«Happy birthday to you». Ainsi chantent mes amis argentins du West Island avant de souffler les cinq bougies du gâteau de leur petite fille Sofia. Nous sommes dans un centre d'amusement pour enfants situé près de l'autoroute 40. Mon fils Félix, qui a six ans, me demande tout bas: «Pourquoi ils chantent en anglais si on parle tous espagnol?» Je ne sais pas quoi lui répondre.
J'ai envie de lui expliquer le sens du mot «cipaye», mais il n'a que six ans. À l'époque de l'Empire ottoman, les cipayes étaient des cavaliers maghrébins au service de l'armée turque. Plus tard, on utilisa ce mot pour désigner les soldats indiens servant dans l'armée de l'Inde britannique ou dans l'armée française. En Amérique latine, on utilise aujourd'hui le mot «cipayo» pour dénommer ceux qui sont colonisés même dans leurs idées, adhérant, au point de s'auto-effacer, aux valeurs d'une culture foraine dominante.
Mais Félix n'a que six ans. Alors, je laisse tomber.
Le choix du français
Quelques jours plus tard, la Cour suprême du Canada déclare inconstitutionnelle la loi 104. À mon travail, des collègues explosent de joie. «This is democracy. On a le droit de choisir notre langue.» Leur réaction ne m'étonne point. C'est la mienne qui m'étonne: je suis outré.
Il y a dix ans que je suis arrivé au Québec. Ce ne fut pas un choix fait au hasard. J'ai choisi le Québec parce qu'on y parle le français, et le Québec m'a choisi pour la même raison. En Argentine, j'avais aussi étudié l'anglais. En fait, j'ai fait une partie de mon éducation universitaire dans un établissement anglophone. Pour moi, parler l'anglais, c'est une richesse et un atout.
Mais je n'aurais jamais le culot de demander aux Québécois de payer de leur poche pour l'éducation de mes enfants dans une langue autre que la langue officielle instituée par la loi 101. Ma conception de la démocratie diffère alors foncièrement de celle de mes collègues et amis. Il ne s'agit pas de mettre à genoux un peuple et un gouvernement pour faire valoir un droit individuel, mais de respecter une loi et une langue choisies et valorisées par l'écrasante majorité des francophones. De toute évidence, les juges de la Cour suprême n'ont pas été du même avis.
Des choix
Si j'avais décidé de vivre et d'éduquer mes enfants en anglais, j'aurais pu m'installer à Toronto ou à Vancouver. Si j'avais voulu vivre dans une province officiellement bilingue, je serais allé au Nouveau-Brunswick. Pour l'inuktitut, pas de meilleure place qu'Iqaluit. Si je voulais que Félix soit éduqué en anglais au Québec — au risque de le transformer en handicapé linguistique dans sa propre terre — je pourrais encore l'envoyer dans une école privée non subventionnée.
Si j'étais anglophone de naissance, j'aurais tout simplement le droit d'éduquer mes enfants en anglais et peut-être que je le ferais. Ces choix m'appartiennent et ils ne portent préjudice à personne. Ils ne bafouent pas les conquêtes d'une société qui a décidé de ne plus se comporter en cipaye.
On voudrait réduire la question à une querelle entre gens purs et durs et gens flexibles, entre francophones intransigeants et monsieur l'opprimé qui ne veut que choisir en toute liberté. C'est une absurdité. Aucun Italien ne pourrait exiger de Rome que l'État paye pour l'éducation de ses enfants dans une langue autre que l'italien, et je vous épargne la liste des exemples. Cela va de soi.
Protéger sa langue
Est-ce que le Canada n'est pas un pays bilingue? Si, il l'est, mais seulement au niveau de la bureaucratie fédérale. Tout comme l'Alberta et la Colombie-Britannique, le Québec n'est pas officiellement une province bilingue et il s'est donné en conséquence le droit légitime de protéger sa langue. En déclarant inconstitutionnelle la loi 104, la Cour suprême a traité le Québec comme s'il agissait d'une succursale de Poste Canada à Saint-Tite où on refuse de servir les clients en anglais.
Les écoles-passerelles sont l'aboutissement logique d'une dynamique perverse qui sacrifie les acquis collectifs sur l'autel des caprices individuels. Elles légitiment la tricherie et incarnent la volonté de se soustraire à une loi amplement consensuelle au Québec, tout en ayant recours aux marteaux des juges qui sont au-dessus de la réalité québécoise, mais aussi et surtout loin d'elle. La loi 104 du gouvernement Landry a voulu mettre un point final à cette aberration.
Or elle s'est retrouvée sur le banc des accusés.
Les armées cipayes
Je sais que ces mêmes mots, sous la plume d'un Québécois de souche, seraient qualifiés d'intolérants, voire de racistes. Je sais qu'un immigrant comme moi qui se porte ainsi à la défense du français pourrait être aussi qualifié de «cipayo». Mais je suis au Québec, pas à Buenos Aires. Et s'il s'agit de défendre les droits d'une minorité, je me dis qu'on devrait d'abord se rappeler que les francophones sont la plus grande minorité à l'intérieur d'un Canada anglophone. La Cour suprême semble avoir fait fi de ce détail.
Qu'en est-il de ces gens qui rêvent de faire éduquer leurs enfants en anglais? Il y en a de toutes les sortes: nouveaux arrivants, immigrants de longue date et Québécois francophones de souche qui ont perdu toute estime de soi. Leur cécité est plus sévère que celle des juges. Ils ont décidé de circuler à contresens de l'Histoire, tout en nous faisant payer leur essence.
Actuellement, je suis en train de traduire vers l'espagnol un poème de Gaston Miron. Je me demande si les futures générations d'ici sauront qui a été ce grand poète manieur d'une identité rêvée, mais possible. Je me demande si le Québec et le français, qui ne sont qu'un, sauront résister aux assauts des armées cipayes. Je me demande si, loin de tout fanatisme et de toute coercition, nous saurons expliquer à cette minorité aveugle qu'elle n'a pas le droit moral de nous faire payer pour ses choix insensés.
En attendant, je me prépare à fêter les sept ans de mon fils Félix. Je lui dirai du fond de mon coeur: «Feliz cumpleaños, mon p'tit Québécois.»
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