Samuel Huntington, grand prêtre du « choc des civilisations » et gourou du néoconservatisme, pourrait se frotter les mains. Il a des adeptes haut placés en France, contrée la plus inhospitalière pour des credo de cet acabit. Reposant sur des principes universels, la République est aux antipodes des dialectiques « civilisationnelles » de facture essentialiste. Mais la boîte de Pandore est ouverte, et le pays berceau des conceptions citoyennes voit poindre le spectre de l’empêtrement dans l’identitarisme primaire. Qui l’eût cru ? Par quelle mécanique infernale la France en est-elle arrivée là ?
Le grand retournement économique
La France traverse deux grandes périodes depuis 1945. La première dure trois décennies, surnommées nostalgiquement les trente glorieuses. Réussissent pleinement la reconstruction des infrastructures et la modernisation de l’appareil productif. L’État anime l’économie et garantit l’élévation du niveau de vie par l’entremise d’un système efficace de sécurité sociale. Les taux de croissance sont parmi les meilleurs du monde, si bien que le plein emploi devient la norme. Demandeuse de main-d’oeuvre, la France a besoin d’immigrants. L’évolution socio-économique conforte la conception républicaine de la nation civique et inclusive.
Survient, au début des années 1970, la crise économique qui stoppe le boom et inaugure la période actuelle, quatre décennies de perturbations. S’attelant à renflouer le modèle antérieur, les autorités sont à court de solutions. À partir de 1983, elles engagent le pays dans un programme néolibéral de rigueur-austérité, d’insertion européenne à marche forcée et de mondialisation à tout va. Depuis trente ans, tous les gouvernements s’y conforment. Or l’économie fait du surplace, le chômage augmente et la désindustrialisation fait disparaître des pans du tissu productif. L’économie française est en berne, avec peu de perspectives de se défaire d’une stagnation de longue durée. La sinistrose des « quarante douloureuses » remplace l’entrain des trente glorieuses.
Impasse politique et métastase identitaire
Dépourvue de solutions, perdant confiance en elle-même, l’élite semble démissionner collectivement de ses responsabilités. Les partis « de gouvernement » (UMP, PS) convergent sur des positions identiques, ne se différenciant que dans la communication. Interchangeables, ils retirent son sens à l’alternance. La gauche est en lambeaux, laissant en déshérence un vaste électorat qui subit la crise. Sans surprise on dévie vers la recherche de boucs émissaires. Né dans ce contexte, le Front national fait de l’immigration, confusément assimilée aux faciès basanés, son fonds de commerce.
Laissés à leur sort par les partis et les syndicats, ces premiers largués de la crise sont les premiers évincés du modèle républicain. Leur intégration interrompue, ils se replient sur eux-mêmes, certains faisant de l’islam un référent et une source de réconfort. Il n’en fallait pas plus pour que la tension déborde sur le terrain confessionnel et que soit créé de toutes pièces un « problème musulman ». La crispation s’installe des deux bords. L’islamophobie alimente en retour la radicalisation à substrat religieux ou passant pour telle.
Différente de la xénophobie à visage économique des années 1930, la contemporaine se pare de dehors « civilisationnels ». À grand renfort de publicité, des incidents mineurs, tels les psychodrames sur le foulard, sont montés en épingle. Répercutés et amplifiés au niveau politique, ils prennent l’allure de causes nationales, creusant le fossé et envenimant l’atmosphère. L’anxiété économique rend les Français perméables à l’angoisse identitaire, tandis que le paravent des « valeurs » permet de rallier de l’extrême droite aux orphelins de la gauche pour la défense de la « laïcité ». Chastement dissimulée, l’islamophobie peut devenir « très tendance », moins malodorante que le cru racisme d’antan.
Quo vadis, France ?
Tandis que la débâcle économique de 2008 enfonce les Français encore plus dans les affres du chômage et de l’exclusion sociale, l’avenir est des plus opaques. Ne démordant pas du programme de 1983, les responsables politiques s’emploient à prévenir l’opposition sociale en la divisant. De Sarkozy-Hortefeux à Hollande-Valls, la polarisation est à l’ordre du jour. Si la loi sur le mariage gai de 2013 procure une brève diversion « sociétale » dressant cathos contre bobos, le levier principal est identitaire.
Concurrençant la citoyenneté, la communautarisation et la confessionnalisation de l’espace politique entretiennent une ambiance délétère. De l’« islamo-fascisme » (Valls) aux « Français de souche » (Hollande), en passant par la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, mais pas l’islamophobie (Hollande), l’huile est jetée sur le feu et le modèle républicain mis à mal. Tirée du répertoire néoconservateur, la carte « civilisationnelle » concourt au néolibéralisme mondialisant. Fuite en avant, elle entraîne la France dans un maelström aux conséquences incalculables. Politique de Gribouille ?
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