La situation de crise qui secoue l’Espagne et la Catalogne, depuis le 1er octobre dernier, donne lieu à quantité d’interventions contradictoires. Les esprits s’échauffent et avec la chaleur s’envole la lucidité. Le Québec est possiblement un des endroits au monde où les aspirations sécessionnistes de petites nations suscitent le plus d’intérêt. La situation catalane ne fait bien sûr pas exception. Le Québec a beaucoup de raisons de s’y intéresser de près, la lutte de notre peuple pour accéder à sa souveraineté nationale ayant déterminé l’essentiel de notre vie politique depuis près de 50 ans. Notre dernière tentative – soldée par un échec causé par la fraude du gouvernement fédéral – de nous extirper du paradis des droits de l’homme qu’est la fédération multiculturelle canadienne datant d’octobre 1995, il est plus qu’intéressant de voir comment, aujourd’hui, ce genre de situation politique se déroule. Il convient toutefois de garder la tête froide et de tirer de vraies leçons de la situation catalane plutôt que de nous projeter et nous émouvoir de la tournure spectaculaire des événements. Il s’agit non pas de « ne pas nous mêler des affaires d’un autre pays » pour ne pas compromettre d’éventuels appuis à notre propre indépendance, mais simplement d’être de sages et surtout lucides observateurs.
Etat de droit
Depuis que le projet souverainiste s’est imposé comme principal clivage politique au Québec, ses promoteurs officiels ont pris grand soin d’inclure dans leur discours moult références au droit à l’autodétermination des peuples – droit mentionné au second alinéa du premier article de la Charte des Nations Unies – pour le légitimer quant au droit international. Si, du point de vue du marketing politique, cela est empreint de beaucoup de sens, il n’en est rien de celui de l’effectivité et de la realpolitik. Le déroulement et les suites du référendum en Catalogne en sont des exemples criants.
En effet, lors de la journée fatidique à laquelle devait avoir lieu la consultation référendaire catalane, l’État espagnol n’a lésiné sur aucun moyen pour écarter le danger potentiel de sa dislocation. Un État, bien qu’on aime nier cette réalité, se comporte un peu à la manière d’un organisme biologique. Comme un être vivant qui cherche à se défendre devant un agresseur. Madrid, avant de s’embarrasser du droit international et des exigences de la sacro-sainte Union européenne quant à l’interdiction d’utiliser l’armée contre son propre peuple, a voulu avant tout préserver son intégrité territoriale. L’Espagne était prête à prendre les moyens nécessaires pour arriver à cette fin, sans regard pour d’autre chose que sa survie. Un exemplaire État de droit, aujourd’hui bien libéral et démocratique, bien sage, n’a hésité à aucun moment à utiliser la violence physique pour empêcher une de ses régions de se prononcer démocratiquement sur son avenir.
Pax capitalis
Comme quoi un pays montrant habituellement patte blanche politiquement retrouve bien vite sa virilité autoritaire lorsque vient le droit de se protéger lui-même. Les belles âmes ne cessent de s’en désoler, mais peut-on réellement reprocher à l’Espagne de se préoccuper d’abord de sa survie? Ces mêmes belles âmes ne manquent pas de s’étonner du relatif silence de ces institutions supranationales (ONU, Union européenne) qui leur sont habituellement si chères, ainsi que de celui de la communauté internationale elle-même. Si plusieurs chefs d’État ont exprimé de timides regrets face à la tournure des événements, aucun, en effet, n’a ouvertement donné son appui à Barcelone au nom du respect des principes du droit international. Pourquoi?
La raison en est fort simple : le droit international est le tentacule coercitif principal de l’hégémonique régime libéral « gallo-ricain » que nous chérissons de nos jours sans aucune remise en question. Ce régime idéologique est axé principalement sur le principe de la pax capitalis selon lequel une collectivité d’individus « libérés » du politique et des conflits qui y sont inhérents, culturellement uniformes et dont les occupations principales sont la consommation et le divertissement, est vectrice de paix et de prospérité. Si un des documents fondateurs de ce droit international mentionne le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, il n’est, factuellement, absolument pas fait pour que s’émancipent et se pérennisent de nouveaux États-nations.
Ce droit n’a rien d’universel. Il est en effet généralement admis que le droit à l’autodétermination des peuples ne s’applique pas dans le cas de velléités sécessionnistes exprimées par une région d’un État considéré comme « bon soldat » de l’Empire du Bien libéral. Un nouvel État-nation dans ce contexte est, pour le maintien de cette idéologie hégémonique, un recul, la dissolution des États-nations était pour elle éminemment préférable afin de pérenniser sa promesse de pax capitalis. Qu’on se comprenne bien : cela est dans son intérêt. Le tentacule coercitif des institutions protégeant cette domination idéologique ne prendra jamais la défense d’un peuple occidental, blanc et prospère qui cherche à s’affranchir d’un État ayant adhéré à ces institutions, leurs chartes et leurs traités. Ces institutions n’hésiteront pas, malgré leur propension à se draper de toutes les vertus morales, à tolérer la répression à l’égard de ceux qui troublent leur quiétude. S’en étonner relève de la naïveté.
Dommages à la Catalogne
Certains commentateurs condamnent sans hésitation la Catalogne en l’accusant d’avoir provoqué, en s’obstinant à tenir un référendum d’autodétermination bien que cela fut interdit par la constitution de l’État dont elle souhaitait faire sécession, une sortie de l’État de droit, bafouant ainsi la démocratie pour arriver à ses fins. Cette réaction n’est guère plus brillante que celle des vierges effarouchées qui se surprennent que la guardia civilsoit intervenue par la force pour saboter le référendum. La Catalogne n’a pourtant, dans les faits, que joué le jeu des forces en place qui allaient de toute façon l’empêcher de procéder. Cela s’appelle prendre les moyens d’arriver à ses fins, provoquer un état limite, une situation d’exception politique, le seul terrain qui, vraisemblablement, peut être fertile pour fonder un nouvel État-nation en 2017, à l’heure où le libéralisme gallo-ricain souhaite voir s’abattre les frontières politiques.
Cette capacité à penser l’état limite, à se projeter à l’extérieur des garde-fous du régime qui nous empêche de naître, à assumer les risques et les turbulences de cette situation exceptionnelle, c’est l’état d’esprit, précisément, qui a manqué au mouvement souverainiste québécois depuis 50 ans, chez ceux qui le soutiennent encore malgré l’état de déréliction dans lequel il se trouve, et qui manque encore aujourd’hui chez ceux qui prétendent le porter au bout de leurs bras. Qu’on se le tienne pour dit. La lutte pour la survie de l’âme d’une petite nation telle que le Québec, personne ne pourra l’aider à la légitimer et à la mener à terme sans sortir de la rectitude politique, sans provoquer d’esclandre aux sommets des institutions gardiennes de l’hégémonie libérale. Il faudra, pour que le foyer lumineux de l’Amérique française devienne un peuple adulte, que ce dernier sorte de son état de colonisé et fasse l’effort nécessaire pour le devenir envers et contre tous – ou à peu près tous si le gouvernement alors en place en France désire s’inscrire dans la tradition gaulliste davantage que plaire à l’ONU, au Canada et aux États-Unis. L’exemple catalan nous montre en tout cas que la démocratie et la liberté passent parfois, aussi paradoxal que cela puisse paraître, par l’acceptation et le maniement habile de situations critiques et exceptionnelles qui repoussent les limites de l’État de droit. Rien ne prouve que le gouvernement catalan était réellement prêt à faire face à cette impitoyable musique. Il n’empêche que c’est cette leçon que le Québec et les amis de sa cause nationale devraient actuellement méditer en observant la Catalogne et l’Espagne.