La charge de Regis Debray contre Israël

Proche-Orient - le chaos à l'horizon

Le Point, no. 1965 - Monde, jeudi, 13 mai 2010, p. 48,49,50,51,52
Violaine de Montclos
Brûlot. Dans « A un ami israélien », à paraître le 19 mai chez Flammarion, l'écrivain dénonce la politique de l'Etat hébreu. Polémique en vue.
Il attend les coups. Il sait d'avance à quelles suspicions, à quels anathèmes l'expose la publication de ce brûlot qui va sans doute clairsemer les rangs de ses amitiés. Le destinataire de cette lettre « A un ami israélien », Elie Barnavi (qui répond à la fin du livre), historien et ancien ambassadeur d'Israël en France, lui a pleinement conservé la sienne. Mais on a semble-t-il là-bas, en Israël, une liberté de parole et de contestation sur le destin de l'Etat juif que l'on n'a pas de ce côté-ci de la Méditerranée.
Envoyé au Proche-Orient par le président Chirac pour y sonder les coexistences religieuses, Debray transforme en 2008 son « rapport » présidentiel - l'hôte de l'Elysée ayant changé - en un bel ouvrage : « Un candide en Terre sainte » (Gallimard, repris en « Folio »), ou les vagabondages d'un laïque lettré sur les chemins entrelacés des religions du Livre. Il remet tout de même aux autorités une note diplomatique... qui sera balayée d'un revers courtois de la main.« "Tout ce que vous diagnostiquez du conflit israélo-palestinien est vrai , m'a-t-on répondu en substance, mais en France il n'est pas possible de dire publiquement ce que vous écrivez." Le déni de réalité, les faux-fuyants, la pénombre règnent, dans notre pays, autour de l'Israël d'aujourd'hui. Le jour où l'on m'a fait cette réponse, je me suis promis d'écrire un autre livre, engagé, celui-là, simplement pour me mettre en accord avec moi-même, avec ce que j'ai vu là-bas », dit-il.
Et il n'a pas retenu sa plume. Substituant les termes qu'il croit justes aux euphémismes de la « novlangue » diplomatique : « boucler une population » plutôt qu'« évacuer un territoire »,« peine de mort » plutôt qu'« exécution judiciaire »,« mur » plutôt que « clôture de sécurité ». Exhortant d'une prose grondante, érudite et lumineuse l'Israël d'Abraham à prendre le pas sur celui, aujourd'hui triomphant, de Jacob.« Abraham le prophète a des disciples, Jacob le patriarche a des descendants. Tout est là. » S'aventurant enfin en zone interdite, celle de la mémoire de l'Holocauste, dont la sacralisation pénitentielle aveuglerait l'Occident sur le conflit colonisateur que mène, ici et maintenant, Israël. Les mots sont mille fois soupesés mais les choses sont dites, et l'on va sursauter.
Il devine les attaques, le procès en illégitimité que certains instruiront sans doute. Au nom de quoi, au nom de qui Debray tance-t-il, de nos rives pacifiées, un peuple dont il n'est pas et qui se vit aujourd'hui comme un peuple en guerre ?« Je refuse la supposée illégitimité des goys à aborder ces questions-là. Israël se présente comme le champion de l'Occident au Proche-Orient : en tant qu'Occidental, j'ai le droit de dire à mon soi-disant champion ce que m'inspirent ses pratiques. Et puis je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger. Au fond, je me suis débarrassé d'un pavé sur la langue. Je ne voulais pas crever sans l'avoir fait. » La phrase est grave, mais Debray n'a pas le masque ombrageux et les accents grandioses qu'on lui connaît parfois. Il a le sourire de celui qui vient, après tant d'années à l'observer de loin, d'entrer à nouveau dans la mêlée.
« J'ai eu honte ». Drapé dans la légende de ses vies successives - Debray le guevariste emprisonné dans les geôles boliviennes, Debray l'ex-sherpa mitterrandien désabusé du pouvoir -, le Commandeur avait fini par se pétrifier dans la posture distante de l'homme revenu de tout. Décryptant de son regard de biais notre société de l'image et les innombrables dégoûts que celle-ci lui inspire. Livrant avec une régularité de métronome de brillants « dégagements » sur le monde tel qu'il va. Une intelligence ample, parfois prise en défaut de paradoxe, jamais d'érudition. Une prose irradiante, dont la sophistication agace certains de ses contempteurs, mais qui saisit le réel comme une plasticienne. Et en dénonce infatigablement la médiocrité. Sauf que ses coups de sang éditoriaux publiés presque chaque année « contre » - contre les m'as-tu-vu du Festival d'Avignon, contre l'obscénité démocratique, contre Venise, contre les Lumières, contre la dictature du jeunisme, contre les dérives de la presse écrite, contre les intellectuels - ont tout de même fini par lui façonner un encombrant double médiatique qui distribue d'un peu trop loin les bons et les mauvais points.« On a fait de moi un bougon, un Alceste. J'ai sans doute ma part de responsabilité dans la construction de ce personnage, mais il est un peu étouffant. » Le voilà qui respire enfin. Avec ce livre-là, Debray quitte son rocher : le médiologue qui préfère d'ordinaire le décryptage aux tentatives illusoires d'influencer le cours des choses s'avance cette fois en intellectuel, au sens littéral.« Devant ces check- points où se presse à l'aube un bétail humain infiniment patient, infiniment soumis malgré l'exaspération, j'ai eu honte. Il y a deux Israël, et je ne désespère pas de voir l'un prendre le dessus sur l'autre. Alors oui, je plonge dans la fosse, je quitte mon dégagement, je fais l'intellectuel, tant pis pour moi, par acquit de conscience. »
Il y a évidemment une forme de paradoxe à voir ce chantre du réenchantement du monde, cet apôtre de la transmission, dénoncer les dérives d'un Etat qui symbolise justement une victoire, improbable et magnifique, de l'héritage transmis. Israël ne réalise-t-il pas, en maintenant un fil millénaire, en inscrivant chacun de ses citoyens dans la continuité d'un « nous » culturel et religieux, ce que Debray appelle depuis toujours de ses voeux ?« Oui, Israël est le peuple de la transmission, de la mémoire. Or la transmission suppose de se mettre à part, de se démarquer, elle recèle une dose de repli sur soi, une possibilité d'autisme et de narcissisme : voilà sans doute pourquoi la dialectique israélienne, à la fois inquiétante et admirable, m'ébranle tant. J'avoue mon ambivalence, mais je demande simplement la liberté de juger et de lever un certain nombre d'inhibitions. Je sais qu'on va me tomber dessus, mais il y a quand même un privilège à l'âge : cela m'est indifférent. »
Extraits :
De l'Etat colonial
« Israël, issu d'une lutte de décolonisation, symbole du colonialisme ? (...) Le hic n'est pas là. Il est qu'Israël n'a cessé, depuis, d'enfoncer le fer dans la plaie en y jetant chaque jour du sel, en rendant insupportable l'inévitable. Il est que l'« Etat colonial » n'a pas cessé de coloniser, d'exproprier et de déraciner. Dix-huit mille maisons palestiniennes détruites. Sept cent cinquante mille Palestiniens, depuis 1967, arrêtés à un moment ou un autre. Onze mille détenus pour l'heure. Cinq cents à six cents barrages en Cisjordanie, lieux de vexations et de brutalités gratuites. En adoptant une loi du retour permettant à un coreligionnaire étranger tombé de la planète Mars, New York ou Odessa de traiter l'autochtone en étranger, lequel doit lui mendier ensuite une autorisation pour accéder à son champ et voir sécher ses oliviers. Il n'était pas écrit que la fierté retrouvée d'un peuple signifierait un jour la dégradation, le morcellement méthodique du voisin ni que "réprimer, faire peur et humilier" puisse devenir une consigne. Il n'était pas dit que passer pour les uns de la survie à la vie en condamnerait des centaines de milliers d'autres, musulmans et chrétiens, à faire le chemin inverse (43 % des Palestiniens vivent au-dessous du seuil de pauvreté).
Dans une guerre coloniale vieille école, entre le mousqueton et la sagaie, le bombardier et le molotov, le napalm et le plastic, le ratio des pertes entre l'armée régulière et les irréguliers est en général à chaque cran de un à dix. Vous l'avez fait passer de un à cent. Sans coup férir. Impeccable. Mille quatre cent cinquante Palestiniens tués, dont quatre cent dix enfants et cent quatre femmes, contre treize Israéliens, d'après les chiffres de l'Unicef.
Si la barbarie affecte l'ensemble du monde, par quel miracle les victimes de la plus grande des barbaries, et leurs descendants, y auraient-ils échappé ? A force de se répéter que pour faire la paix il faut de la force, ils se sont pliés à cette règle morne et jamais fatiguée qui veut que l'on soit barbare avec les faibles.
Aux dignitaires de la communauté
C'est une revendication élémentaire que les juifs de la diaspora ne paient pas les pots cassés, ici, du combat que vous menez là-bas. La distinction devrait aller de soi. Mais n'est-ce pas aux dignitaires de la communauté qu'il faudrait la rappeler ? Ne pourraient-ils se montrer quelque peu gallicans ? La communion avec Rome ne conduit pas l'Eglise de France à prendre fait et cause pour M. Berlusconi. Et le recteur de la mosquée de Paris ne descend pas sur les Champs-Élysées quand triomphe l'équipe de foot algérienne. Voir le grand rabbin de France manifester dans la rue, sous le drapeau bleu et blanc, devant l'ambassade d'Israël, son appui à l'entrée de vos chars dans Gaza froisse les règles et l'instinct de laïcité. Enrégimenter le bon Dieu dans des combats par nature douteux est chose déconseillée en République. La religion, soit. Le nationalisme, hélas, même s'il déshonore le patriotisme. Une singularité d'existence n'est pas une supériorité d'espèce. Mais la capucinade, halte-là. Question de principe. Et pour tes frères, de prudence. Si les synagogues déploient le drapeau et battent tambour, comment veux-tu que le Maghrébin de Barbès prenne au sérieux les appels à ne pas confondre les juifs de France et l'Etat d'Israël ?
De la mémoire
La mémoire a ses assassins. Elle a aussi ses envoûtés. Personne ne placera sur le même plan les pathologies négationnistes et les intoxications mémorielles. Un méchant délire et une mauvaise habitude. La tragédie du Proche-Orient, c'est que la rue arabe est aveugle à la Shoah, tandis que la rue juive - la nôtre aussi - est aveuglée par la Shoah.
La fixation hypnotique sur les traces et cicatrices d'un passé traumatisant, qui permet d'exorciser l'actualité avec toutes sortes de talismans rhétoriques et de fausses analogies, ne fabrique pas seulement le présent psychotique qui désole un Avraham Burg (1). L'abus de mémoire ne permet plus de regarder l'histoire en face, et d'y faire face, hic et nunc. Tellement victimes que plus responsables. Pour nous, Européens, le danger est autre : tellement pénitents que distraits.
1. « Vaincre Hitler. Pour un judaïsme plus humaniste et universaliste », d'Avraham Burg (Fayard, 2008).
"Il n'est de mémoire que sur fond d'oubli, cet oubli menaçant et pourtant nécessaire", écrit Vidal-Naquet (2). Le bon usage du nécessaire doit admettre le jour, inéluctable, où il passera du psychique au culturel, de l'agenda à la chronologie. Des droits sur nous ? Peut-être. Mais votre droit de vivre dans l'indépendance, ce n'est pas de la Shoah que vous le tirez, mais d'une décision majoritaire de l'Assemblée des nations. La création de l'Etat d'Israël est la culmination d'une odyssée qui n'a pas commencé en 1942. Le génocide a hâté mais non déclenché cette naissance. Il a facilité son acceptation internationale, il n'en est pas à l'origine. La déclaration Balfour sur le foyer national juif date de 1917. La Shoah n'a pas fondé l'Etat. Elle fonde votre peur, qui fait de plus en plus peur à vos voisins : deux hantises de survie s'alimentent l'une l'autre.
Désacralisation n'est pas profanation. La déconsécration de la Shoah, que l'on peut retarder mais non empêcher, ne facilitera pas, bien au contraire, sa réécriture ou son escamotage. Elle rattachera la catastrophe à une longue enfilade, trois millénaires. Libérant l'horizon pour d'autres points de repère, d'autres racines, plus anciennes, plus profondes. La tradition juive, tout ce que les juifs ont construit, pensé, écrit pendant vingt-cinq siècles, dans toutes les langues, déborde et dépasse le fait culturel israélien, dont l'idée n'est née qu'au dernier quart du XIXe siècle.
Une diplomatie calibrée pour la vidéosphère
Sans vouloir te flagorner [NDLR : il s'adresse à Elie Barnavi], vue avec un peu de recul et sur la durée, votre diplomatie ou votre communication - c'est devenu synonyme - me paraît proche du chef-d'oeuvre. (...) Vous avez compris qu'en vidéosphère, ce n'est pas Billancourt mais CNN et le New York Times qu'il ne faut pas désespérer. A l'ogre médiatique vos dirigeants donnent, tous les six mois, une « date butoir », un « nouveau départ », un énième « plan de paix » à gloser et à déglutir. La diplomatie postmoderne, comme la peinture pour Léonard de Vinci, è cosa mentale. La vôtre tempère le bulldozer par la flûte enchantée. Quand on a saisi qu'une fausse impression répandue est un fait vrai qui dispense d'aller au fait, on ne peut plus parler de rideau de fumée parce que c'est la chose même qui part en fumée. Ainsi le « processus de paix », formule géniale. C'est le processus qui compte, non son résultat. L'annonce et le commentaire, le bruit suscité, l'interminable clapotis d'éditoriaux, chroniques, colloques, et non son application matérielle et concrète.
Les deux Israël
Il y a deux Israël. Sans doute plus mais au moins deux. Depuis toujours. Le royaume d'Israël, au nord, et celui de Juda, au sud, réunis en un seul par David, légendaire et courte idylle. Il y a aujourd'hui, même si le second déborde sur le premier, Tel-Aviv et Jérusalem. Laïques et religieux. Colons et anticolons. Rabin et l'assassin de Rabin. L'Israël généalogique et l'Israël vocationnel. Les deux s'enlacent et se combattent. C'est une étreinte et c'est une lutte. Jacob avec l'Ange, sur le Yabboq. Il n'y a pas de raison pour que ce combat finisse; ni votre ambiguïté; ni notre ambivalence. "Un Etat juif et démocratique..." Un casse-tête que ce et. Un cercle carré pour le goy, un exploit possible pour l'élu ? Tout homme est deux hommes, mais ce face-à-face, ce divorce intime, c'est, si tu me permets, votre spécialité. Votre esprit maison peut être tantôt Job tantôt Josué. Hamlet un soir et Siegfried au matin. (...)
Vous marchez sur vos deux pieds, me diras-tu. Vos amis, eux, ne savent plus trop sur quel pied danser. »
« A un ami israélien », de Régis Debray (Café Voltaire, Flammarion, 160 pages, 12 E). Parution le 19 mai


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