La Commission Bouchard-Taylor

Chronique d'André Savard


La Commission Bouchard-Taylor traite de l’insécurité des Québécois. Ce serait une majorité qui craint ses minorités. Il y a beaucoup de problèmes non-dits derrière ce constat. Les Québécois forment une majorité qui s’est fait dire qu’elle était une minorité canadienne. Comme majorité, ils se font dire qu’ils sont un groupe ethnique et qu’au Canada tout le monde est immigrant. Jamais la nation québécoise n’a été la base d’un contrat social.
Décennie après décennie, on a clamé sur toutes les tribunes que le Fédéral était le grand frère qui servait de garde-fou. C’est une question fondamentale de liberté au Canada de n’obliger personne à accepter que le Québec soit un pays français en Amérique. La démocratie canadienne exige seulement que le thème demeure un sujet de débat.
La nation québécoise est une entité négociable. On doit pouvoir en accepter ce qu’on en veut car le pays est français ou anglais. Le fait même que la nation québécoise soit une entité négociable à la pièce est identifié à la liberté et à l’usage des droits fondamentaux.
N’importe quelle nation se sentirait fragilisée à moins.
Pourtant les Québécois se font dire et se répètent entre eux qu’ils ont atteint un impalpable équilibre : un équilibre jusqu’à un certain point en fait. Les Québécois savent jusqu’où ils peuvent aller. Passer une certaine limite, il y a risque de s’attirer la colère des Canadiens et de la mosaïque anglo-saxonne en général. La menace est signifiée par toutes sortes de manière, une loi qui annonce que le Fédéral dispose de tous les territoires provinciaux et qu’en cas de sécession on peut délimiter les nouveaux territoires en vertu de frontières ethniques.
On dit aux Québécois qu’ils forment une majorité qui assume mal ses responsabilités, et de l’autre côté, on la met dans une position où elle doit constamment savoir ce qu’elle peut faire de plus pour éviter la colère et ne pas être désavouée par les marchés financiers. Évidemment on se conforte. Les Québécois ne sont pas dans une position impossible. Ce n’est que l’ombre du grand frère qui pèse un peu et notre impuissance bien québécoise, bien inhérente à nous, pense-t-on, à rallier les immigrants, à nous rallier nous-mêmes, et à nous gouverner nous-mêmes.
La Commission se penche sur notre impuissance (à nous) depuis que, comme nation, nous avons pratiquement renié notre patrimoine religieux. Nous constaterions depuis lors notre vide intérieur, notre fragilité par rapport aux minorités bien armées de leur religion. Pour le reste, on reste fort élusif, notamment sur le fait que le pays du Québec soit normalisé en tant que province. Il faudra bien que les commissaires en tiennent compte pourtant puisqu’être inséré dans l’ensemble canadien a déterminé notre rapport au religieux. Comme le disait le sociologue Fernand Dumont, l’Église Catholique a joué un rôle de remplacement pour combler la perte de ce gouvernement national qu’on nous refusait.
Si les Québécois se sentaient fragilisés parce qu’ils éprouvent un vide, il n’y aurait rien de particulier dans notre état. La Commission devrait étudier tous les humains de toutes les hémisphères qui se sont converties au narcissisme et au consumérisme. La dissolution des valeurs sert d’objet à la prédication de beaucoup d’imams qui préviennent leurs fidèles que la mosquée est le bastion qui les préservera de l’errance. Ce sont toutes les sociétés occidentales qui se divisent en styles de vie, des modèles d’identification entre membres d’une génération, plus fondés sur des consensus entre copains que sur de supposées raisons fondamentales.
Il y a un problème typiquement québécois parce que les Québécois ne savent jusqu’où aller et que dans le fond de leur cœur, ils n’ont jamais accepté la normalité qu’on essaie de leur faire accepter. Ils ne se voient ni comme une province normale, ni comme une minorité canadienne normale mais on leur signifie que la normalité est un seuil à ne pas dépasser. Un jour on leur intime de se ranger dans la normalité avec les autres groupes ethniques et, un autre jour, pour mieux faire avaler la pilule, on fait valoir qu’il y a des interstices, des accommodements pour eux aussi.
Le Canada leur a laissé parler leur langue et ils doivent être généreux à leur tour. Il y a certes une insatisfaction latente de la part de la population québécoise mais on l’interprète sans relâche pour l’enterrer. S’il y a sentiment d’aliénation envers la normalité canadienne, on ressort le disque sur l’importance d’avoir des fédéralistes comme représentants québécois qui sont les seuls à vouloir réduire l’inadéquation entre notre existence nationale et le grand rôle confié au grand frère de protecteur des minorités, du territoire canadien, et de la citoyenneté canadienne.
La réalité de cette schizophrénie québécoise saute aux yeux. D’un côté vous avez la nation québécoise et de l’autre l’Etat, soit provincial, soit l’Etat du grand frère qui est là pour la normaliser. Comme la nation québécoise à titre de minorité canadienne obtient des accommodements, un air de provisoire baigne sur les irritants du régime. La normalité actuelle est en voie d’amélioration, disent les fédéralistes québécois. Par contre, au Canada, on est furieux car la nation québécoise n’accepte pas sa normalité. Chaque fois que surgit une nouvelle exigence, les provinces et les activistes canadiens accusent ce mauvais partenaire de fonctionner au passe-droit et à la combine.
Il est certain que l’immigrant qui arrive, obligé de payer des factures et d’envoyer des allocations à la famille, appelé en outre à aider les nouveaux membres de sa communauté, n’a guère le temps de se livrer à une analyse approfondie de l’état politique des choses. Alors il tend l’oreille, comme bien des Québécois de souche, à des discours incriminant la nation québécoise qui ne saurait constituer une expérience positive, intense, vivante pour tout le monde. Puis on ajoute que les Québécois ne peuvent attendre de déblocage de leur histoire que dans la normalité canadienne et ses accommodements.
Tant qu’à qualifier la nation québécoise de majorité, les commissaires Bouchard et Taylor feraient bien d’ajouter que c’est une majorité encadrée et que ladite loi sur les règles de sécession voulait leur signifier que leur destin est amarré. Le fait que l’Etat canadien perçoive le Québec comme un partage du territoire canadien et son état de province soumise à la Constitution comme un acquis définitif marque une étape. Ladite majorité québécoise a été expressément menacée de mesures d’exception.
En même temps que l’on vit cela, on nie. On se cantonne dans le non-dit. On allègue que la tension entre le bloc canadien et la nation québécoise n’existe pas. On positionne des Québécois dans des ministères fédéraux pour prêcher la normalisation de notre nation en tant que province et groupe ethnique. Il n’y a jamais, selon les représentants des partis fédéralistes, de raison légitime à notre rancœur. Tout serait possible, selon leurs dires, à notre nation dont la portion la plus mature sait se plier aux canaux fournis par le Canada uni.
Chaque fois (et les commissaires ne semblent pas en voie de faire exception) on devise sur la façon, pour la majorité, de réviser son expérience morale et sociale. À force de deviser sur notre être collectif incriminant, lequel nous empêcherait d’être tous ensemble, on finit par entendre que seule la mosaïque canadienne nous permettra l’invention de nouvelles relations sociales qui impliquent l’existence de tous. Comme si on parlait à propos d’une communauté isolée et abusive, on tergiverse sur la façon de retourner la nation québécoise en quelque chose de nouveau et de commun.
La résistance de cette dernière à accorder la petite complaisance, la concession et l’arrangement, disent les activistes canadiens, n’est-elle pas la preuve que le grand frère est nécessaire? Les Québécois ne doivent pas tracer une ligne entre eux et les autres, ajoutent les Canadiens. C’est devenu une image familière, un récit sans cesse répété et, pour tous les Canadiens, anciens comme nouveaux, une situation de fait.
Jamais ne veut-on considérer que la nation québécoise n’a pas de forme politique à elle qui soit suffisante et qu’on l’oblige à vivre dans le temps historique des provinces normalisées. C’est un état de sous-droit qui nous intègre de facto aux communautés culturelles assimilées à la mosaïque canadienne.
On dit aux Québécois que ce n’est jamais le temps de poser le problème de cet état de sous-droit car, au Canada, tout est affaire d’équilibre entre les provinces et consensus issus des communautés culturelles. On utilise l’équilibre des provinces et la disponibilité des communautés culturelles à librement choisir le français ou l’anglais comme l’unique test recevable dans ce Canada uni. Il n’y a pas d’autres tests qui se posent en termes diplomatiques au sein de la mosaïque canadienne.
Comment alors s’étonner que le principe même de pacte entre les communautés culturelles apparaisse comme entouré d’obscurités, de non-dit, voire comme un moyen détourné de domination politique? Après avoir stipulé pendant cinquante ans que le problème québécois devait être posé de façon réaliste, ne pas entraîner de déséquilibre permanent avec les autres communautés culturelles, que l’on cesse de s’étonner que la nation québécoise soit parfois traversée par des angoisses sourdes. Un ultime ressort dans son être l’empêche de se voir comme une communauté culturelle prise à danser avec les autres dans un ballet paralytique.
André Savard


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