La langue des bonnes

CH — boycott des produits Molson


Vous vous rappelez Mordecai Richler, ce grand écrivain et ce grand fouteur de merde? Dans un article publié en avril 1971 dans Life Magazine, il parle brièvement du Canadien de Montréal et de leur propriétaire de l'époque, M. David Molson.
Après avoir expliqué à ses lecteurs américains que le club le Canadien est unique, j'y reviens plus loin, d'un petit coup de patte bien dans sa manière, Mordecai leur résume maintenant ce qu'est le Québec: «But all too typically, comme souvent au Québec, le propriétaire est anglophone et les travailleurs sont francophones...»
David Molson de protester aussitôt - et ici, on touche au sublime du discours colonial - «of all the old WASP families, de toutes les familles blanches, anglo-saxonnes et protestantes de la province, la nôtre a toujours été la plus proche des Natives».
Vos enfants sont bilingues? demande alors Richler.
Exuding confidence, satisfait de lui-même, M. Molson répond à Richler: «Nous avons une bonne francophone à la maison et les enfants en profitent pour apprendre le français.»
M. Molson prétendra que Richler a fabriqué ces déclarations, «the natives» et «nos enfants apprennent le français avec la bonne». Reste qu'elles sont restées coincées dans la gorge de bien des francophones qui se relevaient à peine, à l'époque, de la crise d'Octobre, de ses enlèvements et de ses mesures de guerre.
Quel rapport avec le congédiement de Jacques Martin et son remplacement par l'unilingue Randy Cunneyworth? Le rapport, c'est la langue des bonnes.
Dans le blogue où j'ai relevé cette petite histoire - [Coolopolis.blogspot.com->www.Coolopolis.blogspot.com] -, on note plaisamment que le gros changement, 40 ans tard, est que si les enfants de Westmount apprenaient aujourd'hui une seconde langue avec leur bonne, ils ne parleraient pas le français mais le tagalog.
Faire le point plus sérieusement, je vous dirais que le Québec a fait semblant pendant 40 ans de vouloir l'indépendance avec René Lévesque, avec Parizeau, avec Bouchard, avec Landry, et que dans ce faire-semblant, il s'est assez formidablement développé, affirmé, ouvert, défini, et qu'il n'est plus la bonne de personne.
Mais je reviens à Mordecai deux secondes. À ce qu'il dit de l'équipe: «au contraire des Mets ou des Packers de Green Bay, l'équipe le Canadien, au sein de laquelle évolue une majorité de joueurs locaux, représente bien la ville et la province de Québec».
Disons que si le Québec a changé en 40 ans, le hockey plus encore! L'équipe ne représente absolument plus la ville, la province, le milieu dans lequel elle évolue. Le Canadien est une équipe de mercenaires comme les autres, des tonnes de produits dérivés, des tonnes de marketing, un bon directeur du marketing est plus important aujourd'hui qu'un bon entraîneur et combien on parie qu'il est bilingue, lui?
Il y a pourtant quelque chose qui n'a pas changé depuis 40 ans: un certain malentendu dans les familles blanches, anglo-saxonnes et protestantes à propos de la langue des bonnes.
On n'a pas encore très bien saisi, dans ces familles, que le français est plus que la façon de parler des bonnes. C'est une façon de penser. C'est surtout une façon de vivre, notamment de vivre son rapport au monde. Incidemment, c'est aussi une façon de regarder un match de hockey.
Quand Serge Savard, qui est tout ce qu'on voudra sauf un séparatiste, déclare à ma collègue Nathalie Collard: il est inadmissible que l'entraîneur [du Canadien] ne parle pas français, ils sont encore quelques centaines, peut-être quelques milliers à ne pas comprendre ce qu'il veut dire au juste.
Parmi eux, le directeur général Pierre Gauthier. Parmi eux, le président Geoff Molson et ses deux frères Andrew et Justin, propriétaires du club qui ont laissé remplacer Jacques Martin par un unilingue.
Quand Pierre Gauthier répond avec humeur «qu'une langue, ça s'apprend», il montre qu'il n'a rien compris.
Le problème n'est pas, une seconde, l'unilinguisme de M. Cunneyworth. Le problème, je le répète, est le malentendu dans les familles blanches, anglo-saxonnes et protestantes à propos de la langue des bonnes.
***
Ayant dit ce que je voulais dire de la langue des bonnes, on comprendra peut-être que je me contredis dans ce qui suit. Pourtant pas.
Le Mouvement Québec français et le Mouvement Montréal français appellent à une manifestation le 7 janvier au Centre Bell lors du match qui opposera le Canadien au Lightning de Tampa Bay. Des drapeaux du Québec seront remis aux gens à l'entrée, ils sont censés les agiter pendant le match.
Vous voulez mon avis, M. Beaulieu? C'est une mauvaise idée (Mario Beaulieu est le président du MQF et de la Société Saint-Jean-Baptiste). Les mêmes francophones mécontents à 83% de la nomination d'un entraîneur unilingue risquent de tourner leur mécontentement contre vous et vos gens à 83% aussi. Il n'y a rien qu'ils détestent comme «la politique». S'ils aiment tant le sport, c'est, en partie, parce que la politique les emmerde. Je ne les approuve pas, je vous explique.
Il y a surtout que l'atmosphère des arénas et des stades est extrêmement volatile, et il n'y a rien comme des drapeaux, un drapeau piétiné par exemple, pour la rendre délétère. Il suffirait de quelques imbéciles d'en face (en tenant pour certain qu'il n'y en aura pas de votre bord) et pif, paf...
Est-ce bien nécessaire?
NOTA BENE - Je remercie mon ex-collègue Gilles Blanchard de m'avoir mis sur la piste du texte de Mordecai. À l'époque, Gilles avait chroniqué sur le sujet dans Dimanche-Matin, c'était il y a 123 ans.


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