Penser le Québec

<i>The Haunted House</i>

Histoires d'horreur et soirées d’épouvante dans le grand manoir

Penser le Québec - Dominic Desroches

« Il existe seulement deux types de famille dans le monde : celles qui possèdent et celles qui ne possèdent pas »

Cervantès
« Il ne faut point parler de corde dans la maison d'un pendu »

Cervantès
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Si le Québec était jadis un vaste territoire, il occupe aujourd'hui l’espace d’une chambre dans un grand manoir anglais. Parfois, la famille propriétaire décide de venir visiter ses sujets, ce qui donne lieu au retour d’êtres disparus depuis longtemps qu’on appelle communément des « revenants ». Ces êtres, que l’on suppose revenir de l’Autre monde, l’Ancien monde, reviennent visiter les lieux de leur passé, de leurs victoires au champ de bataille, de leur Conquête. La Reine – ou les membres de la famille royale – reviennent ainsi à l’occasion se promener dans l’une des plus vieilles pièces de leur grande maison, une pièce lointaine tapissée d’un vieux bleu royal et agrémentée de fleurs de lys.
Dans ce texte, le dernier d’une série de deux, nous verrons à quoi ressemble la vie des sujets québécois dans la chambre la plus au nord d’un manoir hérité d’un vieux royaume. Nous montrerons qu’un salon peut être visité à répétition, avec un accueil des plus solennels même, par des esprits extérieurs, des esprits intérieurs et des esprits frappeurs. Nous verrons ce que signifie hériter politiquement de nuits d’épouvante, tout en continuant à vivre enfermé dans l’esprit d’une domination idéologique. Québécois, encore un effort, puisqu’il convient de se montrer hospitalier avec la visite étrange qui revient nous voir après une longue absence.
Être hanté par l’esprit frappeur – Du crime à l’idéologie

La peur québécoise actuelle trouve possiblement sa première expression (son origine) dans la défaite de nos ancêtres sur les Plaines d’Abraham en 1759. Cette peur s’est sans doute gravée dans nos esprits après la pendaison de Patriotes, en 1837, à Montréal, et celle d’un métis, Louis Riel, dans les jardins de l’aile ouest du manoir en 1885. Après ces tristes événements, il n'était plus question de parler de la corde dans certaines chambres du manoir. Car ces histoires extraordinaires impliquaient la possibilité, c'était le clou de l'affaire, de trouver des coupables : certains accusaient le jardinier avec la clef à mollette, d'autres le cuisinier avec un couteau long, les plus courageux pointaient en direction du soldat britannique avec la corde... Aujourd’hui, presque tous conviennent que la peur est devenue légitime, que l'on doit vivre dans la peur, et que cette légitimation a sa petite histoire. On peut établir sans difficulté, livres et films à l’appui, que notre peur caractéristique a connu sa forme la plus aboutie autour des années 1970, années consacrées chez nous à la liberté et qui se sont soldées, peu s’en rappellent, par la terreur et l’épouvante.
À cette époque, le Canada britannique s’estimait heureux d’être dirigé par un fantôme d’amour, Pierre-Elliott Trudeau, un homme de culture, car celui-ci, bien qu'il provenait du Québec, savait mieux que quiconque comment faire peur. Charismatique à souhait et récemment réformé, il savait parler et se retourner pour impressionner la cour, la galerie et les médias. On le voit : Pierre-Elliott est une figure qui a marqué, par ses avantages, son époque et la nôtre. Parmi les avantages les plus importants de ce fantôme à femmes, héritier idéologique de Monkton, Murray et Durham, relevons sa connaissance précise de tous les garde-robes et ses qualité en espionnage. Homme de vision bilingue, il pouvait aller jusqu’à taquiner la famille propriétaire du Manoir, sans reculer devant ses riches voisins. Pour le dire en deux mots, il travaillait des deux côtés des murs.
Or, l’idée de Trudeau, après sa conversion, fut de faire de « l’ombre » à ses compatriotes au nom de l’aile qu’il dirigeait dans le manoir. Il eut une belle occasion de faire « saisir » les esprits en 1970 lorsque des felquistes – des jeunes prêts à tout pour quitter le manoir hanté – proposèrent le grabuge et le kidnapping comme moyens de négociation avec les fantômes, avec ceux qui ne se présentent pas à la table. Le temps, notons-le, était aux disparitions politiques. Pour gagner son combat contre les cellules et les abeilles de l'enlèvement, Trudeau choisit la raison d’État. Celle-ci offrait l'avantage appréciable d’entrer dans une chambre avec des soldats et une armée. Le Premier Ministre du Canada, au mépris de ses lois et du Droit international, entra par infraction chez lui, au Québec. Sans s'en apercevoir tout de suite, il entra aussi dans nos mémoires comme un « esprit frappeur », c’est-à-dire un esprit qui, insatisfait de hanter de son vivant, voulait aussi marquer à jamais la descendance de ses sujets.

Depuis ce moment charnière, la Crise d’Octobre signifie, avec les journées de la matraque et les manifestations réprimées par la police, que dans le salon du manoir, l’État est prêt à tout pour faire régner les Ordres. Cette stratégie de l’esprit frappeur, qui s’accompagnait de la création des simulacres de démocratie, allait montrer son efficacité redoutable lors de deux soirées d’épouvante en 1980 et en 1995 appelées politiquement référendums. Pour ne pas être oublié de sitôt, Trudeau, qui partagera son destin spectral avec la famille royale, a eu des enfants qui, peut-être, se rendront aussi utiles que lui à la cause du manoir anglais. Après avoir théorisé ces soirées mémorables, nous reviendrons sur l’œuvre idéologique de l’esprit frappeur car celle-ci hante aujourd’hui encore et pour longtemps la petite pièce bleue du grand manoir.
Soirs d’épouvante – les référendums de 1980 et de 1995
Or, le jardinier entendit un jour que les résidents voulaient organiser une fête populaire dans la pièce la plus au nord-est du manoir. À ce moment, comprit-il, les locataires pourraient tenter de quitter le manoir sans payer leur dû. Au nom de la justice, il rapporta des informations précieuses aux autorités de l’aile et du manoir à l'effet que certains préparaient des festivités… et ce, sans raison suffisante, pour parler ici comme le docteur Pangloss dans Candide. Le autorités décidèrent de ne pas perdre la face en restant neutres, autrement dit ils refuseraient aux locataires de résilier un bail qu'ils n'avaient jamais signé. Et pour s’assurer que les chambreurs connaissent la peur nuit et jour, on les menaça de couper leurs vivres, leurs pensions, ce qui eut pour effet fantasmagorique d’affoler les personnes les plus vulnérables. Le premier référendum, lors d’une soirée d’épouvante des plus captivantes de notre jeune histoire, couronna les partisans du NON.
Dans le manoir, au lendemain de cette victoire par 20% des voix, les choses n’allaient pas en rester là. Les propriétaires mirent sur pieds des moyens pour baliser toutes les fêtes à venir.
En 1995, le passé, imparfait, devait revenir hanter la majorité. La souveraineté était rejetée à 50,6 % des voix, bien qu'elle ait été soutenue par plus de 60% des francophones. Malgré cette nouvelle défaite traumatisante, les résultats de la nuit d’épouvante de 1995 sont restés dans la tête de plusieurs grâce à la déclaration affolante de Jacques Parizeau. Pour d’autres souverainistes, il fallait encore contester ces résultats étant donné la faible marge séparant l’aile du manoir de la chambre, et les allégations que le gouvernement de l’aile, avec l’aide du jardinier et des argentiers du manoir, aurait violé les lois électorales de la chambre et même leur loi en matière d'immigration et de citoyenneté par l'entremise de Option Canada. Au lieu d'agir et de poursuivre le combat, les locataires, dans l'épouvante, sentirent le sang se glacer dans leurs veines. Lentement, ils réalisaient que les autres réussissaient et qu'eux, paralysés, ne pouvaient qu'échouer. Trente ans de travail de sape portait, en 1995, et avec l'aide des tribunaux du grand manoir, ses premiers fruits défendus : dans l'inconscient collectif, on pu lire les mots suivants "tu ne mordras plus à l'arbre des référendums".
Ces évènements récents ont dégénéré dans le « scandale des commandites » de 1996 à 2003, au cours duquel des employés du manoir, dont un étage est situé à Ottawa, ont été impliqués dans des détournements de fonds publics afin de promouvoir la visibilité du manoir au sein de la population de la pièce. Dans la foulée du rapport de la vérificatrice, la Commission Gomery est mise sur pied en 2004 avec le mandat de faire la lumière sur les agissements du gouvernement de l’aile et des ses proches collaborateurs en matière de fêtes populaires.

Le multiculturalisme comme idéologie spectropolitique valorisant la culpabilité, la confusion et le déguisement permanent

Après la Crise de 1970 et la première soirée d’épouvante de 1980, Trudeau eut l’idée de s’imposer comme un grand esprit « canadien », un spectre bilingue, dans le sillage d’anciens « revenants » de la trempe de Sir J. A. Mac Donald et W. L. Mackenzie King. Intellectuel et arrogant, il officialisa une doctrine pour hanter l’aile du manoir, devenu son laboratoire, ainsi que toutes les chambres. Il entérinera un nom pour qualifier l’hospitalité spectrale de type britannique : le multiculturalisme.
Cette doctrine, qui visait officiellement l'intégration des nouveaux arrivants, présentait l'avantage de hanter la majorité à partir de la minorité vivante et diversifiée. L’effet de l’horreur, on le voit mieux trente ans plus tard, provient d’un miroir culpabilisant qui dit que le résident ou le locataire n’a pas le droit à l’existence propre si l’on peut prouver qu’il existe dans le monde des personnes différentes de lui capables de lui imposer une culture nouvelle, le forçant par là à s’ouvrir – on postule donc qu’il ne l’était pas - à l’abstraction de l’autre. L’un des objectifs de cette politique effrayante est d’affoler le petit en le mettant, par la force de l’idéologie, en contact avec un grand imaginaire dont la signification est de lui rappeler sa fermeture. On comprendra mieux comment a pu se produire ce phénomène étonnant voulant que vivre au Québec, depuis 1985, c’est rencontrer l’esprit du multiculturalisme, un esprit sans contour, sans objet, planant partout à partir l’idée « politiquement correcte » que celui qui ne parle pas anglais ou ne se déguise pas à l’année est refermé. Dans le multiculturalisme postmoderne et accompli, on fera l’éloge de celui ou celle qui ose aller voter avec le masque afin de hanter, à partir de l’urne, jusqu’aux résultats finaux de l’élection.
Films de peur étatique et médiation quotidienne de la peur
Pour saisir jusqu’aux détails le mode de fonctionnement de la maison hantée, il convient de relever le travail des médias. Car le travail de relais de l’idéologie générale est la première mission de la télévision de l’État. Voilà ce qui explique pourquoi, à tous les soirs, durant les bulletins, de nombreux Québécois ressentent un malaise et s’affolent devant les nouvelles. Ils ont peur et perdent confiance en leurs moyens. Les organes de diffusion de la maison hantée sont efficaces en ce qu'ils promettent des malheurs à toute personne qui remettrait en question la présence des fantômes et l’omniprésence de leur langage, l’anglais, la nouvelle franca lingua. Une leçon est à entendre une fois pour toutes : que celui qui entend ouvrir un jour la porte de la chambre y pense par deux fois, car l’esprit frappeur, bien caché dans un garde-robe, tel un « poltergeist politique », viendra l’affoler et le tourmenter pour l’éternité.
L’avenir et la nouvelle génération de « chasseurs de fantômes »
Si le manoir est hanté et que l’esprit frappeur fait encore des siennes aujourd'hui sous ses visages multiples, il demeure difficile de se libérer. Quand les médiations de l’État voient dans les intrusions des bienfaits, on peut comprendre à quel point le défi de vivre par soi-même est pénible à relever. Cependant, dans « la maison hantée » (ou la vie dans la cage), existe toujours une issue. Toute maison possède ses portes et ses fenêtres. Il importe de construire désormais, à partir des jeunes générations, une troupe d’élite capable de rencontrer sans frémir les âmes en peine et les effets de l’esprit frappeur. À l’heure du repliement, l’urgence est à la chasse. L'avenir de la maison hantée demeure à écrire. Quand la troupe des Ghostbusters sera assez préparée – elle maîtrisera l’histoire, la rhétorique, l’économie et les langues – elle partira à l’assaut des chimères, des fantômes internes et externes, qui peuplent nos discours et qui nous empêchent d’agir. Dans le programme spectropolitique également recherché par nos ancêtres patriotes et résistants, ils découvriront -nous espérons- le plan capable de transformer nos partis politiques en groupe d’action. Cette troupe aura devant elle des ennemis de taille en l’argent, le confort, le luxe, les jouets et la peur de risquer quelque chose pour sortir du manoir. Mais sortir de la maison hantée a et aura encore un prix.
Il ne reste plus qu'à espérer que cette jeune génération de chasseurs de fantômes aura appris à ne pas reculer lorsqu'elle entendra siffler… Si le vent ne souffle pas encore de leur côté, les chasseurs les plus patients trouveront bien, dans les opportunités à venir, de petites chances de transformer notre peur historique en courage. Les fantômes et les spectres, aussi vieux soient-ils, ont peur de ceux qui ne les craignent pas !
Dominic Desroches

Département de philosophie

Collège Ahuntsic

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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