L'unité canadienne et la reconnaissance du Québec

Tribune libre



[Don MacPherson déplorait récemment (1)->2504] le fait que Jean Charest avait adopté à son tour, au sujet du Canada, un discours pragmatique et rationnel faisant peu de place à la fierté ou à l'attachement au pays, mettant plutôt l'accent sur la rentabilité et les avantages du fédéralisme canadien pour le Québec. En d'autres mots, Charest serait devenu selon lui davantage le défenseur d'un système politique (le fédéralisme) que d'un pays (le Canada).

Il serait assez naturel que ce genre d'opinion soit majoritaire au Canada anglais. Après tout, les Canadiens sont certainement fiers de leur pays et de le voir ainsi réduit à une entité abstraite n'est certainement pas pour leur plaire. C'est d'ailleurs ce que MacPherson suggère, lorsqu'il écrit, à propos d'une intervention de Jean Charest :

« That's how he referred to Canada - not by name, but rather by the descriptive "Canadian federation" - you know, like the European Union, among sovereign countries ».

Pour MacPherson, il faudrait donc que Jean Charest fasse plus que de vanter les mérites du système fédéral canadien. Il lui faudrait également faire davantage appel à l'émotion pour attacher les Québécois au Canada. Dans cette optique, le fait que le Canada doive aspirer à devenir pour les Québécois une entité attachante de ‘chair et d'os' exprime assez clairement le fait que cela n'aille pas de soi.

Le texte de MacPherson est intéressant dans la mesure où il nous rappelle l'enjeu ultime de l'unité canadienne au Québec. Dans cet enjeu, l'adhésion au fédéralisme apparaît comme condition nécessaire mais non suffisante. La composante essentielle en est plutôt l'adhésion au pays, c'est-à-dire au Canada conçu non seulement comme entité abstraite, superstructure fédérale, mais bien comme lieu d'attachement, véritable patrie.

Derrière cet enjeu de l'unité se profile une conception de l'identité canadienne tiraillée entre deux tendances contradictoires : d'une part cette identité doit être suffisamment abstraite pour transcender et lier - en s'arrogeant les bénéfices de leur usurpation - les identités qui composent le paysage identitaire canadien; d'autre part, elle se veut suffisamment incarnée pour susciter un attachement, une source de fierté pour tous les Canadiens. A travers ce tiraillement, l'identité canadienne aspire simplement à la globalité. Cette tension est particulièrement évidente au Québec, puisque précisément l'on y trouve deux identités en concurrence, toutes deux pouvant aspirer à la globalité sur ce territoire (au moins potentiellement, dans le cas du Québec).

Nous pouvons dire que, d'un point de vue canadien, l'objectif de l'unité canadienne au Québec n'est rien d'autre que la résolution, à l'avantage du Canada, d'un conflit d'allégeances dans lequel l'une (canadienne) prétend transcender - tout en l'usurpant - l'autre (québécoise) mais sans toutefois accepter d'être réduite à une dimension purement politique, rationnelle ou strictement utilitaire. Il va sans dire que dans ce processus le Canada dispose de l'avantage indéniable de dominer politiquement le Québec.

Dans ce contexte, l'insistance dans le discours des fédéralistes sur la possibilité de cumuler les identités canadienne et québécoise ne peut que traduire le fait que l'identité canadienne englobe, pour eux, l'identité québécoise, dévoilant ainsi l'existence d'un rapport hiérarchique entre elles. Il ne peut en être autrement, à moins d'avoir affaire à des identités hétérogènes au point où leur accumulation est possible sans qu'il ne puisse y avoir entre elles de concurrence (celles-ci agissant alors sur des terrains idéologiques différents), situation qui ne s'applique pas ici. Par ailleurs, ce dépassement de l'identité québécoise dans le discours des fédéralistes ne prend jamais le risque de la dilution puisqu'il s'accompagne toujours de l'exigence d'y rattacher la fierté et l'attachement des Québécois. Il s'agit en d'autres mots d'un discours où s'opère la négation de la dimension globale de l'identité québécoise. Cela peut sembler évident, mais il faut quelquefois rappeler les évidences.

C'est à la lumière de ce qui précède que l'on doit juger les dernières interventions entourant la possible reconnaissance du Québec comme nation au sein du Canada. Cette reconnaissance (2) suscitera certainement beaucoup de résistance. C'est certes une approche risquée pour le Canada mais il faut cependant comprendre que, si elle devait advenir (y compris constitutionnellement), elle ne pourrait vraisemblablement pas échapper à la dynamique décrite ci-dessus. Car, dans la mesure même où elle ne peut être que symbolique (la nation canadienne ne désirant pas renoncer à sa globalité au Québec), elle viserait en définitive (et paradoxalement) à renforcer l'attachement des Québécois au Canada et à confirmer leur inclusion. Un autre avantage de cette reconnaissance serait la neutralisation de la question nationale au Québec, signalant la fin de la polarisation à laquelle nous avons été habitués de longue date et fournissant du même coup aux fédéralistes québécois un avantage stratégique (en coupant l'herbe sous les pieds des souverainistes) que certains n'hésitent même pas à mettre déjà publiquement de l'avant. (Au sujet de cette reconnaissance, voir par exemples les extraits des références (3), (4) et (5)).

Il y a encore loin de la coupe aux lèvres, mais il faudrait que les nationalistes/souverainistes québécois se préparent d'ores et déjà à penser hors d'un cadre idéologique que je qualifierais d'oppositionnel, c'est-à-dire dans lequel le Canada nie le statut de nation au Québec. Nous avons ici une si longue familiarité avec l'idée de la négation de la nation québécoise - devenue source de lamentations continuelles - que certains risquent d'être pris au dépourvu dans le cas où cette existence serait finalement reconnue, même symboliquement. De même que la négation de la nation québécoise peut finir par avoir à long terme l'effet contraire à celui recherché (en suscitant son réveil), de même la stratégie de la reconnaissance de la nation québécoise peut objectivement servir à enfermer définitivement le Québec dans le Canada (en suscitant son sommeil).

Nous avons vu plus haut comment la dynamique canadienne pouvait s'accommoder de l'existence de la nation québécoise, voire même en profiter, en autant qu'elle s'assure de sa position dominante sur le plan identitaire et politique - ce qu'elle fait d'ailleurs déjà avec les Premières Nations et les Acadiens. C'est nettement plus délicat en ce qui concerne le Québec - puisqu'il est encore en mesure de concurrencer le Canada sur ce plan - mais il n'est pas exclu que les Québécois perdent leur combativité déjà somme toute assez relative. Dans ce cas, la reconnaissance de la nation québécoise pourrait très bien aller de pair avec la négation de sa dimension globale. L'issue d'une telle démarche dépendra en partie de la réaction de la population québécoise et de ses élites politiques.

Une dernière remarque en terminant. Comme il y a lieu de croire que le Canada désire affirmer son identité dans le sens d'une incarnation de plus en plus marquée, il serait déplorable que le Québec adopte le cheminement inverse, en se dotant par exemple d'une conception de plus en plus abstraite et cérébrale de son identité. C'est malheureusement l'impression qui se dégage quelquefois à l'écoute des discours de nos élites. Pourtant, dans ce domaine, il ne faudrait renoncer à rien de ce qui nous appartient.


Sylvain Maréchal
28 octobre 2006

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(1) Don MacPherson, ["Canadian pride is out, pragmatic federalism is in"->2425], The Gazette, 19 octobre 2006. Disponible sur Vigile.

(2) Il n'est pas toujours facile de savoir ce que signifie « reconnaissance » dans ce contexte. S'agit-il de reconnaître que le Québec est une nation, ou s'agit-il de « constitutionnaliser » cette réalité ? Stéphane Dion, par exemple, utilise depuis longtemps le mot « nation » au sujet du Québec mais il s'oppose à une reconnaissance « constitutionnelle ». D'autres n'ont jamais utilisé ce mot à propos du Québec. Par ailleurs, l'expression « reconnaissance constitutionnelle » elle-même reste assez vague. Quoi qu'il en soit, cela ne change pas le point de vue exposé dans le reste de ce texte.

(3) André Pratte, ["La révolution libérale"->2487], La Presse, 23 octobre 2006.
Disponible sur Vigile.

Extraits :

« L'attachement émotif des Québécois pour le Canada s'est érodé (...) Cela ne change rien au fait que le Québec a connu un formidable développement, en toute liberté, au sein de la fédération canadienne. Mais il y a un manque, au niveau symbolique, au niveau émotif. (...)

Stéphane Dion commet l'erreur de sous-estimer la gravité du relâchement du lien émotif entre les Québécois et les autres Canadiens.(...)

Comme l'a expliqué samedi la sénatrice Lise Bacon, citant le ministre provincial des Affaires intergouvernementales, Benoît Pelletier : « Seule une franche reconnaissance de sa spécificité est en mesure de réduire l'appui à la souveraineté du Québec. » »

(4) Stéphane Dion, ["Avant de reconnaître la nation québécoise"->2547], Le Soleil, 25 octobre 2006.
Disponible sur Vigile.

Extraits :

« Alors voici ma position : je suis fier de faire partie de la nation québécoise au sein du Canada. La reconnaissance constitutionnelle de cet état de fait, bien que souhaitable, n'est pas nécessaire (...)

Rien ne justifie que nous renoncions à notre appartenance canadienne. (...) »

(5) Charles Blattberg, ["Une sempiternelle erreur"->2522], Le Devoir, 24 octobre 2006.
Disponible sur Vigile.

Extraits :

« C'est le lien entre le Canada et les Franco-Québécois qui doit être célébré ; sinon, ces derniers n'auront aucune raison de cesser d'accorder leur préférence à l'État québécois et de demander une décentralisation des pouvoirs de façon pratiquement automatique. Ce n'est que lorsqu'Ottawa pourra se disputer les faveurs des Franco-Québécois sur un pied d'égalité avec Québec que ces derniers seront en mesure d'aborder des questions telles que la répartition des pouvoirs entre les différents ordres de gouvernement ou le partage des revenus d'impôts entre le fédéral et les provinces sans se laisser distraire par des considérations nationalistes. (...)
Selon moi, ce n'est qu'en reconnaissant la nation franco-québécoise dans la Constitution canadienne que les fédéralistes pourront espérer couper l'herbe sous le pied du mouvement souverainiste. (...) La reconnaissance des différences favorise la réconciliation plutôt que la division, mais seulement si elle se fait sur des bases claires. »


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