SÉGUIN, Maurice, L’idée d’indépendance au Québec : genèse et historique

L'Indépendance, le remède à la destruction

L’âme des peuples se trouve dans leur histoire

SÉGUIN, Maurice, L'idée d'indépendance au Québec: genèse et
historique
. Les Editions Boréal Express, Trois-Rivières,
1968. 66 pages. $1.65
par Fernand Ouellet

Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 22, n° 4, 1969, p. 637-643.
***
Nul ne saurait nier l'influence considérable du professeur
Maurice Séguin qui dès les années 1950 se détache comme le
successeur de Groulx en tant que chef de l'école historique
nationaliste. Ses vingt ans d'enseignement lui ont valu, dit
l'éditeur, des centaines de disciples parmi ses étudiants et même
parmi ses collègues dont les plus connus sont Michel Brunet et
Guy Frégault. Si la Civilisation de la Nouvelle-France de Guy
Frégault porte l'empreinte des idées de Groulx, sa Guerre de la
conquête
reflète incontestablement les postulats de M. Séguin.
Mais toute cette influence relève davantage, si on peut s'exprimer
ainsi, de la tradition orale que de la tradition écrite. Car le
professeur Séguin a très peu publié. A part quelques articles sur
le régime seigneurial qui demeurent de forte inspiration groulxiste,
il est peu d'écrits où s'exprime vraiment la pensée du
maître. Grâce au zèle infatigable d'un ardent disciple, Denis
Vaugeois, il est maintenant possible d'y accéder avec plus de
facilité.
Le professeur Séguin avait donné en 1962 deux conférences
télé-diffusées sur la genèse du séparatisme. Un mois plus
tard, M. Raymond Barbeau, chef indépendantiste, alors qu'il
aurait été plus simple de reproduire le texte ayant servi à
l'auteur lors de ses émissions, publiait ces conférences à partir
d'un enregistrement sonore. C'est ce texte, augmenté de citations
et de références, que nous livre l'éditeur. Cette addition, nous
la devons à M. André Lefebvre qui a travaillé à l'exhumation
des sources sous la direction du professeur Séguin. A cet égard,
M. Vaugeois nous raconte avec le plus grand sérieux du monde :
"C'est ce travail extrêmement délicat que M. André Lefebvre
accepta d'exécuter. Familier lui aussi avec l'époque et ses principaux
acteurs, il reconstitua avec une grande précision, l'appareil
critique du texte de base qu'il contrôla soigneusement avec
l'auteur." Après un tel effort conjugué d'exégèse, il serait étonnant
que nous soyons en présence d'apocryphes. Décidément ce
petit monde, où les rapports d'autrefois entre maîtres et disciples
sont tellement vivants, est plus complexe qu'on ne l'imaginait.
Ce petit livre dans lequel sont exposés les postulats de
"l'Histoire pessimiste ou Histoire noire (p. 64)", selon l'expression
même du professeur Séguin, semble contenir l'essentiel de
la pensée du maître. Sa lecture nous a fait songer à certaines
conceptions de Hobbes. Pour ce dernier, l'état de nature est
un état permanent de guerre qui dresse les individus les uns
contre les autres. Une communauté humaine est impossible
puisque les individus n'ont que des intérêts et des sentiments
opposés. Dans ce contexte les idées de responsabilité individuelle,
de juste et d'injuste n'ont pas de sens. La force et la ruse sont
les seuls ressorts de l'homme voué à la solitude et à la stérilité.
Sans qu'il faille suggérer que le professeur Séguin a réellement
été influencé par Hobbes, il nous a cependant paru que ses conceptions
étaient une sorte de transposition au plan des relations
entre groupes ethniques des idées du second sur les rapports
entre individus dans l'état de nature. Dans un cas, le remède
à la destruction vient du Leviathan et, dans l'autre, de l'indépendance.
Pour le professeur Séguin, la suprématie du caractère ethnique
est telle qu'entre groupes ethniques, il ne saurait y avoir
aucune communauté d'intérêts et de valeurs. La distinction qu'il
fait entre le séparatisme naturel des Canadiens français face
aux Canadiens anglais et le séparatisme artificiel de ces derniers
vis-à-vis des Américains est révélatrice de l'importance qu'il
attache à l'ethnicité, particulièrement à la langue, comme fondements
des aspirations nationales. Dès le moment où deux groupes
ethniques viennent en présence dans un même Etat, c'est l'état
de guerre en permanence. Il s'ensuit une lutte pour la domination
de l'un par l'autre. "Le Canada anglais ne pouvait, dit-il, s'édifier,
se développer, sans ruiner, sans provincialiser le Canada français
(p. 37)."
Parlant de l'histoire pessimiste ou noire, il déclare:
"Cette histoire prétend que, de la conquête de 1760, indépendamment
de ses modalités, découlent pour le vaincu non assimilé une
inévitable infériorité politique et une inévitable infériorité économique
qu'on ne peut attribuer ni à la méchanceté du vainqueur
ni à l'imbécillité du vaincu (p. 64)." Ce n'est donc plus une question
de bonne ou de mauvaise foi, de disparités culturelles ou
autres engageant la responsabilité des uns et des autres, de
justice ou d'injustice: les deux groupes ethniques obéissent consciemment
ou inconsciemment aux impératifs profonds du caractère
ethnique. "La capitulation de Vaudreuil avait mené infailliblement,
dit le professeur Séguin, à la capitulation inconsciente
de LaFontaine, capitulation nécessaire, explicable même, qui
n'en demeure pas moins une capitulation (p. 35)." Il en est de
même de la Confédération de 1867: "L'union fédérale n'est pas
un échec. Elle recouvre avec exactitude la réalité sociale. Elle
est l'expression constitutionnelle d'un échec colonial d'une part
et d'une réussite coloniale d'autre part (p. 36)."
Pour le professeur
Séguin, la coexistence positive de groupes ethniques différents
dans un même Etat est une absurdité. Obéissant aux
innéités attachées au caractère ethnique, la domination de l'un
est tout aussi inévitable que la désintégration de l'autre. Dans
ce contexte, les peuples ne sont plus responsables de leur destin
bon ou mauvais; ils sont soumis à la fatalité. Seul le soleil de
l'indépendance permet de retrouver une société humaine. Tels
sont les postulats de base utilisés par le professeur Séguin dans
la sélection des documents en vue de leur interprétation. Sa
vision de l'histoire canadienne des origines à nos jours en découle
logiquement. Il faut dire que cette logique est d'autant plus
implacable qu'elle ne s'appuie que sur des fragments de documentation.
Contrairement à Groulx qui avait idéalisé la Nouvelle-
France, Séguin prétend la revaloriser en adoptant une optique
indépendantiste (p. 10). L'histoire de la Nouvelle-France, c'est
sans doute celle d'une colonie mais plus encore celle d'une colonie
protégée par une métropole "naturelle". Le milieu colonial parce
que français est donc éminemment favorable à l'épanouissement
prochain d'une jeune et vigoureuse nation française en Amérique
du Nord. La comparaison suggérée par l'interprétation du professeur
Séguin est celle de la mère qui nourrit physiquement et
psychologiquement son enfant, préparant ainsi sa future autonomie.
"Pour ceux qui savent apprécier, dit-il, à sa juste valeur
l'indépendance nationale, cette conquête anglo-américaine est un
désastre majeur dans l'Histoire du Canada français, une catastrophe
qui arrache cette jeune colonie à son milieu protecteur
et nourricier et l'atteint dans son organisation comme peuple
(p. 12)."
En fin de compte, les Canadiens français auraient vécu
potentiellement à l'époque de la Nouvelle-France et même dans
les faits l'expérience enrichissante de l'indépendance. "C'est la
seule époque de son histoire, écrit-il, où le séparatisme s'enracine
dans la réalité. Pendant plus de 100 ans, les Canadiens d'origine
française vivent seuls dans un Etat séparé (p. 10)." En somme,
si la colonisation française s'était poursuivie et avait réussi,
elle aurait donné naissance à une nation canadienne-française.
Il est clair que nous sommes en présence d'une nouvelle vision
idéalisée du régime français, davantage inspirée par le nationalisme
d'aujourd'hui que par les réalités d'alors. Les métropoles,
qu'elles soient française ou anglaise, n'ont jamais entrepris
de coloniser avec l'idée d'engendrer même à long terme des
nations indépendantes. L'indépendance américaine n'a pas été
plus facile parce que la métropole était naturelle. Disons en plus
que cette interprétation est en grande partie bâtie sur des s i . . .
C'est donc en 1760 par la faillite de la colonisation française
que débute le drame du Canada français. Il s'inscrit plus profondément
par le rattachement à l'Angleterre et par l'arrivée d'une
minorité britannique qui, grâce à son contrôle des structures
politiques, aurait établi sans coup férir sa domination économique.
A cet égard, Séguin écrit: "Le Canada français ne sera
plus seul. Sur le même territoire, dans ce Québec même, naît
un deuxième Canada, une autre colonisation, anglaise cette fois,
colonisation qui s'imposera dès le début par sa suprématie politique
et économique et qui, finalement, consolidera par le nombre
cette suprématie en devenant majorité (p. 12)." Puisque la
supériorité numérique faisait défaut, la conquête ne pouvait par
conséquent réaliser tous ses effets en un seul temps.
Il est vrai
que les Britanniques auraient pu, comme ils le souhaitaient
naturellement, noyer les Canadiens français en suscitant une
immigration massive. Mais les Anglais, peut-être parce qu'ils
étaient dans la peau du vainqueur, conservaient une certaine
lucidité. Ils refusèrent de suivre aveuglément la pulsion ethnique.
En s'objectant à une rupture avec leur métropole naturelle et en
refusant de suivre les colonies américaines sur la voie de l'indépendance,
ils se vouèrent à un séparatisme artificiel vis-à-vis
de cette "nation soeur" (p. 14). Le grand dessein de l'assimilation
s'en est trouvé retardé pour ne pas dire rendu impossible. Mais
l'oeuvre de domination s'est poursuivie avec une fatalité inéluctable.
Dans cette perspective, l'union de 1840 apparaît comme
une seconde conquête. "L'Union, seule solution logique, est imposée
par la force des choses. Elle est commandée par les intérêts
supérieurs de la colonisation anglaise. Elle n'est pas un caprice,
un châtiment pour une faute temporaire de déloyauté. Elle n'est
pas l'effet d'une politique momentanée de persécution. Maîtres
depuis 1760 de tous les leviers de commande, les Britanniques,
par l'Union, consolidaient leur emprise non seulement sur la
vallée du Saint-Laurent, mais sur le Québec même. L'Union de
1840 confirmait, dans une infériorité politique d'abord, et économique
ensuite, le résidu minoritaire d'une colonisation française
manquée (p. 34)."
C'est donc pour sauver, dit l'auteur,
son séparatisme à l'endroit des Etats-Unis que le Canada anglais
a été forcé de procéder par étapes dans son oeuvre d'asservissement.
En fait la conquête effective du Canada français, dont
l'assimilation est devenue impossible en 1840, s'achève presque
complète par la Confédération qui consacre à jamais sa vocation
de peuple minoritaire voué à la médiocrité. Désormais le Québec
est annexé et le fédéralisme est le masque qui cache le caractère
hideux de l'annexion.
Si les vainqueurs de 1760 peuvent conserver une certaine
lucidité dans le drame qui se joue, il n'en est pas ainsi des vaincus.
Car les victimes du drame n'ont pour tout partage que l'infériorité
sous toutes ses formes, la survivance dans la médiocrité, les
visions aberrantes, signes évidents de l'aliénation collective.
Parmi ces dernières, il y a certes l'agriculturisme et la tendance
qui consiste à rendre les Canadiens français responsables de
leur infériorité économique, mais surtout le fédéralisme. "Cependant,
même avant 1837, il est possible, écrit le professeur Séguin,
de déceler dans la pensée canadienne-française une formule qui
prépare la démission inconsciente des Canadiens français. Soumis
aux pressions des forces nord-américaines, leur séparatisme
dégénère en fédéralisme (p. 28)." Cette grande illusion fédéraliste
à laquelle succomberont même les séparatistes de 1849 et
les adversaires de la Confédération, est à la fois le signe d'une
aliénation profonde et de l'opportunisme d'un peuple démoralisé.
"Cette autonomie provinciale est bien incapable de mener les
Canadiens français à une maîtrise économique dans l'Etat provincial,
état traversé par la grande vie financière, commerciale
et industrielle du Dominion of Canada. Par contre, cet inconvénient
vaudra à la nation canadienne-française d'être la nation
annexée la mieux entretenue au monde (p. 3 7 ) " . . . "Le plus
grand devoir, dans l'ordre des idées, est de dénoncer l'aliénation
fondamentale, essentielle, dont souffre le Canada français. Mais,
c'est là un travail de sape de longue haleine (p. 65)."
Pour le professeur Séguin, la défaite de 1760 est tellement
totale et complète dans ses implications et ses conséquences qu'on
peut se demander si le vaincu avait les ressources suffisantes
pour résister à son destin tragique. "Ce mouvement séparatiste
canadien-français est naturel. Ce n'est pas la politique anglaise
qui l'a créé. Elle n'a fait que l'intensifier et le cultiver (p. 17)."
Telle est la clef de l'aventure séparatiste qui commence selon lui
en 1760 et culmine en 1837. "C'est véritablement une lutte de
nation contre nation à travers une lutte constitutionnelle (p. 23)."
Ce sentiment séparatiste qui serait né avec la Nouvelle-France,
qui aurait pris son essor de la conquête aux insurrections et qui
aurait eu tendance à s'estomper pendant la seconde moitié du
XIXe siècle, ne serait jamais disparu. Il est un attribut essentiel
de l'homme ethnique. Il se retrouve avec Tardivel, il est assumé
vers 1922 par une équipe d'intellectuels et apparaît à nouveau
au cours des années 1930. Le séparatisme actuel serait donc
l'aboutissement d'une longue tradition ayant sa source principale
dans la nature même de l'homme ethnique. Comment se pourraitil
qu'il n'y ait pas d'avenir pour lui ? Le tout se termine par
une phrase magnifique : "Et nos maîtres, les Anglais, ne seraient
pas dignes d'avoir été nos maîtres pendant deux siècles s'ils se
laissaient démolir facilement."
Cet homme ethnique qui sert de modèle d'analyse au professeur
Séguin, ce fanatique de l'ethnicité dont la voix a de forts
accents racistes, a-t-il réellement existé ? Son visage est tellement
inhumain, son existence est tellement dominée par une
idée fixe inscrite dans sa nature, ses intérêts divers sont tellement
subordonnés à ceux du groupe ethnique, qu'on peut douter
qu'il soit autre chose qu'une abstraction. Il est certainement
impossible d'en trouver des exemplaires avant la première moitié
du XIXe siècle.
Après la naissance du nationalisme canadien-français,
de plus en plus nombreux sont ceux qui accordent une
sorte de priorité aux valeurs nationales, aux particularismes
ethniques, et qui réussissent à faire partager leur point de vue
par une proportion croissante de la masse. Il existe même certains
types doctrinaires qui parlent et qui agissent comme s'ils
croyaient en l'existence d'une nature humaine qui serait avant
tout ethnique. Lorsqu'on scrute l'existence de ces hommes rigides,
souvent tiraillés entre des systèmes de valeurs différents, des
réseaux d'intérêts personnels ou autres divergents, et recherchant
une certaine unité de vie et de pensée dans le nationalisme,
même là il est évident que l'ethnicité n'est pas un absolu dicté par
l'essence de l'homme. Ce sont évidemment ces hommes qui, pour
signifier la déloyauté idéologique ou celle à la race, ont popularisé
certains qualificatifs: traîtres, vendus.
Avec le temps, ce
vocabulaire s'est enrichi considérablement. Des théories ont
même été émises pour expliquer le comportement de l'homme
colonisé. La notion d'aliénation collective est alors entrée dans
le vocabulaire courant. Ces concepts, le professeur Séguin les
utilise largement, non pour caractériser le colon de la Nouvelle-
France, mais pour examiner la conduite du vaincu de 1760, de
1840 et d'après 1867. Tout cela donne lieu, à notre avis, à une
énorme simplification. Les sources de l'opportunisme collectif,
de l'aliénation et des illusions collectives sont multiples et variées.
Concentrer l'explication de ces phénomènes autour d'un postulat
unique et d'un événement unique simplifie sans doute le travail
de l'historien mais aboutit à une histoire qui s'adresse aux seuls
croyants. Et combien sont-ils ces vrais croyants dans un Québec
qui se prétend pluraliste ?
M. Vaugeois a rendu service à l'historiographie canadienne.
Il convient de l'en remercier. Quant à M. Maurice Séguin, il a
stimulé notre goût pour quelque chose de plus substantiel.
***
FERNAND OUELLET
Carleton University


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