation populiste dont la crise des accommodements raisonnables aurait donné l’exemple. Conséquemment, il faudrait opérer un transfert de la souveraineté vers la Charte des droits, qui serait désormais le texte fondateur de notre existence politique, de notre « vivre-ensemble ». Évidemment, la souveraineté des chartes s’exercerait à travers l’alliance de plus en plus officielle entre la cléricature diversitaire et la bureaucratie chartiste, que l’on retrouve principalement aujourd’hui à la Commission des droits de la personne et de la jeunesse.
Ensuite, il s’agit de mener la rééducation thérapeutique de l’identité québécoise. On mise alors sur l’éducation au pluralisme et la pédagogie de l’accommodement pour transformer les mentalités et faire évoluer les attitudes devant la diversité, pour convertir le peuple au multiculturalisme. Sans surprise, l’école est au coeur de cette entreprise comme on le voit avec le cours Éthique et culture religieuse et le nouveau cours d’histoire qui visent à refonder la culture québécoise dans la matrice diversitaire.
De la même manière, il s’agit de disqualifier radicalement le sentiment national et surtout, son expression politique. Le sentiment national sera assimilé au repli sur soi, à la xénophobie. Ceux qui s’en réclament et cherchent à l’investir dans la communauté politique et la citoyenneté seront accusés de faire la promotion d’un « nationalisme conservateur », la « droite nationaliste », qui sera elle-même rabattue par un jeu de comparaisons avec la droite populiste européenne, qui elle-même, est présentée comme l’héritière du nazisme. Il s’agit évidemment d’un jeu d’amalgame grossier, qui a permis à certaines figures importantes du multiculturalisme québécois de comparer Mario Dumont à Jean-Marie Le Pen. Certains philosophes plaident ainsi pour une reconfiguration de l’espace public fondée sur l’exclusion du nationalisme conservateur accusé de provoquer une dérive antidémocratique. Plusieurs en appellent à sa criminalisation et souhaitent appliquer contre lui non seulement la censure morale, mais la censure légale. Le monopole de la tolérance vire ainsi à l’intolérance idéologique et politique la plus grossière.
En guise de conclusion
On le comprend, la question identitaire recouvre en fait un problème politique fondamental, celui de la dénaturation de la démocratie. C’est la souveraineté populaire qui est mise en procès – plus profondément, c’est la démocratie qui est fondamentalement révoquée. Ce sont les principes mêmes de la société libérale qui sont aussi compromis par cette tentation autoritaire qui consiste à transformer en camp de rééducation thérapeutique la société occidentale en général, et la société québécoise en particulier. Pour la gauche multiculturelle, la société peut et doit être reconstruite à partir des exigences de plus en plus radicalisées de l’égalitarisme identitaire et la communauté politique ne doit plus être l’expression d’une communauté de mémoire et de culture. Il y a là une nouvelle ligne de clivage idéologique appelée à s’exprimer politiquement d’une manière ou d’une autre.
La société québécoise pratique abusivement la culture du consensus. Ce dernier est débilitant pour la démocratie. Il inhibe le débat public davantage qu’il ne favorise son expression raisonnable. Notre société est pourtant arrivée au moment où elle a besoin d’une nouvelle polarisation qui ne recoupe plus exclusivement la question du souverainisme et du fédéralisme mais qui mette aussi en scène clairement le conflit entre le multiculturalisme et l’identité québécoise. Il s’agit désormais de voir que la question de l’identité québécoise recoupe celle de la démocratie et que le nationalisme historique est appelé à se faire le principal défenseur non plus seulement de notre identité, mais des principes mêmes de notre société libérale et démocratique contre ceux qui veulent transformer notre société en camp de rééducation multiculturelle. Je suis convaincu d’une chose : une telle recomposition du champ politique ne pourra à terme qu’entraîner une redéfinition de ses paramètres les plus fondamentaux, en conduisant à de nouvelles alliances qui se laissent de plus en plus deviner.
Je crois même que c’est en parvenant à exprimer cette nouvelle synthèse identitaire et politique que le nationalisme québécois pourrait renaître et réactiver l’idée d’indépendance. Mais ce serait l’objet d’une autre réflexion. À suivre, donc.


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