Gilles Carle, l'heureux incompris

Gilles Carles (1929-2009)

La mort, aimait dire Gilles Carle, on n'en sort jamais vivant mais on peut toujours essayer. Autant dire que Gilles Carle a essayé longtemps et furieusement de rester vivant avant de s'éteindre dans la nuit de samedi à l'âge de 80 ans.
Ironiquement, les dernières années de sa vie, celles où ses forces et ses facultés l'abandonnaient les unes après les autres, ont aussi été les années d'une consécration qu'on lui avait pourtant refusée alors qu'il était au sommet de sa forme d'homme et de cinéaste.
Ses derniers longs métrages La postière et Pudding chômeur, pourtant des petits bijoux d'ironie sociale et d'imagination débridée, ont été descendus par la critique et boudés par le public.
On ne parle pas de La guêpe, film qui, en 1986, lui valut non seulement une crucifixion publique, mais aussi le titre La mort d'un cinéaste à la une d'un quotidien montréalais.
En fait, depuis l'échec de Fantastica invité à faire l'ouverture de Cannes en 1980, tous les films de fiction de Gilles Carle ont été systématiquement ridiculisés ou, pis encore, ignorés. Seuls ses documentaires sur des sujets aussi divers que les échecs, Picasso, la Louisiane, l'histoire du Québec ou encore son court métrage sur les 50 ans de l'ONF (Palme d'or du court métrage à Cannes en 1989) ont trouvé grâce aux yeux de ses détracteurs.
Cela ne l'a pas empêché de vivre intensément, de réaliser en tout une cinquantaine de longs et de courts métrages, de faire de l'argent et d'en flamber autant, d'aimer les femmes, de pratiquer le métissage culturel avant que ça soit à la mode, d'abattre les barrières entre les élites et les quétaines et de mettre au monde des personnages plus grands que nature comme Léopold, Red, Normande, Bernadette et Armand St-Amour, incarné par notre Willie Lamothe national.
Et puis comme par hasard, le jour où Gilles Carle a cessé de tourner des films et de nous abreuver de ses fables foisonnantes, le jour où la maladie l'a condamné au silence, les prix, les honneurs et les hommages se sont mis à lui pleuvoir dessus.
Et avec cette annonce de funérailles nationales décrétées par le gouvernement, on pourra dire que le cinéaste le plus prolifique du Québec aura connu une fin sinon heureuse, à tout le moins couronnée de gloire. Nul doute que l'obstination de Chloé Sainte-Marie, sa dernière muse et compagne, en est largement responsable.
Reste que depuis quelques années, à chaque fois que je voyais apparaître celui que j'avais connu fier, fringant et qui n'était plus que l'ombre hébétée et ravagée de lui-même, je ne pouvais m'empêcher de me répéter intérieurement deux petites phrases imaginées par Gilles Carle lui-même: il est malade, il va mourir. On va le tuer avec des cadeaux et des honneurs.
Ainsi le cinéaste résumait-il le personnage principal de Mona McGill et son vieux père malade, le film qu'il était en train d'écrire en 2001. À l'époque, même si la maladie de Parkinson commençait à le miner sérieusement, l'obligeant à prendre des pilules aux quatre heures pour ne pas tomber dans le trou noir de la catatonie, Carle était convaincu qu'il pourrait tourner pendant quatre ou cinq ans encore, quitte à le faire en fauteuil roulant. Il s'accrochait à l'espoir fou que Mona McGill et son vieux père malade, ce film en forme de testament, finirait par voir le jour. Malheureusement, Gilles Carle a dû se contenter de devenir l'incarnation vivante du dernier film qu'il n'a pu tourner.
Aujourd'hui, alors que le Québec pleure la mort de ce grand cinéaste, il ne faudrait pas oublier que Gilles Carle a aussi été un grand cinéaste incompris. C'est d'abord la France qui lui a accordé la reconnaissance que sa propre société lui niait.
Ses fables jubilatoires et amoureuses d'un Québec libre, se déployant sans complexes dans la campagne, la forêt comme la ville, ont souvent été perçues ici comme des parodies honteuses de nous-mêmes.
Au lieu de voir dans ses films l'hommage à la nature profonde et indomptable du Québec, on y a trop souvent vu à tort la critique de nos failles et de nos travers.
On aurait voulu que Gilles Carle projette sur la scène internationale une image de nous propre, lisse et moralement acceptable, alors que ce qui l'intéressait, c'était le païen, le sauvage, le bordélique, le métissé.
En fin de compte, l'amour inconditionnel que ce bûcheron iconoclaste et anticonformiste portait à la société québécoise n'a jamais été entièrement compris. Pas plus que la foi qu'il avait dans les forces vitales d'un peuple et de ses petites gens. Sans doute allait-il trop vite pour une société complexée qui peinait à déployer des ailes.
Cinéaste incompris mais surtout grand visionnaire qui a profondément marqué le cinéma d'ici et dont l'influence dure encore, Gilles Carle savait que le jour où on le tuerait avec des cadeaux et des honneurs, il serait déjà ailleurs. Aujourd'hui c'est chose faite. Qu'il repose en paix avec son bel imaginaire et ses amis Léopold, Red, Normande, Bernadette et Willie.
Pour joindre notre chroniqueuse : npetrows@lapresse.ca


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