Un assassin devenu président

George Washington

Ce que la série télévisée ne vous dira pas

D27cb75c89fa4ffe45a4de30dec1a1dc

Chronique de Me Christian Néron

Les historiens de la Nouvelle-France ne tiennent pas Washington pour un homme « résilient, emphatique et humble », mais pour un assassin. Ce jugement tient-il du mythe ou de la réalité ? Pour éclairer la question, nous allons analyser ici les actes reprochés à ce personnage trouble à la lumière du droit applicable aux évènements qui l’incriminent, soit le droit international coutumier tel qu’il existait le 28 mai 1754, date où il a assassiné et fait assassiner une dizaine de Canadiens.


Ces assassinats sont survenus dans la vallée de l’Ohio, territoire sous juridiction de la France depuis l’époque de Cavelier de la Salle, mais que les coloniaux américains convoitaient depuis le début du XVIIIe et que l’Angleterre avait commencé à revendiquer en janvier 1749, date de l’émission de lettres patentes royales en faveur de spéculateurs regroupés sous le nom de Ohio Company


Compte tenu que les prétentions territoriales des deux Couronnes étaient irréconciliables, et que des actes criminels avaient été posés par des sujets anglais contre des sujets français, il n’y a que le droit international coutumier qui puisse nous permettre de juger de la légalité des gestes imputés à Washington et à sa troupe.


Les prétentions de la France


La France revendique alors des droits exclusifs sur ce territoire suite à une occupation paisible et continue des lieux. En 1669-70, Cavelier de la Salle avait été le premier européen à explorer la région. Par la suite, d’autres Français étaient venus pour arpenter et cartographier les lieux. Avec la fondation de la Louisiane, la rivière Ohio était devenue une artère vitale entre cette colonie et le Canada. Traiteurs et missionnaires y circulaient régulièrement. En 1749, les Français y avaient des avant-postes pour la traite des fourrures. Les rapports entre Français et Indiens avaient toujours été paisibles.


Toutefois, suite à la création de la Ohio Company dans le but de s’emparer de ce territoire, des colons et marchands de la Virginie avaient commencé à y circuler. Informé des intentions de l’Angleterre et des initiatives prises par les spéculateurs de la Virginie, le gouverneur de la Nouvelle-France, La Galissonnière, avait dépêché sur place des officiers et miliciens canadiens pour y planter des bornes de plomb et afficher sur des arbres les armoiries du roi de France.


En 1753, le gouverneur Du Quesne y avait fait construire trois établissements, soit les forts Presqu’Île, Le Bœuf et Marchault. Au printemps 1754, des miliciens Canadiens, au nombre d’un millier, avaient entrepris la construction d’un autre fort – appelé Du Quesne – au confluent des rivières Ohio et Monongahela. Le climat s’était alors brusquement tendu. Ce fort barrait la route aux spéculateurs, colons et marchands. Quelques semaines plus tard, un tout premier geste de violence armée est perpétré contre des Canadiens par un officier de milice de Virginie. Il s’agit de George Washington.


Informé de la présence d’un abri de fortune construit par une patrouille d’une trentaine de Canadiens pour se garder de la pluie, cet officier avait décidé, sans autorisation de ses supérieurs, de les attaquer par surprise alors que la France et l’Angleterre avaient signé la paix en octobre 1748. Sa stratégie avait consisté à les encercler au petit matin sans crier gare. Au moment opportun, lorsque Washington a ordonné le coup de feu, les Canadiens, désarmés, étaient à peine levés. Compte tenu qu’il pleuvait à verse depuis la veille, leurs armes et munitions avaient été remisées en un lieu approprié, mais plus éloigné.


Dix Canadiens sont tués sur le coup. Les autres s’apprêtent à courir à leurs armes, mais il est déjà trop tard. Toute riposte s’avère inutile. Ils sont faits prisonniers.


Les prétentions de l’Angleterre


L’Angleterre a mis beaucoup de temps à manifester la moindre prétention sur la vallée de l’Ohio. Sur une carte datée de 1746 – réalisée à la demande du gouvernement – on trouve l’essentiel de ses prétentions territoriales conformément aux dispositions du traité d’Utrecht. La ligne qui sépare les territoires qu’elle revendique de ceux de la France est faite d’un large trait qui écarte toute forme de méprise. Impossible de se tromper. La vallée de l’Ohio se retrouve entièrement à l’extérieur de cette délimitation ! Tirée à la demande du gouvernement anglais avec un crayon gras sur sa propre carte, cette ligne constitue une reconnaissance unilatérale, complète, irréfutable. Toutefois, entre 1746 et 1749, l’Angleterre a complètement révisé ses prétentions territoriales. Alors que s’est-il passé en si peu d’années ?


Se tailler un empire à même la Nouvelle-France


L’évènement déterminant à la source de ce revirement a été la Paix d’Aix-la-Chapelle signée le 18 octobre 1748. L’Angleterre, comme les autres signataires, avait célébré ce retour à la paix, mais, en réalité, elle était furieuse. Elle était furieuse parce qu’elle s’était mise à penser que la France avait gagné sur tous les plans. En Europe, cette dernière restait maître absolu du jeu politique. En Amérique, c’était pire. La France pouvait continuer à étendre et à consolider sa puissance, de sorte que l’Angleterre n’avait d’autre choix que de s’incliner. Pourtant, les gens d’affaires, tant Anglais qu’Américains, rêvaient d’un immense empire.


Les Anglais s’en trouvaient si humiliés que la faction impérialiste au gouvernement n’avait pas tardé à dire que cette paix malheureuse n’était qu’un moment de répit pour mieux se préparer à rebondir. Les faucons étaient déjà résolus. L’encre du traité n’était pas encore sèche qu’ils étaient à pied d’œuvre. Ainsi, pour consolider leur puissance en Amérique du Nord, lord Halifax avait obtenu des fonds considérables pour construire en Nouvelle-Écosse une ville fortifiée avec un port naturel capable d’abriter les escadres de la marine royale. Il s’agissait de protéger la Nouvelle-Angleterre et de contrôler la circulation maritime dans le golfe du Saint-Laurent. À cette force navale considérable s’ajoutait pour la première fois l’idée d’éradiquer la totalité de la population acadienne de cette colonie acquise en 1713, population dont la loyauté était incertaine en cas d’attaques par la France. Plus au sud, la Virginie était mise à profit pour ouvrir une brèche sur les frontières de l’empire français.


À cet effet, les spéculateurs anglais et américains de laOhio Company avaient reçu l’aval du roi. Ce dernier leur avait cédé 810 km2 de terre sous condition d’y établir cent familles de colons. Marchands et colons ne tardèrent donc pas à se mettre en route pour prendre possession de cette nouvelle Terre promise. Au gouvernement général, à Québec, les autorités furent vite informées de cette offensive sur ce territoire que les Français avaient commencé à explorer, occuper et cartographier à partir de 1669-70. De plus, ce territoire était devenu un couloir naturel de communication entre le Canada et la Louisiane.


La qualification juridique des faits


Les auteurs de droit international coutumier avaient beaucoup écrit pour clarifier le droit des parties lors de revendications territoriales. À ce sujet, ils avaient été unanimes à dire que, lorsqu’un litige frontalier ou territorial s’élève entre deux Couronnes, la coutume a toujours été d’appliquer les règles du droit civil. Par exemple, lorsque l’une des parties est en mesure de prouver ses prétentions territoriales par des titres certains et complets, la résolution du conflit doit se faire en faveur de cette dernière. Cependant, les titres se trouvent le plus souvent incertains et incomplets de part et d’autre. Alors que prescrit le droit international coutumier ?


Lorsque la qualité des titres ne permet pas la résolution d’un conflit, le droit international coutumier exige de s’en remettre aux principes du droit civil en matière de possession. C’est donc la « possession paisible et continue » par l’une des parties qui fournit la solution. L’État contestataire n’a pas le droit de se faire justice en prenant les armes pour s’approprier un territoire. S’il maintient sa prétention, il doit soit en référer à un arbitrage international, soit demander la nomination d’une commission territoriale pour étudier les prétentions de part et d’autre. La conclusion de cette commission deviendra alors la loi des parties. La perdante restera liée par cette décision.


Une telle commission avait été formée en juillet 1749 par la France et l’Angleterre pour régler leurs différends à l’amiable. Mais George Washington avait, le 28 mai 1754, rompu la paix internationale en assassinant une dizaine de Canadiens. Il avait posé, sans apparence de droit ni autorisation de ses propres autorités, un acte criminel proscrit par le droit international coutumier. La vallée de l’Ohio étant alors occupée et possédée par la France depuis l’époque de son exploration, Washington n’avait aucun droit d’y circuler avec une troupe armée. Ce simple fait de puissance constituait en soi une infraction à la paix internationale. La seule et unique chose qu’il pouvait légalement faire était d’attendre les conclusions de la commission territoriale qui était toujours à l’œuvre.


Brigand et assassin


S’il ne pouvait légalement circuler avec une troupe armée sur un territoire en possession de la France, à plus forte raison ne pouvait-il ordonner de tirer sans prévenir sur des Canadiens dont aucun n’était armé à ce moment-là. La France et l’Angleterre avaient signé la paix en 1748. Plus encore, une commission bipartite était en train de chercher une solution aux conflits qui divisaient les deux Couronnes. Seuls les États, afin de maintenir « la paix et la sécurité », peuvent recourir à la force dans les circonstances prévues aux coutumes des nations. Mais jamais pour satisfaire des rêves de grandeur ou pour se tailler un empire.


Compte tenu que les conflits entre la France et l’Angleterre étaient soumis au droit international coutumier, les gestes posés par Washington doivent être qualifiés selon ce droit. Les faits rapportés par les témoins les plus crédibles des évènements prouvent que Washington, au moment où il ordonnait à sa troupe de faire feu, a lui-même tiré sur les Canadiens. Peu de temps après, il était allé jusqu’à se vanter qu’il croyait que c’est son coup de feu à lui qui avait mortellement atteint le chef des Canadiens. Assassiner, c’est causer volontairement la mort de quelqu’un.


Washington donne des versions contradictoires


Les Canadiens n’allaient toutefois pas laisser ces meurtres impunis. Rapidement, ils se mettent en route pour rattraper Washington et sa troupe de brigands. Ils les trouvent repliés dans un abri de fortune appelé pompeusement fort Necessity. Mais les brigands ne sont pas en mesure de résister à l’assaut des Canadiens. Le soir du 3 juillet 1754, Washington capitule. Il exige toutefois un acte de capitulation formel, constaté dans un écrit, ce que les Canadiens lui octroient sur le champ. C’est dans ce texte, signé de sa main et rapidement devenu célèbre, que Washington avoue avoir « assassiné » lui-même le commandant de la troupe, Joseph Coulon de Villiers de Jumonville.


Mais à Williamsburg, le gouverneur de la Virginie, Robert Dinwiddie, prend très mal cet aveu d’assassinat. N’était-il pas le supérieur immédiat de Washington à qui il avait demandé de patrouiller le territoire contesté. Mais pas de tuer des Canadiens ! Comment pouvait-il justifier un pareil attentat à la paix internationale devant les autorités de Londres ?


C’est alors que les explications de Washington commencent à se nuancer, et même à se contredire. Il jette d’abord la faute sur son interprète, le capitaine Jacob Van Braam. Il prétend que ce dernier, Hollandais de naissance, connaissait mal l’anglais et le français, de sorte qu’il lui aurait traduit le mot « assassin » par « killer ». Tuer est moins compromettant qu’assassiner. Pourtant Washington était lettré et écrivait très bien. L’année précédente, il avait rédigé un rapport de grande qualité qui avait même été édité. Comment pouvait-il ne pas avoir compris le sens du mot « assassin » qui s’écrit de la même façon et veut dire la même chose dans les deux langues ? Le gouverneur Dinwiddie n’est pas du tout emballé par cette explication. Les lords du gouvernement, à Londres, connaissaient parfaitement les mots « assassin », « assassination » et « assassinate ». Ces mots ne sont glorieux dans aucune langue.


C’est alors que Washington se met à jeter le blâme sur le chef indien, Tanaghrisson. Ce n’est donc plus lui qui a ordonné l’assaut, mais Tanaghrisson. Les Américains ne sont intervenus que pour le supporter à titre d’allié. Plus encore, Washington prétend qu’il n’a pas personnellement tué de Jumonville, mais c’est ce fameux Tanaghrisson, lequel lui a couru après pour lui fracasser le crâne à coups de tomahawk, pour ensuite lui lever la chevelure. Bref, Washington n’a été que le témoin impuissant d’un acte de barbarie perpétré par un sauvage sur lequel il n’avait aucune autorité.


Alors mythe ou réalité ? Nos historiens ont parfaitement raison de tenir Washington, ce prétendu « résilient, empathique et humble », pour un brigand et un assassin.


Christian Néron

Membre du Barreau du Québec

Constitutionnaliste,

Historien du droit et des institutions.



Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé