Chronique du mardi - 24

La Fièvre mythomane

Chronique d'André Savard


Si le ministre de l'Éducation, des Loisirs et des Sports avait lancé un nouveau programme éliminant les verbes irréguliers de l'enseignement de l'anglais ou abandonnant l'algèbre au second cycle du secondaire, on aurait réclamé sa démission. On l'aurait même qualifié de psychopathe. Il en va autrement de l'Histoire. C'est une matière où il n'y a pas de contenu à respecter.
Il y a une chose que je constate aussi. La vie intellectuelle ce n'est pas comme la cuisine. Dans la vie intellectuelle, il semble bien que la quantité soit beaucoup plus importante que la qualité. Si vous prenez quelques intellos qui se prétendent en guerre contre les nouveaux prêtres nationaleux et qui veulent déprogrammer les mythes, le nerf de la guerre c'est la faculté de répéter ses prétentions. Nous avons tous entendu à profusion que notre passé national est un mythe et qu'il ne nous appartient pas en propre. D'ailleurs rien ne doit appartenir aux Québécois en propre.
Les événements qui ont eu lieu n'avaient rien de fortuit. Depuis longtemps on veut démanteler l'Histoire du Québec de son architecture trop politique. C'est simple d'ailleurs comme raisonnement. Il suffit de dire : « Ce n'est pas mon modèle et on ne peut pas tout dire de cette façon. » Sous prétexte que nous n'avons pas à disputer la grandeur de la France ou de l'Angleterre, nous devrions nous voir depuis quatre siècles comme des porteurs intégrals de la souveraineté canadienne.
Le coup n'est pas souhaité par des idéologues fédéralistes forcenés. N'était de la fuite au ministère de l'Éducation, ce qui se tramait aurait même pu réussir. Une fuite est un événement planifié soit par des gens qui veulent un ballon d'essai, soit par des adversaires qui veulent tuer un projet dans l'œuf. Nous savons que depuis trente ans plusieurs penseurs fédéralistes rêvent d'appliquer le révisionnisme historique à l'école.
Dans la nouvelle version il n'y aurait que des nations dans la méta-nation, des additions de nature humaine occupant des fonctions dans la grande totalité légitime. Oubliez la généalogie de la société québécoise. Le passé pourrait être calqué sur certains textes de Stéphane Dion visant à éluder la nation québécoise au profit d'identités multiples.
Et nous n'en sommes pas arrivés là tout de suite. Dans un premier temps, on blâma le chanoine Groulx d'avoir inventé une Histoire pleine de nuées et d'apparitions. Le chanoine aurait titillé l'orgueil national québécois pour servir les pires intentions. Les intellos fédéralistes citaient quelques phrases de Lionel Groulx prononcées dans les années trente. Comme on sait l'Eglise d'alors tenait Franco et Salazar pour des figures de l'ordre catholique. À partir d'une poignée de phrases approbatives qui traduisaient une large tendance ecclésiastique et une méprise générale de plusieurs catholiques, on inféra avoir découvert le vrai chanoine Groulx, le vrai noyau de son être.
Et on poussa très loin sans le moindre souci de probité. On prétendit avoir découvert selon un lien logique le vrai noyau du nationalisme québécois : rien à voir avec l'idéalisme hippie et les gros barbus sales et fleuris qui hantaient les rangs militants du Parti Québécois à ses débuts. Le véritable racinage de la recherche historique au Québec était fasciste. Il en allait donc de notre santé collective à tous que les fédéralistes se l'approprient et procèdent à son nettoyage, aidés par d'amples démystifications dont ils avaient le secret.
C'est dans cette mouvance que l'on a assisté à la carrière de chercheurs soucieux d'investir l'Histoire d'une franche dynamique démystificatrice pour l'extraire de tout présupposé nationaliste. On compte parmi eux des figures comme Laurier Lapierre et Jocelyn Letourneau.
Pour bien se conformer à la démystification selon eux, il fallait admettre que le conflit anglo-franco n'était qu'un filet adventice, quasiment superfétatoire et que Lionel Groulx en avait grossi indûment l'importance. De là tout le théâtre que le nationalisme était en train de se jouer et dont il devait se défaire. L'Histoire devait devenir une sorte d'eau blanche contre la fièvre nationaliste. Le vœu courait dans les coursives et les officines fédéralistes.
Plusieurs des ouvrages historiques de Lionel Groulx me paraissent d'une pondération exemplaire et je ne comprends absolument pas ce qu'il y avait de si mythologique à écrire des lignes comme celles-ci dans Lendemains de Conquête:

« Par malheur l'Angleterre se trouve investie du plus grand empire colonial du monde alors qu'elle ne possède ni la formule ni le soupçon de ses nouveaux devoirs. Bien loin de s'élever jusqu'à la notion d'un empire, elle se traîne encore dans la théorie du Pacte colonial et, comme l'Espagne, et comme la France, ne veut voir dans les colonies que des annexes économiques. La capitulation définitive une fois signée, le conquérant procéda à la prise de possession du pays. Notre peuple vit alors se succéder la série des actes qui allaient lui affirmer son dur état de vaincu. »

Démythologisons ce texte maintenant à la mode fédéraliste. D'abord Lionel Groulx n'aurait pas du employer le mot « capitulation » trop négatif et employer plutôt le mot « céder le Canada » comme le fit si bien le journaliste Achille Michaud à Radio-Canada.
Un autre « mythe » de Lionel Groulx aurait été de stipuler que les Britanniques ne sont pas animés par des principes d'organisation supérieure pour prendre en charge la colonie. Lionel Groulx cite le prophète impérialiste Seely qui accuse l'expansionnisme britannique de s'effectuer comme dans un moment de « distraction et d'absence d'esprit ». Sûrement que Seely est un autre mythologue à démythologiser.
Le programme d'Histoire du gouvernement Charest provient d'une longue gestation issue des réactions des principaux tribuns fédéralistes au cours des décennies. Les classes dirigeantes fédéralistes ont passé la commande de réécrire l'Histoire non plus sur la base de l'identité française mais davantage sur une base finaliste. Nos ancêtres n'étaient pas là pour être une « bouture de France en Amérique » selon l'expression de Lionel Groulx mais destinés à devenir des Canadiens. C'est la finalité permise par le régime politique qui est juge de leur passé et non pas une essence identitaire bafouée qui auraient connu des aléas au fil du temps.
Étant donné qu'à la fin il n'y aura que des Canadiens, on ne doit jamais voir dans le passé ce qui a été perdu. En regard de l'objectif d'être Canadien on fait tout ce qu'il faut comme il faut.
Le problème avec l'Histoire d'avant, selon eux, c'est qu'elle faisait du rayonnement national de la nation française le but originel et le seul à atteindre. L'Histoire canadienne par rapport au but originel avait l'air d'une suite de ratés. Alors les fédéralistes pensèrent : « Ne faisons plus l'Histoire d'après la finalité première mais uniquement d'après la finalité dernière. » Le fil du temps se conjugue désormais avec le régime canadien et les nobles intentions qu'il se prête.
Si le but du devenir historique est non pas de résister à l'assimilation mais de devenir pleinement des Canadiens, tout s'éclaire! Le sens le plus profond se révèle comme une amélioration dans chacun des épisodes historiques. Des gens comme Laurier Lapierre et le professeur Létourneau furent sûrement ravis de constater que le sens de l'Histoire se renversait du signe négatif au positif selon le but qu'on assignait au devenir. Ils le tinrent comme bien d'autres pour une découverte lumineuse. Il suffisait de ne plus s'offusquer de ce qu'on allait devenir pour que l'Histoire paraisse animée d'une force tranquille et que des événements comme la Conquête ne soit plus que des étapes évolutives nécessaires. Ceci bien en tête, ces hommes se regardèrent dans le miroir et se dirent : Je suis un démystificateur.
Ce sont des hommes comme eux qui ont voulu démythologiser l'Histoire du Chanoine Groulx. Si je me fie à ce que l'on m'a raconté de lui, Lionel Groulx était un homme plutôt terre à terre, amateur de philosophes qui croyaient dans l'objectivité des choses comme Jacques Maritain, pas idéologue pour deux sous, sympathique avec tous et discutant des défis personnels que chacun relevait sur sa rue. Il y a un abîme énorme entre l'image fabriquée du chanoine Groulx et l'homme d'abnégation qui m'a été rapporté par tous ceux qui l'ont connu. À point nommé, après la première élection du Parti Québécois, le réseau CTV s'est mis à diffuser à pleines ondes au sujet du fasciste Lionel Groulx, mythologue invétéré qui aurait inventé au peuple québécois une Histoire.
Trudeau employait l'expression « Conquête heureuse » pour caractériser la mainmise anglaise sur le Canada. Cette vérité devait concerner tout le monde, anglos et francos selon Trudeau. Bien avant Jean-Marc Fournier, les fédéralistes souhaitaient faire de la reprogrammation des cerveaux grâce à une Histoire repensée selon leurs critères. Ceux qui se prononçaient sur Lionel Groulx ne l'avait visiblement pas lu. J'ai moi-même eu l'occasion de discuter avec un de ces intellos de bataillon au cours d'un salon du livre. Il m'avoua être allé directement aux passages incriminés de son œuvre, plaquant tout de suite une grille-repère pour découvrir le profil désiré de l'historien. Qu'est-ce que ce serait si tous ces intellos n'étaient pas des démystificateurs!
Selon ceux qui veulent sortir du « bréviaire nationaliste » le grand mythe de Lionel Groulx serait de laisser croire que la France a capitulé après la défaite des Plaines d'Abraham. Les Français auraient plutôt cédé le Canada. étant trop pauvres pour soutenir la colonie. La France était à bout de ressources. L'Angleterre est venue la décharger du fardeau.
Quel crime les nationalistes avait commis! Ils avaient monté les esprits au sujet d'une capitulation qui n'avait jamais eu lieu. Pour le plaisir d'attiser la haine on avait inventé une tragédie sous un ciel où en réalité on pouvait parler de tout en français et avec le sourire! Les droits individuels étaient déjà préfigurés. Si Lionel Groulx n'avait pas vu cela aussi clairement c'est parce qu'il avait été fanatisé par Franco.
Une nouvelle époque s'est ouverte depuis une bonne trentaine d'années au cours de laquelle la recherche historique a fréquemment été occupée par des bavardages démentiels. On devait non pas faire l'Histoire du rapport dialectique anglo-franco mais décrire la nation canadienne en devenir, en stipuler l'existence dès l'origine, la montrer comme une addition de traits nationaux en symbiose progressive. La notion de domination devait être évacuée au profit de la notion d'apprentissage de la collégialité et de la tolérance par tous. Les gouverneurs et les émissaires ne rêvaient plus que d'être des personnages humanitaires.

Pour ceux qui s'offusquait du caractère peu scientifique de l'entreprise, on rétorquait que les mathématiques se font bien en acceptant des axiomes de départ et en éliminant le variables inconséquentes par rapport aux équations à résoudre et au système à construire. Des historiens, sous couvert de rectitude scientifique, prétendaient traiter l'Histoire comme s'il s'agissait d'un système de logique formelle dont on définit les composantes selon le but à atteindre.
On a vu ainsi se profiler au cours des deux dernières décennies une Histoire dans un décor de carton pâte. Vous ne trouverez pas plus fieffé mythomane que ces adversaires déclarés des mythes.
On voulut d'abord rehausser le rôle dirigeant de la nation canadienne qui seule avait une vocation à la totalité. Les premiers habitants n'auraient plus la place du Français vaincu. Ce rôle serait en fait évacué du décor. Les premiers habitants appartenaient désormais à une sélection extra-européenne, une sorte d'état nouveau, une condition purement américaine après un siècle de vie sur le continent. Nos ancêtres étaient ainsi libérés du calcul social du vieux continent européen. Ils n'étaient plus des vaincus. Ils étaient des Canadiens! Le rapport de force anglo-franco ne concernait que la France. Les premiers habitants de souche française étaient les porteurs originels des privilèges inaliénables de l'être canadien. Laurier Lapierre assurait sans rire être en train de faire œuvre de « démystificateur ». Il était reproché à Lionel Groulx d'avoir, en stipulant le rôle moteur de l'identité française dans leur sort historique, recouru à des canevas tout faits et à des pense-bêtes.
« Oh! sans doute, n'exagérons rien, écrit Lionel Groulx dans Lendemains de Conquête. Et sous prétexte de détruire la légende d'un régime militaire tracassier, violateur de tous les droits, n'allons pas en créer un autre aussi invraisemblable, légende idyllique d'un vainqueur bon samaritain ne conquérant que pour guérir. »
C'est l'auteur de ces lignes qui passe pour le mythomane. Il est vrai que Lionel Groulx n'a pas essayé de peindre une Histoire qui vit dans le fédéralisme intégral et qui circule dans le concept de la méta-nation comme dans un opéra. Mais les révisionistes continueront de soutenir que Lionel Groulx avait tort de qualifier les habitants du Canada de « vaincus ». Ils étaient des partenaires du nouveau régime, des enfants qui viennent de se trouver une nouvelle mère.
Lionel Groulx note que la répudiation du papier-monnaie par l'occupant entraîne la ruine des classes aisées. Pour « démythologiser », Lionel Groulx aurait dû écrire que la Couronne impose un nouveau régime monétaire clairvoyant et des règles d'efficacité tant attendues. Et pourquoi pas représenter la répudiation du papier-monnaie comme une mesure égalitaire mettant riches et pauvres sur le même pied? Aussi bien de tourner le tout à la rigolade.
Pourquoi pas représenter les habitants du Canada comme les figurants d'une mise en scène? Pourquoi pas enlever la troisième dimension du décor historique, y dessiner une ballerine couronnée de roses, le lapin et son tambour, des chérubins y jouant du fifre? Pourquoi pas imprimer des manuels à colorier au lieu des manuels d'Histoire? Pourquoi pas dire que le passage à la Couronne Britannique aura été un peu comme changer un poupon de couveuse ou lui refaire le lit? Osons faire ce que Lionel Groulx n'a pas osé faire. Sortons du principe de réalité. Il paraît que c'est une façon de se déprogrammer.
Quand j'étais petit bambin, ma mère me montra un jour ses photos de mariage. Elle était jolie quoique, comme bien des femmes de l'époque, elle avait une chevelure permanentée hautement montée. Il en allait de même de ma tante d'origine chinoise brusquement frisée et de ma tante Marguerite dont les boucles rousses se dressaient comme une proue de navire. Parmi autant de tignasses sur les photos, je vis un curieux homme au crâne dégarni, un vieux à la peau ballottante et ridée, promenant un regard doux.
Enfant, j'attachais beaucoup de noblesse aux traits de la vieillesse. Je n'ai commencé à les redouter que lorsque j'ai commencé moi aussi à gagner des rides d'expression.
N'ayant pas vraiment connu l'Église pré-vatican II, j'étais impressionnée que l'homme porta une soutane au milieu de tous ses noceurs. Il paraissait convivial. Il n'avait pas l'air de battre froid avec les convives visiblement éméchés. Au contraire il était engagé sur chaque photo dans des dialogues avec une mine fort intéressée en compagnie de ces gens simples que je connaissais bien.
- C'est lui qui vous a marié? demandais-je.
- Oui c'est Lionel Groulx.
Et elle m'expliqua ma parenté lointaine avec Lionel Groulx par un tel et un tel ayant vécu à Valleyfield. Par la suite j'ai retrouvé la mémoire de Lionel Groulx dans mon village de Saint-Donat-de-Montcalm où l'historien avait passé ses vacances. Les vieux du patelin s'en souvenaient encore. Lionel Groulx laissait le souvenir d'une prêtre affable et d'un homme dévoué.
Une bonne journée à la fin des années soixante-dix, ma tante Marguerite se pointe à la maison et dit à ma mère avoir entendu sur le réseau CTV : Lionel Groulx is a fascist. Everybody knows. Elle était fort surprise que tout le monde le sache alors qu'elle et tous les autres l'ayant côtoyé n'en avaient rien su. Elle avait appris par la télévision que Lionel Groulx avait consacré sa vie à deux objectifs : mythologiser l'Histoire et anéantir les Juifs.
Ma tante, partisane libérale, était fort étonnée que ce nationaleux forcené ne lui ait jamais cherché querelle. Moi-même qui avait déjà lu une quinzaine de ses livres n'y avait relevé aucune phrase antisémite. Si Lionel Groulx était un caractère obsessionnel, il avait bien caché son jeu.
Le portrait que l'on m'avait tracé de l'homme, autant mes oncles, mes tantes qu'au village ne correspondait pas à celui d'un imbécile antisémite qui souhaite un sort cruel à tous ceux qui ont le malheur de porter des patronymes comme Benbaruk ou Cohen.
Je commence à craindre la démythologisation. Bientôt notre Histoire sera redéfinie et elle sera remplie de bustes, de torses, de statues de grands héros métanationaux n'ayant jamais parlé de la nation québécoise pour ne pas avoir d'ennuis.
André Savard


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