France, ta Révolution est morte !

Patrice Gueniffey revisite les "Histoires de la Révolution et de l'Empire" (Perrin). Il constate que la Révolution est morte. Et, avec elle, la politique.

IDÉES - la polis


Propos recueillis par Élisabeth Lévy
Le Point : La Révolution française, écrivez-vous, est tombée de son piédestal. Cela signifie-t-il qu'elle est finie, ce qui ne serait pas forcément une tragédie, ou qu'elle a disparu de notre horizon, nous laissant orphelins de notre passé et incapables de penser l'avenir ?
Patrice Gueniffey : La Révolution est morte comme événement historique et comme marqueur politique. Contrairement à François Furet, qui date son décès de la consolidation de la IIIe République, vers 1880, je pense qu'elle a été porteuse d'enjeux politiques jusque dans les années 60, tant que nous vivions une forme de guerre civile larvée, aux formes sans cesse renouvelées, même si le ralliement des catholiques à la République avait brisé les rêves de restauration monarchique. Ce qui est sûr, c'est qu'aujourd'hui elle ne permet plus de décrypter la politique. On a changé de décor. Le citoyen, l'État, la nation, la souveraineté : toutes ces notions et ces institutions qu'elle avait inventées sont mortes.
Il est curieux de proclamer la mort de la chose - ou, si vous préférez, du référent - quand le mot suscite un enthousiasme renouvelé avec le "printemps arabe" : "notre" Révolution est une référence, et nous en sommes fiers !
Pour une fois que la France est une référence dans le monde, il n'est pas surprenant que cela nous réjouisse ! D'autant que nous gardons le vague souvenir d'un temps où les Français croyaient avoir, en 1789, indiqué un chemin que le monde entier suivrait. Quant à l'enthousiasme pour le prétendu "printemps arabe", il a duré ce que durent les engouements médiatiques. Plus sérieusement, il est incontestable que la représentation de la Révolution subsiste : dans la rhétorique des partis, dans le rituel des conflits sociaux. Ainsi de la mobilisation contre la réforme des retraites - un enjeu bien réel et sérieux -, enveloppée dans un folklore pseudo-révolutionnaire qui, du reste, explique sans doute en partie son échec. Nos syndicats jouent, malheureusement, une pièce un peu désuète.
L'obsession, dans le débat public, de la vertu en politique et de la chasse aux suspects peut pourtant apparaître comme une mutation génétique du robespierrisme. La Terreur, dont vous avez disséqué les mécanismes, ne survit-elle pas, au moins sous une forme kitsch ?
Vous connaissez la formule de Marx : les événements se répètent "la première fois comme tragédie, la deuxième comme farce", même si cette farce a des conséquences qui n'ont rien de drôle. L'ennemi diabolisé et la vertu sacralisée font en effet partie de notre répertoire commun. Au sens propre, c'est-à-dire théâtral, du terme.
Oublions les slogans, le théâtre et revenons à votre analyse : en somme, alors que nous pensions être des enfants de la Révolution, nous étions des héritiers de la guerre civile - celle-ci ayant été l'essence de celle-là ?
La guerre civile est une catégorie fondamentale de l'histoire française. La France s'est construite par le haut. La nation est l'oeuvre de l'État, pas l'expression de la société. Aussi ses vicissitudes ont-elles accompagné celles de l'histoire de l'État. Il n'a jamais existé en France aucun consensus, ni sur la forme de la société ni sur celle des institutions, comme en témoigne toute notre histoire, d'Étienne Marcel, au XIVe siècle, à la Révolution en passant par les guerres de Religion, et de 1789 à l'affaire Dreyfus, l'Occupation, la guerre d'Algérie...
Sans doute, mais pourquoi regretter que cette longue guerre civile, qui a atteint un paroxysme sous la Révolution, ait pris fin - si c'est le cas ?
Les historiens n'ont pas de regrets ; ils s'efforcent seulement de comprendre. Je constate simplement que nous avons été les témoins, ces deux dernières décennies, de l'effondrement d'une idée de la nation, de la citoyenneté et de la politique dont la genèse précède la Révolution française, mais de laquelle la Révolution a été un moment important, voire décisif. Et cette représentation globale de la politique a, ensuite, présidé à notre histoire pendant deux siècles. Cette époque est aujourd'hui terminée.
Vous oubliez, dans l'héritage de 1789, le clivage droite-gauche, qui non seulement n'est pas mort, mais s'est universalisé.
Je ne suis pas certain qu'il ait partout le même sens. De plus, dans la mesure où la politique est inconcevable sans divisions ni conflits, on peut dire qu'il a partout existé : populares et optimates s'affrontaient à Rome. C'est là même qu'est né l'essentiel de notre vocabulaire politique. Enfin, dès lors qu'aujourd'hui l'art politique se transforme en technique de gestion, ce clivage perd tout contenu. Croyez-vous que les Français seront invités à faire un choix politique en 2012 ?
Vous aggravez votre cas en faisant démarrer cette "fin de l'Histoire" à la française en mai 68, qui, pour pas mal de gens, représente l'ultime et glorieux chapitre de la geste révolutionnaire.
Sous ses dehors très politiques, Mai 68 porte un coup fatal au mythe révolutionnaire et inaugure un désinvestissement général de la politique : en érigeant en principe la méfiance à l'égard du pouvoir, on a détruit toute croyance en l'action collective pour privilégier les valeurs privées. Depuis, on nous ressert à chaque élection présidentielle les mêmes commentaires sur la passion des Français pour la politique. Mais c'est un fantasme médiatique. De même, la disparition de la conscience historique n'empêche pas que les musées et les châteaux soient remplis de visiteurs.
En tout cas, l'Histoire a parfois de l'humour : la célébration bruyante du bicentenaire de 1789 coïncide avec la chute du mur de Berlin.
Oui, et là, la Révolution est atteinte en plein coeur, même si, culturellement, le communisme agonisait depuis les années 70 sous les coups de Foucault, Derrida, Deleuze. Après 1989, c'est la conception de la politique née au siècle des Lumières qui s'effondre. Et l'économie s'installe dans le vide qu'elle laisse.
Admettons qu'avec le mythe de 1789 meurt une certaine idée de la politique. Mais l'Histoire avait commencé avant la Révolution. Pourquoi se serait-elle arrêtée avec son effacement ?
Parce que l'idée de révolution avait partie liée avec la conception occidentale de l'Histoire. Avec les Lumières, l'Histoire cesse d'être le retour cyclique du même pour se lier à l'idée de progrès, lequel doit conduire au règne du marché selon les libéraux, à l'avènement d'une société sans classes selon les socialistes. Mais, dans les deux cas, l'idée que "demain sera mieux qu'hier" structure une conception volontariste de la politique.
Pourquoi pas, à ce compte-là, regretter la guerre froide ?
Je ne regrette évidemment pas l'asservissement des peuples d'Europe de l'Est, mais la guerre froide avait pour effet de donner au capitalisme une forme de conscience sociale et de donner aux États les moyens d'exercer un contrôle, même relatif, sur les logiques économiques. À l'inverse, l'émancipation de l'économie à laquelle nous assistons depuis les années 90 a engendré un sentiment généralisé d'impuissance politique. Surtout en Europe, où les effets de cette mutation historique ont été aggravés par la destruction délibérée et méthodique de tous les leviers de l'action politique.
Vous êtes généralement dénoncé comme "réactionnaire" et, en tout cas, bien trop critique de la Révolution. Aujourd'hui, vous semblez nostalgique.
N'étant pas assisté par un avocat, je ne vous dirai pas si je suis réellement "réactionnaire". Mais je partage avec réactionnaires et conservateurs un sentiment : je n'aime pas le monde dans lequel je vis. Je regrette la disparition de cette conception globale de la politique et de la citoyenneté qui avait pris forme avec la Révolution et qui nous a donné de beaux jours : le Consulat de Bonaparte ou, plus récemment, les premières années de la Ve République.
Peut-être, mais si le goût de la grandeur a été détrôné par le bien-être et la douceur de vivre démocratique, avons-nous perdu au change ?
Le bonheur est l'ennemi des historiens. Les peuples heureux n'ont pas d'histoire. Comme les gens heureux. Mais si l'Europe est sortie de l'Histoire en renonçant à la puissance politique et à la civilisation, l'Histoire continue. Il est même probable qu'elle reviendra un jour en Europe. Nous réveillera-t-elle de notre espèce d'engourdissement stupide ?
Votre regard d'historien cacherait-il un esprit guerrier ?
Allez savoir ! Je crois que la France a longtemps eu une identité forte parce que ses passions l'unissaient et la divisaient. Cette France-là appartient au passé. Certes, nous ne guillotinons plus. C'est heureux, mais nous avons cessé d'être un peuple politique. Vous trouvez qu'il y a de quoi se réjouir ?
Histoires de la Révolution et de l'Empire de Patrice Gueniffey (Perrin, collection "Tempus", 740 p., 12 euros).

Repères

1956 : Naissance à Vincennes.
1982 : Après diverses tribulations, rencontre François Furet et prépare sous sa direction une thèse sur l'histoire de la Révolution française.
1988 : Publie ses premiers textes dans Le dictionnaire critique de la Révolution française, de François Furet et Mona Ozouf.
1991 : Entre à l'EHESS.
1993 : Le nombre et la raison. La Révolution française et les élections (Éd. de l'EHESS).
2000 : La politique de la Terreur : essai sur la violence révolutionnaire (rééd. Gallimard, 2003).
2001 : Élu directeur d'études à l'EHESS.
2006-2009 : Directeur du Centre de recherches politiques Raymond-Aron.
2008 : Le Dix-huit Brumaire (Gallimard).


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