Anthropologue, chargé de recherches au CNRS, Benoît Hazard revient sur l’attaque de l’université de Garissa par les shebab (qui a fait 148 morts), la plus meurtrière au Kenya depuis l’attentat contre l’ambassade américaine de Nairobi, perpétré par Al-Qaeda en 1998 (213 morts).
Pourquoi les shebab ont-ils choisi de massacrer des étudiants de l’université de Garissa ?
D’abord, on est à la veille de Pâques et des vacances au Kenya, un pays majoritairement chrétien, avec une forte proportion d’évangélistes protestants. Les shebab ont voulu mener un attentat de grande ampleur contre une nouvelle université publique et multiethnique, marquant les esprits, comme cela a été le cas en France ou en Tunisie. «Ça va être de bonnes vacances de Pâques», aurait dit un assaillant. Ils avaient cette volonté de séparer les musulmans des non-mulsulmans. C’était déjà le cas à Mandera, à la limite de la frontière éthiopienne et somalienne, où ils ont exécuté 36 non-musulmans en décembre.
L’université de Garissa était-elle un objectif facile ?
Oui. Le campus a été créé dans le sillage d’une décentralisation en cours depuis 2013 et de la création de 47 comtés, avec des pôles d’éducation. Il abritait des lycéens et des étudiants, dont beaucoup de mineurs. Les shebab visaient donc aussi les représentants du comté, pas uniquement le gouvernement. De plus, ils ont ciblé une région instable, faible, pauvre et délaissée par le pouvoir central, où l’on accusait déjà Nairobi de laisser s’instaurer un déficit de sécurité et les forces de l’ordre d’être peu présentes malgré les attaques précédentes dans la région. Le ministre de l’Intérieur le dit : «L’attaque nous a pris par surprise.» Pourtant, des universités avaient signalé des risques quelques jours avant. Et les populations elles-mêmes rappellent que l’attaque avait été précédée d’avertissements et qu’elles demandent depuis longtemps davantage de protection.
Les shebab cherchent-ils à forcer le retour des 4 000 militaires kényans partis en Somalie dans le cadre de la force d’interposition de l’Union africaine ?
Le problème est plus compliqué que ça. Le gouvernement vient de débuter la construction d’un mur le long de la frontière de 700 km avec la Somalie pour endiguer les vagues de shebab. Or, cette mesure est dépassée : il existe déjà une implantation de shebab kényans sur le territoire. Certaines cellules ont été démantelées à Nairobi, et l’un des acteurs de l’attentat du Westgate, qui avait fait 67 morts en 2013, venait du comté de Garissa… L’un des instigateurs présumés du massacre de jeudi, Mohamed Kuno, qui fait l’objet d’un avis de recherche, est également originaire de Garissa. Il avait dirigé une madrassa, une école coranique, avant de passer dans la clandestinité en 2007. L’ex-Premier ministre Raila Odinga l’a déploré. Les services de sécurité doivent davantage collaborer avec les autres sections antiterroristes et changer de tactique pour lutter contre des kamikazes qui pratiquent cette guerre asymétrique. Le Kenya reste très nationaliste dans sa politique, mais sa sécurité est fragilisée par une corruption galopante. Et les collaborations internationales fonctionnent mal.
Comment peut-on expliquer le pouvoir de violence d’un tel groupe qu’on disait affaibli ?
Les shebab sont en situation de quasi-clandestinité en Somalie. Le porte-parole du groupe islamiste, Cheikh Ali Mohamud Rage, qui a assuré jeudi qu’il fallait «tuer ceux qui sont contre les shebab», a vu sa tête mise à prix par son propre clan somalien. On l’accuse d’avoir perpétré des massacres de masse. Car ce groupe issu de l’Union des tribunaux islamiques s’est un temps installé en promouvant la charia auprès de populations très islamisées et en distribuant des portables, symboles de modernité. Mais la politique de terreur a érodé leur base militante.
Quels sont les liens réels avec Al-Qaeda ou Boko Haram?
Je ne soutiens pas la thèse d’un arc de crise Afrique de l’Ouest-Afrique de l’Est. Il y a des connexions par moments, mais la base militante des shebab repose au départ sur un nationalisme endogène depuis sa création officielle, en 2006. Il est également composé d’une fraction de combattants étrangers. Mais cela reste un mouvement de jeunes qui s’est criminalisé après avoir été chassé de Mogadiscio, et il est loin d’être homogène. Certains ont été formés sur des scènes de guerre, comme en Afghanistan, d’autres pas. Ils veulent désormais organiser un califat, qui irait du territoire de l’Ogaden (Somalie, Ethiopie, Kenya), en passant par la récupération du Somaliland et du Puntland (qui ont de facto scindé la Somalie), jusqu’au Sud-Soudan. Mais ils n’en ont pas les moyens. Ils exportent donc la guerre sur le territoire kényan. A l’inverse, l’Ethiopie, qui a pourtant rejoint la coalition de l’Union africaine en Somalie l’an passé, n’a toujours pas subi d’attaque. Car le territoire est, là, vraiment tenu et contrôlé par l’armée et des tours de gardes sont organisés dans les moindres villages.
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé