«L'heure n'est plus à se taire»

Le patron de l'Unité anticollusion, Jacques Duchesneau, lance un appel au gouvernement Charest pour une enquête publique sur la construction

"des gens d’affaires qui tirent les ficelles du crime organisé" - on veut tout savoir...



Robert Dutrisac - Québec — Le directeur de l'Unité anticollusion (UAC), Jacques Duchesneau, a pressé le gouvernement Charest de lancer une commission d'enquête publique sur l'industrie de la construction précédée par une première phase à huis clos.
«L'heure n'est plus à se taire», a déclaré Jacques Duchesneau en commission parlementaire devant laquelle il a comparu hier pendant cinq heures. «Une commission publique d'enquête publique, c'est le seul moyen de rassurer le public et de redresser des problèmes devenus structurels. Cette commission est urgente.»
Le gouvernement Charest doit poursuivre sur la «lancée» du rapport que l'UAC a remis au ministre des Transports le 1er septembre dernier. «Pour avancer, il faut se tenir debout. Ceux qui ont le pouvoir de changer les choses ont maintenant [le] devoir de passer à l'acte», a affirmé Jacques Duchesneau.
Pas que l'approche judiciaire
Jacques Duchesneau a taillé en pièces le principal argument avancé par gouvernement Charest pour ne pas tenir une commission d'enquête publique. «Il n'est pas vrai que c'est seulement en jetant en prison des bandits et en préconisant une approche policière et judiciaire que nous réussirons à juguler l'hémorragie», a-t-il soutenu. Contrairement aux crimes de droit commun, «la collusion, c'est flou comme concept», a-t-il fait observer.
Cette commission à huis clos permettrait de protéger la réputation de témoins qui n'ont rien à se reprocher, mais surtout de les protéger contre des représailles, non seulement du crime organisé, mais d'entrepreneurs ou de firmes de génie-conseil qui les emploient. «Un témoin qui vient témoigner à huis clos va, règle générale, être très, très, très volubile», a-t-il ajouté.
Non sans ambiguïté, le directeur de l'UAC a toutefois évoqué la possibilité que le gouvernement s'en tienne à la première phase à huis clos, sans qu'elle soit suivie par la commission publique. La commission à huis clos a un «facteur curatif» qui permettrait de «régler le problème, fermer le robinet» de la collusion.
Pourtant, c'est un plaidoyer en faveur d'une commission d'enquête publique que Jacques Duchesneau a livré. Il en a appelé à une «mobilisation générale». Citant Sir Robert Peel qui «a créé la police moderne», Jacques Duchesneau a dit: «La police, c'est le public et le public, c'est la police.» Pour le directeur de l'UAC, les deux vont ensemble. «On ne pourra jamais avoir assez de policiers pour régler le problème si on n'a pas l'appui des citoyens», a-t-il ajouté, soulignant qu'il était particulièrement content se retrouver en commission parlementaire. «À huis clos, on n'irait nulle part.»
«Une mutation incroyable»
Jacques Duchesneau a évoqué le mouvement populaire italien Antipizzo pour contrer la protection du crime organisé. Il a donné l'exemple des Yakuza, des familles de criminels qui encaissent des revenus équivalents à ceux de Toyota et de Sony réunis, mais multipliés par quatre, dont 60 % viennent d'entreprise légales.
De même, au Québec, le visage du crime organisé a changé. «Il y a eu une mutation incroyable», a souligné Jacques Duchesneau. «Ce n'est pas le petit trafiquant de stupéfiants qui est maintenant celui qui tire les ficelles du crime organisé, ce sont des hommes d'affaires.» Des hommes d'affaires qui se présentent aux activités de financement des partis politiques. «Ce sont des vautours qui vont tenter de s'approcher de vous, dans tous les partis», a-t-il dit aux parlementaires, qu'il juge «vulnérables». Il a dénoncé le «rapport de dépendance du politique à l'égard du milieu de la construction» et le fait que «plusieurs entreprises du secteur de la construction entretiennent des liens avec le crime organisé». Son enquête n'a toutefois pas montré que le crime organisé s'est «acoquiné» avec des politiciens même s'il contribue au financement de tous les partis, a-t-il dit.
«Le crime organisé n'est pas un simple parasite, c'est un véritable acteur étatique» en ce sens qu'il impose une taxe de son cru, le «pizzo», a-t-il dit. «Le problème, c'est qu'on a laissé un empire clandestin se former. [...] Les gens d'aujourd'hui ont beaucoup plus d'argent que vous pouvez le penser.»
Les municipalités davantage vulnérables
Jacques Duchesneau a signalé que l'industrie de la construction était un terreau fertile pour le blanchiment d'argent et que des enveloppes d'argent, en provenance de firmes d'ingénieurs ou d'entrepreneurs, circulaient pour financer les partis politiques et pour payer le travail au noir.
Le problème est particulièrement grave dans les municipalités. Une «dizaine de firmes» sont impliquées dans le stratagème des élections clés en main en contrepartie desquelles elles obtiennent des contrats, a-t-il précisé. Certains élus se sont enrichis personnellement.
Montréal n'est pas en reste. La ville est «sous l'emprise» du crime organisé; les caïds sont montés en grade, «ils sont passés du secondaire V au niveau du doctorat». Montréal est un «gros marché», a rappelé le directeur de l'UAC. «Il y a des gens effectivement qui ont réussi à s'installer en demeure dans la ville de Montréal.»
Le député de Mercier, Amir Khadir, a demandé à M. Duchesneau si le premier ministre, Jean Charest, s'était placé dans une situation de vulnérabilité en s'adjoignant un directeur de campagne qui est vice-président d'une des plus grandes firmes de génie-conseil, et un collecteur de fonds qui est à la tête d'une grande firme de construction.
Puis, il a indiqué avoir la preuve que «cette personne invite les gens du milieu organisé dans des activités de financement». M. Duchesneau, interloqué, a refusé de répondre à la question, faisant valoir qu'elle était «éminemment politique».
L'UAC n'a pas pu établir de rapport entre des «vautours» et l'octroi des contrats publics sur la scène provinciale, mais «est-ce que ces collecteurs de fonds peuvent agir à d'autres niveaux dans l'orientation, dans le choix des projets, dans la planification des investissements pour que ça puisse profiter à leurs secteurs?» a interrogé M. Khadir.
«Notre enquête ne me permet pas de faire une telle affirmation», a répondu M. Duchesneau.
Le président de la commission, Sylvain Simard, a quant à lui avancé l'hypothèse voulant que des collecteurs de fonds aient remporté leur pari lorsque le gouvernement a mis en oeuvre son projet de réingénierie de l'État, dont l'une des conséquences est l'abandon de responsabilités de l'État au secteur privé.
***
Avec la collaboration de Marco Bélair-Cirino


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->