"La Culture comme refus de l'économisme"

L'engagement de Marcel Rioux

Livres-revues-arts 2011



La culture comme refus de l'économisme
_ Écrits de Marcel Rioux
_ Textes choisis et présentés par Jacques Hamel, Julien Forgues Lecavalier et Marcel Fournier
_ Les Presses de l'Université de Montréal
_ Montréal, 2010, 586 pages

Marcel Rioux fut un des plus grands intellectuels québécois, des années 1960 jusqu'à sa mort, en 1992. D'abord anthropologue, il devient ensuite sociologue et s'engage dans les luttes progressistes de l'époque. Après avoir lutté contre le duplessisme et le cléricalisme dans les années 1950, il participe activement aux mouvements nationaliste et socialiste qui naissent dans le Québec de la Révolution tranquille. Marcel Rioux, nous assure pourtant Gabriel Gagnon, qui fut son collègue et ami, fuyait «la chicane et les situations conflictuelles, refusant les débats trop émotifs avec ses adversaires».

Anthologie de presque 600 pages, La Culture comme refus de l'économisme regroupe plusieurs des écrits de Marcel Rioux qui étaient devenus difficilement accessibles. Conçu par les sociologues Jacques Hamel, Julien Forgues Lecavalier et Marcel Fournier, tous trois de l'Université de Montréal, ce gros ouvrage réunit des essais plutôt savants qui permettent de découvrir les principales facettes de la pensée du grand sociologue.

Dans un article publié en 1969 et devenu une sorte de classique, Rioux oppose la sociologie critique et la sociologie aseptique, pour choisir résolument la première. Il ne s'agit pas, pour lui, de seulement «connaître objectivement la réalité sociale». Il importe aussi, à la manière de Marx, de se préoccuper de «finalités sociales» et de «juger les sociétés selon la mesure dans laquelle elles permettent à l'homme de se réaliser».

Toute l'oeuvre de Marcel Rioux est ainsi obsédée par «le problème de la bonne vie et de la bonne société». Sans cesse, par exemple, le sociologue se demande comment le Québec peut se moderniser sans devenir américain, comment préserver les acquis de la révolution industrielle, sur le plan du niveau de vie, tout en évitant de voir l'homme réduit «au rôle de consommateur docile». «De même, écrit-il, que le psychanalyste étudie les rationalisations individuelles pour découvrir comment la personnalité pourra s'autodéterminer et créer ses propres normes, ainsi, le sociologue, en étudiant les rationalisations collectives que sont les idéologies, pourra contribuer à déterminer les conditions de la bonne société, de la société normative, qui devra [prendre la place de] la société normale, celle qui ne fait que s'adapter à la rationalité technologique.»

Marcel Rioux identifiait, en 1968, quatre idéologies, c'est-à-dire «la définition qu'un groupe se donne de lui-même et les buts qu'il assigne à son action collective» dans l'histoire du Québec. La première, laïque et indépendantiste, est proposée par les patriotes. Elle est rapidement remplacée par l'idéologie de conservation, selon laquelle le groupe québécois minoritaire doit essentiellement préserver un héritage culturel français et catholique.

Après la Deuxième Guerre mondiale, cette idéologie, devenue anachronique, est contestée par ce que Rioux appelle l'idéologie de rattrapage. À la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval et à Cité libre, notamment, on plaide pour une modernisation du Québec, longtemps empêchée par le conservatisme précédent, afin qu'il devienne une démocratie libérale comme les autres. Cette contestation sera toutefois elle-même contestée par des groupes plus progressistes qui affirmeront que le Québec francophone représente «une société industrielle moderne qui a été dominée, économiquement et politiquement, par le Canada» et que seule l'indépendance peut être à sa mesure. Rioux parle alors de l'idéologie de développement et de participation, ou de dépassement. Il ne s'agit plus que de rattraper les autres pour faire comme eux, mais de définir un projet de société plus globalement participatif.

Rioux, évidemment, s'inscrit dans la logique du dépassement. De 1966 à 1969, le sociologue préside la Commission royale d'enquête sur l'enseignement des arts au Québec. Il publie alors plusieurs articles qui traitent des enjeux éducatifs, à partir de son point de vue de sociologue critique. Le rapport Parent, explique-t-il, propose une réforme de l'éducation qui a «pour objectif avoué de former des citoyens qui puissent vivre et s'épanouir dans une société industrielle moderne». Il s'inscrit, en ce sens, dans la logique du rattrapage. Or, déjà à l'époque, cette société industrielle est en train de faire place à la société postindustrielle — on dirait aujourd'hui de la communication — dans laquelle un niveau de vie assez confortable pour la majorité s'accompagne de l'effacement des finalités sociales.

La société industrielle avait érodé les traditions, les cultures premières, qui fournissaient un sens à l'existence, pour les remplacer par la rationalité instrumentale (croissance économique, développement technologique). L'école de cette société visait à former l'homme «normal», c'est-à-dire un producteur. Dans une société d'abondance matérielle où l'information devient le bien dominant, l'école se retrouve donc devant l'alternative suivante: former des consommateurs ou, c'est le choix de Rioux, former des hommes normatifs, «c'est-à-dire des êtres qui pourraient enfin développer librement toutes leurs facultés».

Refusant que l'homme laissé sans traditions par la société industrielle devienne «l'homme unidimensionnel» de Marcuse, sans valeurs autres que privées et fabriquées en série par les techniques de communication, Rioux plaide en faveur du passage d'une culture humaniste (réservée à quelques-uns, en marge de la vie quotidienne) à une culture ouverte, dans laquelle l'enseignement des arts propose l'apprentissage de l'expérience esthétique et de la créativité à tous. «Il ne s'agit pas de vendre des biens culturels [...], mais d'amener les gens à manifester leur propre vie culturelle, à participer à la production de leur propre conscience.»

[Indépendantiste, Rioux croyait qu'il «n'est qu'une raison valable de se battre pour le Québec->35126], c'est qu'il ait une identité propre, une culture particulière et qui donc représente une variété d'humanité qui apporte à l'ensemble des nations un son distinctif». Pour lui, la souveraineté n'était pas divisible, parce que «le politique, l'économique et le culturel sont liés dans le vécu des sociétés et des individus et s'influencent réciproquement». Aussi, il ne croyait pas à la possibilité d'une souveraineté culturelle sans une souveraineté complète.

Il vivra difficilement le résultat du référendum de 1980 et s'inquiétera, dans les dernières années de sa vie, que le Québec subisse dans l'indifférence les assauts de l'impérialisme culturel américain. «On ne devient pas Nippon parce qu'on achète une voiture japonaise, écrira-t-il en 1987, mais on devient Américain en s'abreuvant constamment de films, de télévision, de chansons, d'imprimés et de bric-à-brac américains. La marchandise et le spectacle triomphent. Tout est-il donc perdu?»

Même en écrivant ce «Requiem pour un rêve?», Rioux nous invitait à poursuivre la lutte.

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Collaborateur du Devoir


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