Un spectre hante les États-Unis : le spectre de l’antiétatisme. Depuis les triomphes électoraux des républicains, avec l’appui du Tea Party, le 3 novembre dernier, l’antiétatisme est devenu le discours, sinon dominant, du moins le plus en vue et peut-être le plus charpenté de l’heure actuelle. À écouter les républicains, l’antiétatisme est une véritable panacée politique, ayant pour principe un impératif aussi simple qu’unique : là où l’État se montre imposant et dépensier, il faut le rendre discret et frugal. Le taux de chômage s’élève-t-il à 9,6% ? Réduisons les impôts et, avec plus d’argent dans leurs poches, les Américains stimuleront l’économie eux-mêmes. La santé coûte trop cher ? Privatisons un peu les fonds publics (le Medicare et la Medicaid), et les lois du marché produiront leur effet comme par magie. Et pendant qu’on y est, livrons aussi les prisons et les écoles au secteur privé et à son irrésistible activité créatrice…
L’avantage pour les républicains de ce discours antiétatique ne tient pas seulement au fait qu’il fonctionne comme un attrape-tout. C’est aussi une référence historique, une tradition même. Une des grandes réussites du Tea Party fut de présenter ses propos antiétatiques comme une leçon de civisme. Le génie propre aux pères fondateurs des Etats-Unis et de la Constitution américaine, selon eux, serait d’avoir immunisé la patrie conte le despotisme en ligotant de manière ingénieuse l’État fédéral - soit par le système des « checks and balances » (les obstacles que les trois branches du gouvernement peuvent mutuellement s’imposer), soit par l’autonomie concédée aux États fédérés, soit encore par les droits individuels octroyés dans le « Bill of Rights » (les dix premiers amendements à la Constitution) - de façon à faire du pouvoir arbitraire une tache sinon impossible, du moins singulièrement ardue.
Dans cette perspective, le camouflet infligé à Barack Obama dans les urnes constitue la revanche d’une tradition bafouée. Ainsi, la réforme de la santé adoptée par les démocrates au printemps dernier, notamment l’obligation qu’elle impose à tous les Américains de se procurer une assurance-maladie, fut dénoncée par la droite comme inconstitutionnelle. La même thèse incite les ministres de la justice de plusieurs États, où les républicains sont au pouvoir, à initier un procès qu’ils espèrent porter jusqu’à la Cour suprême, qui pourrait potentiellement l’abroger. Le Tea Party, au cours de la campagne, a souvent vanté l’importance du dixième amendement, qui réserve aux États et au « peuple » l’ensemble des pouvoirs qui ne sont pas explicitement mandatés à l’État fédéral. Le purisme constitutionnel de certains est tel qu’ils évoquent la révocation de certains amendements ultérieurs au dix-huitième siècle (tels le quatorzième amendement, datant de 1866, qui attribue la citoyenneté sur le principe du droit de sol, ou le dix-septième, de 1912, qui arrête l’élection des sénateurs par suffrage universel plutôt que par des collèges d’élus au niveau des États). John Boehner, le représentant de l’Ohio qui sera sans doute à partir de janvier le nouveau président républicain de la Chambre des représentants, est allé récemment jusqu’à proposer que toute loi votée par la Congrès devrait identifier de manière précise les clauses de la constitution d’où elle tire son autorité - sorte de mise en demeure de l’État fédéral, qui, selon cette tradition bien américaine, s’efforce toujours, tel Gulliver, à se libérer des chaines qui l’immobilisent.
Mais si l’antiétatisme est, pour la droite, une tradition bafouée qui vit actuellement une renaissance, pour d’autres, il s’agirait plutôt d’un mythe - bien que ce mythe ait pourtant une longue histoire. Telle est la thèse de l’historien américain Gary Wills dans son livre A Necessary Evil : A History of American Distrust of Government. Bien que sorti il y a plus de dix ans, cette étude est d’une étonnante actualité et essentielle pour mettre en perspective la situation politique actuelle. La thèse de Wills est aussi simple que sa documentation est convaincante : selon lui, la lecture de l’histoire américaine actuellement véhiculée par le Tea Party (mais qui a connu de multiples incarnations antérieures) - selon laquelle la Constitution américaine a divisé le pouvoir pour mieux le restreindre, créé un État fédéral minime laissant une indépendance large aux États fédérés, et a établi, en somme un État contre l’étatisme - est essentiellement fausse. En somme, nous n’avons jamais été anti-étatistes - ou si nous le sommes, c’est surtout à travers une volonté têtue et persistante de méconnaître nos origines.
Le mythe antiétatiste commence avec la période coloniale et révolutionnaire. Soit la période de l’« avant État ». Locke ne disait-il pas au dix-septième siècle qu’à l’aube des temps, « le monde entier fut l’Amérique » pour dire que les peuples primitifs, comme les Américains, ne disposaient pas d’un État ? Une institution de l’époque révolutionnaire est, selon Wills, souvent évoquée pour prouver l’aptitude des Américains à se débrouiller, dès leurs débuts, sans instance étatique : les milices citoyennes. Les Américains aiment à évoquer la mémoire des « minutemen », ces citoyens-soldats appartenant à des milices locales qui, selon la tradition, étaient prêts à se mobiliser dans la minute, preuve de l’existence d’une sorte de capacité autogestionnaire des affaires militaires.
Mais selon Wills, ces milices apportèrent généralement peu à l’effort militaire mené contre les forces britanniques : ils furent pour la plupart indisciplinés, peu enthousiastes et déserteurs. À l’époque de la Guerre de la conquête (1755-1764), l’officier George Washington s’en lamentait déjà de leur « peu d’ordre » (p. 33), comme le feraient par la suite ses propres officiers pendant la Guerre d’indépendance. L’incompétence des milices s’explique d’autre part par le fait qu’ils manquaient tout simplement de fusils : peu de colons avaient le temps pour chasser, donc peu furent propriétaires d’un fusil qu’ils pouvaient mettre au service d’une milice. Sur des pages et des pages de son journal intime Washington s’est plaint du manque d’armes. De quoi infliger une blessure narcissique aux partisans d’une forme particulièrement virulente d’antiétatisme : celui qui défend le droit de porter les armes, et pour lequel le patriote de 1776 avec son fusil à la main est un mythe fondateur.
Mais la plupart des mythes de l’antiétatisme puisent leurs origines dans une lecture de la constitution fédérale, rédigée en 1787. A commencer par la conception des relations entre États fédérés et gouvernement fédéral. C’est une erreur de croire, selon Wills, que les États fédérés ont préexisté à l’État fédéral, que ce dernier n’existe que par la bonne volonté des premiers. En fait, la plupart des gouvernements des États furent créés sur ordre du Congrès continental (l’instance centrale pendant la Guerre d’indépendance) en 1776. Et les treize premiers États avaient une conscience très prononcée d’agir ensemble, et non pas comme une fédération d’États indépendants. De même, au moment de la rédaction de la Constitution fédérale, les auteurs furent soucieux de limiter le pouvoir des États. Le principal architecte du document, le Virginien James Madison, proposa un plan qui envisageait un gouvernement qui, « au lieu d’opérer sur les États, devrait opérer sans leur intervention sur les individus qui le composent » (p. 76). Il désirait aussi que soit inclus dans la Constitution un droit de véto du gouvernement fédéral sur les lois des États. Alexander Hamilton s’inquiétait du risque du « monstre politique d’un imperium in imperio » (p. 82), anticipant la crainte jacobine de l’« hydre du fédéralisme ».
Les auteurs de la Constitution, d’autre part, ne souhaitaient pas diviser le pouvoir fédéral de l’intérieur pour mieux le limiter, pas plus qu’ils n’envisageaient de le subordonner aux États fédérés. Le principe de la « division des pouvoirs », selon Wills, découle de la même pensée de l’époque des Lumières qui a donné lieu à la réflexion d’Adam Smith sur la division du travail : l’accent est mis sur l’organisation et la coordination, non sur le clivage et la rivalité. La Constitution ne divise pas le pouvoir, mais l’articule, selon une hiérarchie des rôles que rend évidente la lecture même de la Constitution : l’on commence avec l’article de loin le plus long, sur le pouvoir législatif, pour passer ensuite à l’exécutif (article 2) et enfin au judiciaire (article 3). Si chaque branche dispose bien de « checks » sur l’autre, c’est pour protéger leurs propres droits plutôt que pour faire obstruction à ceux des autres.
Selon Wills, ce que les anti-étatistes refusent de reconnaître avant tout est la vocation des hommes politiques de la période post-révolutionnaire à fonder un pouvoir souverain au sein d’une république. Le problème des Américains, c’est leur tendance à confondre souveraineté et pouvoir, à considérer la souveraineté même comme menaçante, plutôt que d’y voire une nécessité pratique de toute entité politique.
C’est ainsi qu’est née la haine américaine de l’État : d’une peur du projet de fonder, grâce à la Constitution, un pouvoir souverain. La tradition anti-étatiste, selon Wills, loin de renvoyer aux auteurs de la Constitution (les « Fédéralistes », partisans d’un pouvoir souverain imposant), commence véritablement avec les opposants à la Constitution - ceux qui, entre 1787 et 1789, faisaient campagne contre son adoption (les « Anti-fédéralistes »). Mais ceux-ci craignaient en même temps de paraître déloyaux à l’égard de la nouvelle république si peu de temps après l’indépendance. Ils ont donc inscrit leur propre crainte du pouvoir fédéral dans leur lecture de la Constitution : ils « ne pouvaient rester loyaux à la Constitution que s’ils trouvaient que la Constitution était structurellement déloyale envers elle-même » (p. 17).
L’histoire politique américaine est donc la scène d’une confrontation entre la tradition constitutionnelle, fondée sur la nécessité (et même les vertus) d’un pouvoir souverain, et la tradition anti-fédéraliste, interprétant le projet constitutionnel comme celui d’un pouvoir délibérément estropié. L’argument anti-étatique devient une arme politique perpétuellement disponible. Dès la première décennie de l’ère constitutionnelle, certains même de ceux qui avaient défendu la Constitution se sont rabattus sur les thèses anti-fédéralistes lorsqu’ils s’opposèrent aux actes sur les étrangers et la sédition (1798) du président John Adams, qu’ils voyaient comme du pur despotisme : James Madison lui-même, qui avait soutenu le droit du pouvoir fédéral à opposer son véto aux lois des États, fait demi-tour, soutenant le droit des États à « s’interposer » contre l’État fédéral. Alors que les tensions entre le Nord et le Sud au sujet de l’esclavage augmentent au cours du dix-neuvième siècle, certains hommes politiques du Sud (notamment le vice-président John Calhoun) développent cette même idée, qui deviendra la doctrine de la « nullification » (le droit d’un État de récuser la loi fédérale). Elle fournit l’argument légal aux onze États sécessionnistes de 1860-1861, qui provoquèrent la guerre la plus sanglante de l’histoire américaine (1861-1865).
La tradition antiétatiste continue au-delà de cette guerre. Il y a ceux que Wills appellent les « insurrectionnistes ». S’appuyant sur le deuxième amendement (qui lie le droit de porter les armes aux milices citoyennes), ils soutiennent que la constitution « autorise » l’insurrection armée contre le gouvernement qu’elle établit (comme pour conjurer le despotisme en y incluant un moyen d’y résister). C’est l’argument notamment de la National Rifle Association, le lobby des propriétaires des armes (dont il fut question dans le film de Michael Moore, Bowling for Columbine). Mais comme le démontre Wills, cet argument est infondé, car il ignore les clauses de la Constitution qui définissent une instance militaire sans appel (le président) et celles qui punissent la trahison. D’autres antiétatistes, plutôt que de s’insurger contre l’État, s’approprient ses fonctions lorsqu’ils le proclament incompétent à les remplir : c’est dans cette optique qu’il faut voir le Ku Klux Klan, quand il s’opposait à la politique nordiste dans le Sud occupé après la Guerre de sécession, ou encore le mouvement anti-avortement actuel, quand ses militants détruisent des cliniques ou assassinent des médecins. Enfin, il y a les anti-étatistes « individualistes », de l’écrivain Henry David Thoreau aux hippies des années soixante qui, souhaitant que le gouvernement les laisse tranquille, sont prêts à contester son autorité.
L’analyse de Wills est essentielle pour comprendre la période qui s’ouvre parce qu’il permet de démythifier des propos qui circulent librement dans le discours politique actuel. Si les États sont des collectivités territoriales importantes, avec une certaine autonomie, ils n’ont aucune priorité historique ou politique sur le gouvernement fédéral (contrairement à ce que suggèrent les opposants à la réforme de la santé). Le droit à l’insurrection est un oxymore, aux Etats-Unis comme ailleurs.
Mais en même temps, le livre de Wills démontre que, si la lecture antiétatique de la tradition politique américaine est mythique, c’est un mythe qui a la vie longue. Pour plusieurs raisons. Le provincialisme de la vie américaine (le manque d’une « vraie » ville capitale) a toujours été un terrain propice au discours anti-étatique. Mais surtout Wills montre que l’anti-étatisme est lié à une série de valeurs, de passions politiques, qu’il réussit à faire entendre à chaque fois qu’il s’en prend à l’État : l’authenticité, la spontanéité, le traditionalisme, l’organicité, les droits, la religiosité, le volontarisme ; alors que les partisans de l’État sont, selon le même système de valeurs, associés à l’autorité, l’efficacité, le progressisme, le mécanique, les devoirs, la laïcité, et la régulation. Pour reprendre l’expression de Tocqueville, l’antiétatisme est un « fait générateur » dans la politique américaine. Quand on y parle, toute une série de connotations, avec toutes leurs conséquences politiques, sont mobilisées de manière simultanée.
Il est étonnant que les séries de valeurs que Wills lie à l’étatisme et l’anti-étatisme correspondent presque parfaitement aux images respectives du président Obama et du Tea Party lors de la dernière campagne électorale. Obama fut caractérisé par la droite comme autoritaire, partisan d’une efficacité inhumaine (la rumeur des « death panels » - les commissions de la mort - au moment la réforme de la Santé), socialiste, et suspect sur le plan religieux. Mais si les supporteurs d’Obama demeuraient stupéfiés du soutien qu’obtinrent des candidats rocambolesques comme Sharron Angle (Nevada) ou Christine O’Donnell (Delaware), c’est parce que, justement, ce ne furent pas des candidats chez qui l’on recherchait l’autorité ou l’efficacité. Leur discours antiétatique entrait en parfaite harmonie avec leur relative manque de qualifications ; leurs électeurs y voyaient de l’authenticité et de la spontanéité dans leur connaissance très approximative des dossiers, preuve en même temps d’un traditionnalisme peu suspect de troubler les esprits. Le triomphe actuel du discours anti-étatiste est aussi celui de ces autres valeurs (en dépit de l’importance qu’il attache aux questions fiscales). Si Obama réussit à renouer avec la tradition américaine de l’État - car c’est bien une tradition - l’idée que, selon Wills, l’État est non pas un mal mais un « bien nécessaire », il aura en même temps réussi à revaloriser l’autorité, l’efficacité, le progressisime, le devoir, la laïcité - tant le débat américain sur l’État dépasse la question de l’État lui-même.
L’anti-étatisme, un mythe américain
La Dépossession tranquille
Michael C. Behrent1 article
Historien américain, Michael C. Behrent est spécialisé dans l’histoire de l’Europe contemporaine et surtout dans la philosophie politique française. Il a soutenu une thèse d’histoire à la New York University, et enseigne actuellement à Appalachian State Un...
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Historien américain, Michael C. Behrent est spécialisé dans l’histoire de l’Europe contemporaine et surtout dans la philosophie politique française. Il a soutenu une thèse d’histoire à la New York University, et enseigne actuellement à Appalachian State University (Caroline du Nord).
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